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CHAPITRE XXI.

PÉNALITÉ.

« Il serait aisé de prouver que dans tous ou presque tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné de la liberté. »

MONTESQUIEU.

Il est constaté que la rigueur des supplices ne contribue en rien à la diminution des crimes. Quand les mœurs sont féroces, les châtiments féroces inspirent peu d'horreur; quand les mœurs sont douces, des peines légères épouvantent assez. A mesure que le sentiment moral s'élève chez un peuple les lois rigoureuses y

tombent en désuétude. La prison à terme, un travail rude, le bannissement du territoire, des peines pécuniaires considérables, la privation des droits politiques et civils, prononcés en des occasions solennelles, seraient des moyens de répression suffisants dans une république où chacun, ayant reçu l'éducation morale indispensable, puiserait dans l'exercice de la vie commune le sentiment de l'honneur, l'amour de la patrie, et trouverait l'aisance au bout du travail.

La misère et l'abrutissement qu'elle entraîne, l'ivresse dans laquelle l'homme du peuple cherche l'oubli des maux, telles sont les causes les plus habituelles du crime dans les classes inférieures de la société. Dans les autres classes ce sont l'oisiveté qui exalte les passions, l'indissolubilité du mariage qui les exaspère, l'héritage qui enflamme la cupidité, enfin l'opprobre attaché par nos mœurs à des actes qui ne méritent que la commisération (1). Le parricide, l'infanticide, les empoisonnements domestiques n'ont pas, pour l'ordinaire, d'autre cause que la soif d'un héritage qui se fait trop attendre (125),

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le désir d'une seconde union chez des époux qu'un premier choix a trompés, la crainte du déshonneur chez les filles-mères (126). C'est à la législation civile et aux mœurs, bien plutôt qu'à la loi pénale, à y porter remède. Presque tout a été dit sur cette matière. Qui pourrait se flatter d'être plus éloquent, plus profond, plus humain et plus sage que l'immortel Beccaria? Les raisonnements sont épuisés, les autorités irréfragables; mais tant que nous verrons encore appliquer des peines infamantes et dont l'infamie rejaillit sur l'innocent, tant que nous verrons abattre des têtes, ce sera un devoir, un impérieux besoin, pour quiconque porte au cœur le sentiment de la justice, de protester par un cri énergique contre ce crime légal (127).

La justice est satisfaite : sophisme sacramentel qui se répète avec une invariable et sauvage stupidité à chaque exécution capitale. Dites donc plutôt l'humanité est outragée, la raison publique profondément humiliée. Elle se montre bien impuissante, en effet, cette raison éclairée, en usant contre l'instinct aveugle d'une réciprocité si brutale. Et quelle inégalité dans cette

justice! Un homme a tué par amour, par vengeance, par désespoir, avec égarement, dans l'ivresse; une nation, dans sa grave majesté, tue lentement, avec réflexion, de sang-froid, de parti pris; et des juges singulièrement abusés s'imaginent porter la terreur dans les âmes perverses, tandis qu'ils ne font autre chose que jeter la consternation dans les cœurs honnêtes et donner au peuple un spectacle gratis (128) qui le divertit au préjudice de la morale qu'on veut protéger.

Encore une fois, et qu'il est étrange de devoir le redire, hommes d'incertitudes, d'opinions versatiles, tétes ceintes d'erreurs comme parle le poëte*, prosternez-vous devant l'irrévocable, mais ne vous jouez pas d'un tel mystère. Ne jugez pas, ne condamnez pas l'avenir, vous à qui le passé se dévoile à peine, et ne placez pas au faîte de votre législation, ne donnez pas pour gardien à la moralité, à la vertu, à l'honneur publics, un être marqué d'un sceau d'infamie, flétri par la répugnance universelle, une

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créature immonde dont la vue seule est comme

une souillure et dont on évite jusqu'au nom.

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Détruisez les crimes et conservez les hommes", a dit un grand penseur, martyr de sa conscience*. La civilisation ne doit pas avoir d'intérêt plus cher. Aussi voyons-nous, et rien n'est plus fait pour fortifier nos espérances, à mesure que la liberté approche, les supplices reculer devant elle, les bûchers s'éteindre, la torture briser ses instruments. La peine de mort et le bagne sont un dernier vestige attardé de la barbarie et du despotisme. L'une et l'autre étaient une conséquence de la notion de vengeance qui, passée du polythéisme dans les législations anciennes, s'affaiblit peu à peu sous la loi chrétienne de clémence où elle ne demeure plus que par une sorte d'oubli. La vengeance, c'est l'ivresse de la justice. Si nous la trouvons coupable chez l'individu, à combien plus forte raison l'est-elle dans l'État qui, nous l'avons vu, représente la raison commune. L'État ne doit pas se venger; il lui suffit de se préserver.

*Thomas Morus.

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