l'ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prifonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des refforts d'acier, qui lui laiffaient la liberté de manger avec le mafque fur fon visage. On avait ordre de le tuer s'il fe découvrait. Il refta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la baftille, l'an 1690, l'alla prendre à l'île Sainte-Marguerite, et le conduifit à la baftille toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la tranflation, et lui parla debout et avec une confidération qui tenait du refpect. Cet inconnu fut mené à la baftille, où il fut logé auffi bien qu'on peut l'être dans le château. On ne lui refusait rien de ce qu'il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d'une fineffe extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui fesait la plus grande chère, et le gouverneur s'affeyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la baftille, qui avait fouvent traité cet homme fingulier dans fes maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu fon vifage, quoiqu'il eût fouvent examiné fa langue et le refte de fon corps. Il était admirablement bien fait, difait ce médecin; fa peau était un peu brune; il intéreffait par le feul ton de fa voix, ne se plaignant Mort du de fer. jamais de fon état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être. (d) Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré, mafque la nuit, à la paroiffe de Saint-Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'eft que quand on l'envoya dans l'île Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme confidérable. Ce prifonnier l'était, fans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats fur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prifonnier écrivit avec un couteau fur une affiette d'argent, et jeta l'affiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage prefque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramaffa l'affiette, et la rapporta au gouverneur. Celui-ci étonné demanda au pêcheur: "Avez"vous lu ce qui eft écrit fur cette affiette, et » quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains? Je "ne fais pas lire, répondit le pêcheur. Je , viens de la trouver, personne ne l'a vue., Ce payfan fut retenu jufqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'affiette n'avait été vue de perfonne. (d) Un fameux chirurgien, gendre du médecin dont je parle, et qui a appartenu au maréchal de Richelieu, eft témoin de ce que j'avance; et M. de Bernaville, fucceffeur de SaintMars, me l'a confirmé. ( Voyez le Dictionnaire philofophique, articles A NA, ANECDOTES.) Allez, Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne favoir pás lire. Parmi les perfonnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très-digne de foi qui vit encore. (*) M. de Chamillart fut le dernier miniftre qui eut cet étrange fecret. Le fecond maréchal de la Feuillade, fon gendre, m'a dit qu'à la mort de fon beau-père, il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme, qu'on ne connut jamais que fous le nom de l'homme au masque de fer. Chamillart lui répondit que c'était le fecret de l'Etat, et qu'il avait . fait ferment de ne le révéler jamais. Enfin il refte encore beaucoup de mes contemporains qui déposent de la vérité de ce que j'avance, et je ne connais point de fait ni plus extraor dinaire ni mieux conftaté. Louis XIV cependant partageait fon temps Fête entre les plaifirs qui étaient de fon âge, et les de Vaux. affaires qui étaient de fon devoir. Il tenait confeil tous les jours, et travaillait enfuite fecrètement avec Colbert. Ce travail fecret fut l'origine de la catastrophe du célèbre Fouquet dans laquelle furent enveloppés le fecrétaire d'Etat Guenegaud, Péliffon, Gourville et tant d'autres. La chute de ce miniftre, à qui on avait bien moins de reproches à faire qu'au (*) Ceci a été écrit en 1760. Siècle de Louis XIV. Tome III. * B cardinal Mazarin, fit voir qu'il n'appartient pas à tout le monde de faire les mêmes fautes. Sa perte était déja réfolue quand le roi accepta la fête magnifique que ce miniftre lui donna dans fa maison de Vaux. Ce palais et les jardins lui avaient coûté dix-huit millions, qui en valent aujourd'hui environ trente-cinq. (e) Il avait bâti le palais deux fois, et acheté trois hameaux, dont le terrain fut enfermé dans ces jardins immenfes, plantés en partie par le Nôtre, et regardés alors comme les plus beaux de l'Europe. Les eaux jailliffantes de Vaux, qui parurent depuis au-deffous du médiocre après celles de Versailles, de Marli et de Saint-Cloud, étaient alors des prodiges. Mais quelque belle que foit cette maison, cette dépenfe de dix-huit millions, dont les comptes exiftent encore, prouve qu'il avait été servi avec auffi peu d'économie qu'il fervait le roi. Il eft vrai qu'il s'en fallait beaucoup que SaintGermain et Fontainebleau, les feules maifons de plaifance habitées par le roi, approchaffent de la beauté de Vaux. Louis XIV le fentit, et fut irrité. On voit par-tout, dans cette maison, (e) Les comptes qui le prouvent étaient à Vaux, aujourd'hui à Villars, en 1718, et doivent y être encore. M. le duc de Villars, fils du maréchal, confirme ce fait. Il eft moins fingulier qu'on ne penfe. Vous voyez dans les mémoires de l'abbé de Choifi, que le marquis de Louvois lui difait en lui parlant de Meudon : Je fuis fur le quatorzième million. les armes et la devife de Fouquet. C'est un écureuil avec ces paroles: Quò non afcendam? Où ne monterai-je point? Le roi fe les fit expliquer. L'ambition de cette devise ne servit pas à apaiser le monarque. Les courtisans remarquèrent que l'écureuil était peint par-tout poursuivi par une couleuvre, qui était les armes de Colbert la fête fut au-deffus de celles que le cardinal Mazarin avait données, non-feulement pour la magnificence, mais pour le goût. On y représenta, pour la première fois, les Fâcheux de Molière. Pélisson avait fait le prologue qu'on admira. Les plaifirs publics cachent ou préparent fi fouvent à la cour des défaftres particuliers, que, fans la reine-mère, le furintendant et Pélison auraient été arrêtés dans Vaux, le jour de la fête. Ce qui augmentait le reffentiment du roi, c'est que mademoiselle de la Vallière, pour qui le prince commençait à fentir une vraie paffion, avait été un des objets des goûts passagers du furintendant qui ne ménageait rien pour les fatisfaire. Il avait offert à mademoiselle de la Vallière deux cents mille livres; et cette offre avait été reçue avec indignation, avant qu'elle eût aucun deffein fur le cœur du roi. Le furintendant, s'étant aperçu depuis quel puiffant rival il avait, voulut être le confident de celle dont il n'avait pu être le poffeffeur; et cela même irritat encore. I |