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l'année 1643, à Paris, une troupe d'amateurs, d'enfants de famille, qui, sous le titre de « l'Illustre-Théâtre », joua d'abord aux fossés de la porte de Nesle, puis au port Saint-Paul. Poquelin s'agrégea à cette troupe, mais, par respect pour le nom de son père, changea son nom en celui de Molière. La troupe nouvelle n'avait pas obtenu de grands succès à Paris : elle avait eu à lutter contre des concurrents trop redoutables, contre les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne et contre ceux du Marais; aussi se résolut-elle à courir la province sur le chariot errant des troupes de campagne, et, pendant douze ans (1646-1658), mena une vie mêlée de plaisirs et de déceptions, d'abondance et de privations, dans l'ouest d'abord et dans le centre de la France, où elle reçut moins d'applaudissements que de sifflets; puis dans le midi, où la fortune commença à lui sourire : elle visita tour à tour Nantes, Bordeaux, Vienne, Lyon, Grenoble, Nîmes, Toulouse, Avignon, Montpellier, Béziers, Pézenas, Narbonne, etc.; et aussi beaucoup de bourgs et de bourgades, jouant parfois dans les châteaux, plus souvent dans les auberges ou les granges. Elle revint enfin à Lyon (1657), où elle s'adjoignit les meilleurs sujets des troupes rivales, que sa réputation désorganisait. C'est là que Molière, à la fois auteur et comédien, avait fait représenter pour la première fois l'Étourdi (1653), ce gai et heureux prélude de tant de chefs-d'œuvre, là qu'avaient brillé pour lui les premiers rayons de la gloire. Il avait donné aussi en 1656, à Béziers, le Dépit amoureux, où il traduisit sur le théâtre la 1xo ode du livre III d'Horace, où l'on applaudit cette scène charmante de brouillerie et de raccommodement.

Mais sa gloire naissante ne se répandait guère en dehors des provinces qu'il parcourait. Paris seul, Paris et la cour pouvaient la consacrer. Il obtint en 1658, après un court séjour à Grenoble et à Rouen, de venir jouer devant Louis XIV au Louvre (le 24 octobre), sur un théâtre expressément dressé pour lui dans la salle des Gardes. Il y donna le Nicomede de Corneille et le Docteur amoureux, un des petits divertissements, imités des parades et pantalonnades italiennes, qu'il composait pour varier son répertoire de campagne, et qui ont tous péri, sauf le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé. Le roi rit beaucoup de cette bouffonnerie, et permit à la troupe de s'établir sur le théâtre du Petit-Bourbon, dans la rue des Poulies, vis-à-vis du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, sous le titre de troupe de Monsieur », et d'y jouer alternativement avec les comédiens italiens. L'Étourdi, le Dépit amoureux et, un an après, les Précieuses ridicules (18 novembre 1659), où Molière se raillait si agréablement de l'affectation et du jargon des dames du bel air, attirèrent tout Paris; cette dernière comédie eut même tant de vogue qu'on n'entendit bientôt plus parler que de précieuses. Il donna aussi Sganarelle (28 mai 1660), pièce pleine de naturel et de franches saillies.

Cependant le théâtré du Petit-Bourbon fut démoli (octobre 1660),

pour

faire place aux agrandissements du Louvre. Molière fut obligé d'émigrer au Palais-Royal, dans la salle construite par Richelieu pour les représentations de Mirame. Il y débuta par un échec : Don Garcie ou le Prince jaloux (4 février 1661), comédie héroïque, imitée de l'espagnol, fut très froidement accueillie; il avait eu le tort de trop écouter ses détracteurs qui le disaient incapable de s'élever au-dessus de la farce jusqu'au genre noble. Mais le succès de l'École des maris (24 juin 1661) et de l'École des femmes (26 décembre 1662), comédies de mœurs où il ne se contentait pas d'amuser, mais prétendait aussi instruire les spectateurs, le vengèrent glorieusement de cet échec. Il avait joué, entre ces deux comédies, les Fâcheux (1er août 1661), piquante satire des travers de la noblesse, où chacun, à la cour, crut reconnaître son voisin, sinon soi-même, et qui attira, à la ville, une telle affluence qu'il fallut, pendant quelques jours, représenter la pièce matin et soir.

