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supérieur; s'obliger d'obéir à un maître, c'est se remettre en pleine liberté.

De plus, il est évident que ce contrat du peuple avec telles ou telles personnes seroit un acte particulier; d'où il suit que ce contrat ne sauroit être une loi ni un acte de souveraineté, et que par conséquent il seroit illégi

time.

On voit encore que les parties contractantes seroient entre elles sous la seule loi de nature et sans aucun garant de leurs engagements réciproques, ce qui répugne de toutes manieres à l'état civil: celui qui a la force en main étant toujours le maître de l'exécution, autant vaudroit donner le nom de contrat à l'acte d'un homme qui diroit à un autre Je vous donne tout mon bien, à condition que vous m'en rendrez ce qu'il vous plaira.

Il n'y a qu'un contrat dans l'état, c'est celui de l'association; et celui-là seul en exclut tout autre. On ne sauroit imaginer aucun contrat public qui ne fût une violation du premier.

CHAPITRE X VI I.

De l'institution du gouvernement.

Sous quelle idée faut-il donc concevoir l'acte par lequel le gouvernement est institué? Je remarquerai d'abord que cet acte est complexe ou composé de deux autres; savoir, l'établissement de la loi, et l'exécution de la loi.

Par le premier, le souverain statue qu'il y aura un corps de gouvernement établi sous telle ou telle forme ; et il est clair que cet acte est une loi.

Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront chargés du gouvernement établi. Or cette nomination étant un acte particulier n'est pas une seconde loi, mais seulement une suite de la premiere et une fonction du gouver

nement.

La difficulté est d'entendre comment on peut avoir un acte de gouvernement avant que le gouvernement existe, et comment le peuple, qui n'est que souverain ou sujet, peut devenir prince ou magistrat dans certaines circon

stances.

C'est encore ici que se découvre une de ces étonnantes propriétés du corps politique par lesquelles il concilie des opérations contradictoires en apparence. Car celle-ci se fait par une conversion subite de la souveraineté en démocratie, en sorte que, sans aucun changement sensible, et seulement par une nouvelle relation de tous à tous, les citoyens, devenus magistrats, passent des actes généraux aux actes particuliers, et de la loi à l'exécution.

Ce changement de relation n'est point une subtilité de spéculation sans exemple dans la pratique : il a lieu tous les jours dans le parlement d'Angleterre, où la chambre basse en certaines occasions se tourne en grand comité, pour mieux discuter les affaires, et devient ainsi simple commission, de cour souveraine qu'elle étoit l'instant précédent; en telle sorte qu'elle se fait ensuite rapport à elle-même comme chambre des communes de ce qu'elle vient de régler en grand comité, et délibere de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déja résolu sous un autre.

Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique, de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la volonté générale. Après quoi ce gouvernement provisionnel reste en possession, si telle est la forme

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adoptée, ou établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par la loi ; et tout se trouve ainsi dans la regle. Il n'est pas possible d'instituer le gouvernement d'aucune autre maniere légitime et sans renoncer aux principes ci-devant établis.

CHAPITRE X VI I I.

Moyen de prévenir les usurpations du gouvernement. DE ces éclaircissements il résulte, en confirmation du chapitre XVI, que l'acte qui institue le gouvernement n'est point un contrat, mais une loi; que les dépositaires de la puissance exécutive ne sont point les maîtres du peuple, mais ses officiers; qu'il peut les établir et les destituer quand il lui plaît; qu'il n'est point question pour eux de contracter, mais d'obéir; et qu'en se chargeant des fonctions que l'état leur impose ils ne font que remplir leur devoir de citoyens, sans avoir en aucune sorte le droit de disputer sur les conditions.

Quand donc il arrive que le peuple institue un gouvernement héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique dans un ordre de citoyens, ce n'est point un engagement qu'il prend ; c'est une forme provisionnelle qu'il donne à l'administration, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.

Il est vrai que ces changements sont toujours dangereux, et qu'il ne faut jamais toucher au gouvernement établi que lorsqu'il devient incompatible avec le bien public: mais cette circonspection est une maxime de politique, et non pas une regle de droit; et l'état n'est pas plus tenu de

laisser l'autorité civile à ses chefs, que l'autorité militaire à ses généraux.

Il est vrai encore qu'on ne sauroit en pareil cas observer avec trop de soin toutes les formalités requises pour distinguer un acte régulier et légitime d'un tumulte séditieux, et la volonté de tout un peuple des clameurs d'une faction. C'est ici sur-tout qu'il ne faut donner au cas odieux que ce qu'on ne peut lui refuser dans toute la rigueur du droit; et c'est aussi de cette obligation que le prince tire un grand avantage pour conserver sa puissance malgré le peuple, sans qu'on puisse dire qu'il l'ait usurpée : car, en paroissant n'user que de ses droits, il lui est fort aisé de les étendre, et d'empêcher, sous le prétexte du repos public, les assemblées destinées à rétablir le bon ordre de sorte qu'il se prévaut d'un silence qu'il empêche de rompre, ou des irrégularités qu'il fait commettre, pour supposer en sa faveur l'aveu de ceux que la crainte fait taire, et pour punir ceux qui osent parler. C'est ainsi que les décemvirs, ayant été d'abord élus pour un an, puis continués pour une autre année, tenterent de retenir à perpétuité leur pouvoir en ne permettant plus aux comices de s'assembler; et c'est par ce facile moyen que tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent tôt ou tard l'autorité sou

veraine.

Les assemblées périodiques dont j'ai parlé ci-devant sont propres prévenir ou différer ce malheur, sur-tout quand elles n'ont pas besoin de convocation formelle : car alors le prince ne sauroit les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur des lois et ennemi de l'état.

L'ouverture de ces assemblées, qui n'ont pour objet que le maintien du traité social, doit toujours se faire par deux

propositions qu'on ne puisse jamais supprimer, et qui passent séparément par les suffrages.

La premiere: S'il plaît au souverain de conserver la présente forme de gouvernement.

La seconde S'il plaît au peuple d'en laisser l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés.

Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir, qu'il n'y a dans l'état aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte social; car si tous les citoyens s'assembloient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter qu'il ne fût très légitimement rompu. Grotius pense même que chacun peut renoncer à l'état dont il est membre, et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant du pays (a). Or il seroit absurde que tous les citoyens réunis ne pussent pas ce que peut séparément chacun d'eux.

(a) Bien entendu qu'on ne quitte pas pour éluder son devoir et se dispenser de servir la patrie au moment qu'elle a besoin de nous. La fuite alors seroit criminelle et punissable; ce ne seroit plus retraite, mais désertion.

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