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seriez pas indifférente au portrait d'Hélène, de la plus célèbre des belles, à laquelle vous deviez, par le même esprit de corps, vous intéresser aussi bien qu'à la dixième muse. Tout cela, comme vous voyez, Madame, n'était qu'une fiction dont je me servais pour tromper ma propre paresse, par ce chimérique espoir de vous plaire; car, au fond, j'avais résolu de ne jamais vous en parler. Mais admirez le pouvoir de l'imagination! je ne me fus pas plutôt mis cette fantaisie dans l'esprit, que les difficultés disparurent; et ce que je n'eusse pas fait en toute ma vie, peut-être, sans cette illusion, fut l'ouvrage de quatre jours.

Maintenant je devrais m'en tenir à ma première résolution, et vous cacher le miracle que vous avez fait, de peur que vous n'en ayez honte. Cependant, si cette lecture pouvait vous amuser un quart-d'heure seulement, ce serait quelque chose pour vous, Madame, et beaucoup pour moi. S'il arrive le contraire, je ne serai pas plus coupable que les gens à la mode, les acteurs merveilleux, les écrivains sublimes, le jeu, les journaux, l'opéra, qui vous ennuient bien tous les jours et à qui vous le pardonnez. D'ailleurs, je me souviens d'avoir lu, qu'autrefois le comte de Bussy, se trouvant à la campa

gne, comme moi, militaire aussi désœuvré que je l'étais à L***, traduisit, de l'antique, les amours d'Hélène, et qu'encore qu'il n'eût écrit que pour amuser son loisir, il ne laissa pas d'adresser ce qu'il avait fait, si ce fut à madame de Sévigné, ou bien à Madame de Lafayette, je ne sais, et peu importe; suffit que ce fut à une femme de beaucoup d'esprit. Je ne suis pas Bussy; mais, Madame, il est beau de vouloir l'imiter, comme a dit un poète; je l'imite fort bien en ce que je vous adresse ceci, moins heureusement sans doute dans le reste; mais c'est de quoi vous allez juger; car, sans y penser, vous voilà comme engagée à m'écouter.

Mais avant d'entendre Isocrate lui-même, il est bon que vous sachiez à quelle occasion il composa ce discours. Un autre orateur de ce temps-là, dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, ayant prononcé publiquement l'éloge d'Hélène, Isocrate, peu satisfait de ce qu'il en avait dit, voulut traiter le même sujet. Remarquez, je vous prie, Madame, ce trait de l'ancienne galanterie. Au milieu des troubles de la Grèce, menacée des armes de Philippe, et déchirée par les factions, ces orateurs dont l'éloquence gouvernait le peuple et l'état, suspendaient les grandes discussions de la paix et de la guerre, et ajour

naient en quelque sorte le salut public, pour faire l'éloge de la beauté. Comparez à cela, s'il vous plaît, les doux propos et les fleurettes de nos petits-maîtres modernes, à quoi se réduisent aujourd'hui tous les honneurs qu'on rend aux belles, et admirez combien ce titre, quoiqu'on en puisse dire, a perdu chez nous de ses prérogatives. Pour moi, bien loin de convenir de la grande supériorité que nous nous attribuons à cet égard sur les anciens, je soutiens que plus on remonte dans l'antiquité, plus on retrouve les vrais principes de la galanterie; et j'ai vu des femmes, aux lumières desquelles on pouvait s'en rapporter, regretter en cela la simplicité des temps héroïques, aussi supérieure, selon elles, à tout le clinquant d'aujour d'hui, que la poésie d'Homère l'est aux bouquets à Iris. Pour traiter à fond cette matière il en faut savoir plus que moi. Ce ne sont pas toutefois les observations qui me manquent, mais l'art de les développer; et si je me tais, c'est plutôt faute d'expressions que d'idées. En un mot, Madame, tout tombe depuis un certain temps, et ce culte de la beauté que nous appelons galanterie, penche comme les autres vers sa décadence. Voilà une chose, convenez-en, dont vous ne vous doutiez guères ; de vous-même vous ne vous

en seriez jamais aperçue, et il n'y avait qu'Isocrate qui pût vous faire faire cette remarque, en vous apprenant quels hommages vous eussiez reçus de son tenips.

Dans le dessein qu'il annonce de faire l'éloge d'Hélène, il commence naturellement par parler de son origine.

«Elle fut, dit-il, la seule de son sexe, parmi tant d'enfants de Jupiter, dont ce Dieu daigna se déclarer le père. Quelque tendresse qu'il eût pour le fils d'Alcmène, Hélène lui fut encore plus chère; et dans les dons qu'il leur fit, ses plus précieuses faveurs furent d'abord pour sa fille; car Hercule eut en partage la force à qui rien ne résiste, Hélène la beauté qui triomphe de la force même. S'il eût voulu leur épargner toutes les misères de la vie, et les faire jouir en naissant de la félicité suprême, il n'en eût coûté que de l'ambroisie, et le maître de l'Olympe y eût aisément trouvé des places pour ses enfants, auxquels n'aurait manqué ni l'encens, ni les autels. Mais son dessein n'était pas qu'ils prissent rang parmi les Dieux, avant de l'avoir mérité autrement que par leur naissance: il voulait non que le ciel les reçût, mais qu'il les demandât, et qu'à leur égard l'admiration seule forçât les vœux de la terre. Sachant donc que cette gloire qui

devait les conduire à l'immortalité, ne s'acquiert point dans la langueur d'une vie oisive et cachée, mais se dispute au grand jour, comme un prix que l'univers adjuge au plus digne, il multiplia pour eux les périls et les aventures, dans lesquels Hercule défaisant les monstres et punissant les brigands, se servait de sa force à exterminer le crime : Hélène, armant pour sa conquête les plus vaillants hommes d'alors, et ajoutant à leur courage l'aiguillon de la rivalité, employait

ses charmes à faire briller la vertu.

» Elle ne faisait encore que sortir de l'enfance, quand Thésée, l'ayant vue dans un choeur de jeunes filles, fut frappé de cette beauté, qui à peine commençant d'éclore, effaçait déjà toutes les autres. Accoutumé à tout vaincre, ce fut à lui cette fois, de céder à tant de grâces; et quoiqu'il eût dans son pays tout ce qui pouvait satisfaire les désirs et l'ambition, croyant dès-lors n'avoir rien s'il ne possédait Hélène, et n'osant la demander (parcequ'il savait que les Oracles devaient disposer d'elle), il résolut de l'enlever, dans Sparte, au milieu de sa famille, sans se soucier, ni de ses frères, Castor et Pollux, ni des forces qui la gardaient, ni des périls auxquels il semblait ne pouvoir échapper dans cette entreprise. Il l'exécuta

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