Le 20 février 1662, âgé déjà de quarante ans, il épousa l'une des plus jeunes et des plus charmantes actrices de sa troupe, et aussi des plus légères, Armande Béjart, à peine àgée de dix-sept ans: on peut dire que ce mariage troubla et empoisonna sa vie. Sa femme ne lui témoigna ni soumission ni tendresse, elle l'affligea par sa coquetterie et son indocilité mutine. Pour tâcher d'oublier son chagrin ou du moins de l'adoucir, il se livra au travail avec une sorte de passion et de fièvre.

Mais ses succès d'écrivain et de comédien furent mêlés, comme sa vie privée, de dégoûts et d'amertumes: le triomphe éclatant de l'École des femmes, représentée dix mois après son mariage, déchaîna contre lui l'envie. Pour répondre aux attaques passionnées de ses ennemis, il écrivit la Critique de l'École des femmes (1er juin 1663). Cette mordante apologie de lui-même suscita une foule de « contre-critiques », auxquelles il riposta, le 20 octobre de la même année, par l'Impromptu de Versailles, où il se mit, pour la seconde fois, en scène, sous son nom, lui et toute sa troupe, où il ne craignit pas, avec l'appui du roi, il est vrai, de tourner en ridicule la fatuité des marquis devant les marquis eux-mêmes, et fustigea cruellement ses rivaux de l'Hôtel de Bourgogne.

Au commencement de l'année 1664 il écrivit pour le divertissement de la cour une amusante petite comédie imitée de Rabelais, le Mariage forcé (29 janvier), improvisa pour les célèbres fêtes de l'Ile Enchantée la comédie-ballet de la Princesse d'Élide (8 mai 1664), puis fit jouer le 12 mai, avant-dernier jour des fêtes, les trois premiers actes de Tartuffe : cette attaque contre les faux dévots souleva une puissante cabale, et la représentation en fut interdite. Molière prit sa revanche dans Don Juan ou le Festin de Pierre (15 février 1665), qui est également le portrait d'un hypocrite, d'un hypocrite grand seigneur, effronté mais élégant, hautain mais spirituel, qui, à la fin de la pièce, est foudroyé par la vengeance céleste.

Non content de renvoyer leurs dédains aux marquis, de faire la satire. de ses censeurs, et de flétrir les hypocrites, Molière, dont Louis XIV venait de s'attacher la troupe sous le nom de « Troupe du Roi » (août 1665), Molière très puissant, très soutenu en haut lieu, malgré l'interdiction de Tartuffe, osa se moquer de la Faculté dans l'Amour médecin (15 septembre 1665), peut-être pour se venger de l'impuissance de la médecine. à le guérir, à lui rendre la santé, car il sentait ses forces s'épuiser de jour en jour, mais surtout pour livrer à la risée publique l'ignorance outrecuidante, la solennelle ineptie de la plupart des médecins de ce temps.

L'excès du travail, les soucis, les tracas, les inimitiés et rivalités de toute sorte, et, ajoutons-le, l'irritation maladive à laquelle il était en proie, ne l'empêchèrent point de s'élever à la suprême limite de son art dans le Misanthrope (4 juin 1666), où il cherche les développements et le succès de son œuvre dans l'étude directe, approfondie de la nature humaine, où il sait tempérer la tristesse de son sujet par un comique plein de force et de finesse, par les traits les plus malicieux, par des conversations étincelantes d'esprit et de verve.

Cette œuvre admirable eut-elle tout le succès qu'elle méritait? Il faut bien avouer qu'après les seize premières représentations on dut, pour relever les recettes, jouer à la suite le Médecin malgré lui (6 août 1666), nouvelle satire très vive et très bouffonne contre la Faculté, plus sûre d'être agréée du parterre que les beautés ingénieuses et délicates du Misanthrope.

Mélicerte, comédie inachevée, la Pastorale comique et le Sicilien ou l'Amour peintre, charmante petite pièce, bien qu'elle ne soit qu'une ébauche, furent la contribution de Molière aux fêtes brillantes que Louis XIV fit célébrer à Saint-Germain, depuis le 2 décembre 1666 jusqu'au 19 février de l'année suivante.

