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CHAPITRE VI.

COMMENT ON OBTIENT

LE JEU LIBRE DES ORGANES.

«La morale austère anéantit la vigueur de l'esprit, comme les enfants d'Esculape détruisent le corps pour détruire un vice de sang souvent imaginaire. »

VAUVENARGUES.

L'expérience enseigne que l'équilibre des forces physiques ou le libre jeu des organes s'obtient par l'exercice et la tempérance. Les Grecs, ce peuple si profondément pénétré du respect de la forme humaine, réservaient une part considérable à la gymnastique dans l'emploi de leurs jours. Il n'est point de défaut

naturel qui, pris à temps, ne puisse être victorieusement combattu par une judicieuse répartition de ces exercices, jointe à une hygiène bien combinée (25); aucun organe qu'on ne puisse fortifier ou affaiblir, perfectionner ou vicier, par l'usage ou l'abus qu'on en fait. Cette science de l'éducation des organes est déplorablement négligée parmi nous. On la livre au hasard ou même le plus souvent on contrarie la nature. Aussi rien de plus rare aujourd'hui qu'un organisme harmonieusement développé. Nous ne savons exercer un sens qu'au détriment des autres (26). L'homme civilisé, qui met à si haut prix la culture savante des végétaux, l'amélioration des races animales, lui qui s'est appliqué avec tant d'amour à obtenir dans les espèces et les individus des règnes inférieurs une beauté plus pure de couleur et de forme, n'a pas encore daigné s'occuper de la culture et du perfectionnement de sa propre espèce. Il est même certain qu'il l'a laissé détériorer, comme en font foi les récits des âges primitifs et les exploits, fabuleux pour nous, des héros antiques. Que sont devenues la force d'Hercule,

la puissance d'Orphée, la beauté d'Hélène? Dans l'orgueilleux vertige de ses contemplations métaphysiques, dans l'éblouissement de ses visions super-terrestres, l'homme a, pour ainsi dire, cessé de se voir lui-même; il a forfait à son devoir le plus proche. La plus belle œuvre de la création s'est altérée par sa faute (27).

La forme humaine, abandonnée à l'action du temps, a perdu peu à peu dans ses proportions cette juste concordance de force et de grâce, cette exquise et noble harmonie que lui avait données le divin artiste (28); elle a perdu, quand la retrouvera-t-elle? cette admirable sérénité qui paraît dans l'art grec et dont l'art moderne, triste écho des dissonances de la nature moderne (qu'on me passe l'expression), n'offre plus d'exemple.

La tempérance est un moyen plus certain peut-être encore de maintenir les forces physiques dans l'état normal indispensable à la pleine liberté de l'âme. Je dis à dessein la tempérance et non l'abstinence, contrairement aux opinions extrêmes qui, supposant un état de guerre perpétuelle entre l'esprit et la chair,

veulent qu'on dompte celle-ci, qu'on la tienne captive, qu'on la mortifie par les macérations et la privation de tous plaisirs. Ce sont là des fantaisies de l'imagination surexcitée, une sagesse inconsidérée qui se joue du bon sens en conseillant ce qu'elle ne saurait prescrire sans anéantir le mouvement des êtres (29). J'estime l'extrême austérité insensée à l'égal de l'extrême licence. Si l'une amène l'atrophie, l'autre produit l'exaltation du cerveau. Toutes deux vont contre le vœu de la nature, substituent un désordre à un autre désordre et rompent l'équilibre. Ouvrons les yeux et reconnaissons l'évidence. Ce qui est bon au corps est utile à l'âme. Tous les plaisirs des sens, les spectacles qui réjouissent l'œil, la musique qui berce l'ouïe, les parfums qui charment l'odorat, les saveurs agréables au goût, toutes ces choses, possédées avec mesure et convenance, donnent au corps un bien-être qui place l'intelligence dans les conditions les plus propices à la justesse des perceptions et à l'appréciation équitable des choses. C'est l'erreur des esprits chagrins ou des organisations maladives, de

croire que l'homme s'avilit par le sentiment des voluptés naturelles; tout au contraire, le plaisir l'anime, la joie ouvre son cœur à la bénignité; le bonheur, s'il savait s'y tenir, serait pour lui la révélation la plus haute de sa royale origine et des simples grandeurs de sa destinée.

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