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CHAPITRE XXV.

DES DIFFÉRENTES CLASSES DE LA SOCIÉTÉ

ET DE L'ESPRIT QUI LES ANIME.

« Bon Dieu! que nous sommes faibles pour la liberté, et que peu de gens me paraissent sentir son prix. »

MADAME ROLAND.

On parle beaucoup en France d'aristocratie et de démocratie. A tout propos, dans le discours, on oppose la noblesse à la bourgeoisie, la bourgeoisie au peuple, sans apercevoir que ces termes n'ont plus chez nous aucun sens. Pourrait-on expliquer, en effet, ce qu'on entend par noblesse dans un pays où la naissance la plus illustre n'implique plus aucun privilége, où nulle fonction, nul honneur n'est héréditaire,

où chacun enfin est libre de prendre à sa guise, pour en orner son nom et son carrosse (et c'est là une liberté qui semble chère par-dessus toute autre à nos démocrates modernes ), tel titre et telles armoiries qu'il lui plaira choisir. L'invasion des comtes et des barons de 1830 a balayé le dernier prestige qui restait à l'aristocratie déchue, et, par une sorte de justice historique dont on trouve de fréquents exemples, on a vu la frivolité passionnée du bourgeois se venger, en les dépassant, des frivolités dédaigneuses de l'ancien noble, un ridicule en prendre un autre à la gorge, la vanité du petit nombre entraînée et comme submergée dans la vanité débordée de tous.

Entre la bourgeoisie et le peuple la ligne de démarcation serait encore plus difficile à tracer exactement. Le bourgeois c'est l'homme qui, grâce à son industrie ou à d'heureuses chances de fortune, monte aujourd'hui dans le carrosse qu'il fabriquait hier; celui qui, vieux, habille sa femme du velours et de la soie que, jeune, il aunait au comptoir pour la femme d'autrui.

Rien d'arbitraire et de vague comme ces ap

pellations. Je ne saurais voir, en France, que deux classes distinctes : les riches et les pauvres; ceux qui font la loi et ceux qui la subissent; ceux qui possèdent, et en vertu de cette possession occupent les fonctions publiques, jouissent de toutes les libertés attachées à la richesse; ceux qui ne possèdent rien, ne connaissent aucune liberté, pas même la liberté du travail, puisque notre ordre social n'a pas su garantir encore à chacun l'exercice de ses forces et de ses facultés.

Numériquement cette dernière classe l'emporte de beaucoup sur l'autre, mais son ignorance annihile cet avantage. N'ayant pas conscience d'elle-même, on peut dire qu'elle existe, mais non qu'elle vit; elle ne fait pas nombre, elle fait masse; il faut des convulsions volcaniques pour la mouvoir. Elle naît, se fatigue, se propage et meurt comme la brute; elle ne pense pas, n'aime pas, ne connaît ni la joie, ni même, à bien dire, la douleur; car ce qui serait intolérable à notre sensibilité raffinée n'est, pour ces êtres sous-humains, que le machinal et indifférent accomplissement d'une nécessité

immuable sur laquelle ils n'ont pas

moins encore la faculté de réfléchir.

le temps,

Mais en reprenant, pour un moment, les termes usités de noblesse, de bourgeoisie et de peuple, en leur laissant la signification qu'y attache le vulgaire, voyons quel esprit anime en France ces diverses hiérarchies sociales par rapport à nos institutions libres.

L'ancienne noblesse, unie au clergé qui, par un calcul funeste à ses véritables intérêts, a fait toujours depuis des siècles cause commune avec elle, ne dissimule que depuis peu d'années son aversion, son mépris pour la liberté. Bien qu'en haine du gouvernement actuel un petit parti dans son sein ait levé un étendard qu'il voudrait rendre populaire, où l'on voit, étrangement entrelacés, les fleurs de lis de l'antique monarchie et le bonnet phrygien de la république, nul ne s'y trompe et jamais le bon sens français n'ira chercher un dévouement sincère aux institutions nouvelles dans le cœur d'un Vendéen ou sous la soutane d'un prêtre. Il ne comprend que ces légitimistes obstinés qui, fidèles à des maximes respectables

dans leur aveuglement, s'abstiennent de tout acte politique et opposent au fait accompli l'inerte résistance d'un préjugé opiniâtre. Mais la digue que le parti d'Henri V élève contre le cours des choses est mal cimentée; tout à l'heure on la verra fléchir. La jeune génération s'indigne de son inaction en voyant que le pays prospère sans elle; elle se laisse gagner par des flatteries de cour, de tous temps irrésistibles pour la noblesse française; les volontés se lassent, les espérances s'éteignent. Les prêtres, eux aussi, se voient avec une surprise reconnaissante environnés d'égards par les nouveaux chefs politiques, qui croient avoir besoin de leur appui. On commence à soupçonner qu'il y aurait à faire son profit du principe d'autorité et de conservation hautement professé par nos ministres. La division se glisse dans les rangs; on délibère, on hésite, on faiblit, on n'y tient plus; l'esprit de bienséance est désormais seul à lutter contre des considérations bien autrement puissantes. Avant dix années, il n'est pas téméraire de le prédire, on ne saura plus dans

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