Ce ne fut qu'en 1667, à la date du 5 août, tandis que le roi se trouvait dans les Flandres avec son armée, que parut sur la scène, sous le nom de l'Imposteur, le Tartuffe, dont les trois premiers actes, comme nous l'avons dit, avaient été joués, en 1664, à Versailles. Louis XIV en avait permis les représentations, mais sa permission n'était que verbale. Dès le lendemain, une interdiction du premier président Lamoignon vint les suspendre. Cinq jours après, l'archevêque de Paris menaça d'excommunication quiconque lirait ou entendrait réciter cette comédie. Elle ne put être reprise que le 5 février 1669. Mais Molière avait dû faire plus d'une concession aux scrupules d'une partie du public, non seulement changer le titré de sa comédie, mais donner à Tartuffe une épée, embellir son costume, sinon sa personne et son caractère. Il y eut de la part de Louis XIV une sorte de hardiesse à permettre qu'on jouât enfin ce chef-d'œuvre. Ses successeurs ne furent pas toujours aussi tolérants.

Après l'interdiction du Tartuffe, Molière était remonté sur le théâtre le

13 janvier 1668, dans le rôle de Sosie d'Amphitryon, pièce imitée de Plaute, mais où sont voilées les crudités et les brutalités du modèle; puis vinrent George Dandin (18 juillet 1668),où il semble épancher toute son amertume d'époux trahi; l'Avare (9 septembre 1668), autre imitation de Plaute, non moins parfaite qu'Amphitryon; M. de Pourceaugnac (6 octobre 1669), retour offensif contre la frénésie meurtrière des médecins et des matassins; la comédie-ballet des Amants magnifiques (4 février 1670), faite pour le roi et sur ses indications; le Bourgeois gentilhomme (14 octobre 1670), excellente satire de la vanité roturière, d'une observation très fine et très vraie, qui se termine en farce désopilante, avec ses Turcs aux turbans ornés de bougies; Psyché (17 janvier 1671), pièce à grand spectacle, qu'il fit en collaboration avec Corneille et Quinault; les Fourberies de Scapin (24 mai 1671), comédie d'intrigue et de stratagèmes qui rappelle l'Étourdi; la Comtesse d'Escarbagnas (2 décembre 1671), qui est le pendant de M. de Pourceaugnac, la critique des ridicules qu'une femme rapporte de Paris dans sa province; les Femmes savantes (11 mars 1672), où il s'attaque de nouveau aux fausses prétentions des précieuses et à la fureur du bel esprit, et raille l'insupportable vanité des grimauds et des cuistres; son dernier ouvrage enfin, le Malade imaginaire (10 janvier 1673), nouvel assaut contre la Faculté de médecine, nouvelle protestation contre sa routine tyrannique et ses erreurs homicides, mais qui lui fut fatale.

Le 17 février 1673, jour de la quatrième représentation, il était plus malade que d'ordinaire et ressentait une insurmontable fatigue. Ses camarades l'exhortèrent en vain à ne pas jouer. « C'est impossible, répondit-il, que deviendraient cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre? Que feront-ils, si je ne joue pas? Mais il était tellement épuisé qu'il eut beaucoup de peine à achever son rôle. En prononçant le juro de la cérémonie, il lui prit une convulsion, qu'il chercha à déguiser sous un rire forcé. Le Registre de La Grange raconte en ces termes la fin de cette représentation: « Ce même jour (vendredi 17 février), après la comédie, sur les dix heures du soir, M. de Molière mourut dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le rôle dudit Malade imaginaire, fort incommodé d'un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causaient une grande toux, de sorte que, dans les grands efforts qu'il fit pour cracher, il se rompit une veine dans le corps et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d'heure depuis ladite veine rompue. »

On peut s'imaginer ce que fut cette agonie, et ses spasmes, ses hoquets de souffrance au milieu des éclats de rire, tandis que s'agitait, grimaçait autour de lui ce ballet des médecins et des apothicaires que lui-même avait réglé ceux-ci étaient vengés, trop vengés. L'infortuné comédien mourut étouffé par le sang, une heure environ après avoir quitté le théâtre, à peine âgé de cinquante et un ans.

Comme les comédiens étaient réputés infâmes et excommuniés, l'archevêque Harlay refusa d'abord à ses restes la sépulture en terre consacrée ; mais, Louis XIV ayant dit : « Je le veux », il permit enfin qu'on l'enterrât, à la nuit noire, sans aucune pompe, et il fut défendu aux curés et religieux de faire aucun service pour lui.

Il fut inhumé au cimetière Saint-Joseph, près de Saint-Eustache, et La Fontaine composa pour lui cette épitaphe

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,

Lt cependant le seul Molière y git.
Leurs trois talents ne formaient qu'un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis! et j'ai peu d'espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence et Plaute, et Molière sont morts.

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