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combien l'amour du soldat pour son chef, la confiance née de la persuasion qu'il est bien conduit, c'est-à-dire cette partie de lui qu'il donne librement, exercent d'action sur le gain des batailles (113). Il est notoire aussi que dans cette société artificielle qu'on appelle une armée, la solidarité de tous dans une constante communauté de dangers, d'intérêts, de gloire, multiplie les affections tendres, généreuses, et porte aisément les hommes à des actes héroïques. Exemple frappant et trop peu médité de l'ennoblissante influence de la vie collective.

Mais la permanence des armées est une charge pour l'État, un péril pour la liberté et jette une grande perturbation dans le mécanisme social; car, en temps de paix, rien de moins naturel dans un pays que la présence d'une multitude guerrière enlevée aux travaux de l'agriculture, de l'industrie, du commerce. On remédierait, en partie du moins, à cette perturbation si l'on appliquait les armées à des travaux publics utiles et assez grandioses pour entretenir en elles le sentiment de l'honneur

national qui est leur âme. Mais comme on pourrait me croire, et à bon droit, absolument incompétent en ces matières, je me bornerai à renvoyer encore ici à l'opinion de l'illustre maréchal déjà cité (4). Qu'on me permette seulement une dernière réflexion. La principale force d'un pays libre ne réside pas dans une armée plus ou moins considérable, mais dans l'esprit public, c'est-à-dire dans le nombre des individus qui s'intéressent au maintien de l'État, et dans la vivacité de cet intérêt. L'amour réfléchi des institutions qui les rendent heureux remplace chez les peuples civilisés l'amour aveugle du sauvage pour le sol où il est né, et exalte jusqu'à l'héroïsme la nation tout entière lorsqu'elle se voiť menacée. Il devient facile alors, et sans nul danger, d'organiser la force publique selon un mode beaucoup moins onéreux et plus conforme au génie de la liberté (115).

Mais j'en ai trop dit déjà sur ce sujet, eu égard à mon insuffisance, et je me hâte de passer outre.

CHAPITRE XX.

VIE PHYSIQUE.

HYGIÈNE PUBLIQUE.

« Les hommes savent comment on doit planter et cultiver l'arbre nommé thoung, que l'on tient dans ses deux mains, et l'arbre nommé tse, que l'on tient dans une seule main. Mais pour ce qui concerne leur propre personne ils ne savent pas comment la cultiver. Serait-ce que l'amour et les soins que l'on doit avoir pour sa propre personne n'équivalent pas à ceux que l'on doit aux arbres thoung et tse? C'est là le comble de la démence. >>

MENG-TSEU.

Cette proposition: que l'État, en retour de ce qu'il demande à l'individu d'activité et de concours, doit lui assurer une vie tolérable (je dirais volontiers humaine, et l'on verra pour

quoi tout à l'heure), porte avec soi un caractère d'évidence tel qu'il pourrait sembler superflu de l'énoncer, si le triste spectacle des misères sociales ne montrait combien elle est encore peu présente à l'esprit de ceux qui gouvernent. Chez les nations les plus civilisées l'existence matérielle est, pour la classe du prolétariat, rudement achetée chaque jour par un travail exorbitant, soumis à des conditions et des chances qui le rendent en beaucoup de cas plus dommageable que productif (116).

Le travail n'est point un mal, loin de là. L'activité des forces est essentielle au bonheur. Mais ce qui est un mal affreux, c'est la disproportion hors de toute mesure, dans la vie du pauvre, entre les heures de travail et les heures de loisir, car l'abrutissement des facultés et la prompte ruine de la constitution en sont les conséquences inévitables (17). Me préserve le bon sens de faire, ainsi que le veut la mode, de la charité romanesque. Restons dans la gravité des faits; consultons les statistiques les plus favorables. Tenons-nous aux chiffres, de peur d'un apitoiement trop facile, et reconnais

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