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et deux font quatre, je puis soutenir que cette proposition dépend de la volonté de Dieu; car, de même que ma volonté libre ne pouvait ne pas juger ainsi, la nature de Dieu fait que sa volonté ne peut pas ne pas établir que deux et deux font quatre. Ainsi ce n'est qu'un changement dans la signification des termes; et Descartes n'a pas été véritablement de cette opinion, qui a tant égaré son école 1.

Le doute méthodique, la conscience et Dieu donnent la clef de tout le cartésianisme. Il n'y a point d'autorité qui ne soit soumise au contrôle de la raison. Il n'est rien que je puisse affirmer avec plus de certitude sinon que j'existe. De cela seul que j'existe et que j'ai l'idée de Dieu, Dieu est. Ce sont les trois propositions fondamentales, toutes trois incontestables, et établies par Descartes dans le meilleur ordre et sur les meilleures preuves. Descartes établit encore solidement que mon âme, qui se connaît par la conscience, se connait sous les attributs que la conscience per

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Je ne saurais même m'imaginer que M. Descartes ait été tout de bon de ce sentiment, quoiqu'il ait eu des sectateurs qui ont eu la facilité de le croire et de le suivre bonnement où il ne faisait que semblant d'aller. C'est apparemment un de ses tours, une de ses ruses philosophiques; il se préparait quelque échappatoire : comme lorsqu'il trouva un tour pour nier le mouvement de la terre, pendant qu'il était copernicien à outrance. Je soupçonne qu'il a eu en vue ici une autre manière de parler extraordinaire de son invention, qui était de dire que les affirmations et les négations, et généralement les jugements internes, sont des opérations de la volonté. Et par cet artifice les vérités éternelles, qui avaient été jusqu'à cet auteur un objet de l'entendement divin, sont devenues tout à coup un objet de sa volonté. Or les actes de la volonté sont libres : donc Dieu est la cause libre des vérités. Voilà le dénoûment de la pièce. Spectatum admissi. Un petit changement de la signification des termes a causé tout ce fracas. Mais si les affirmations des vérités nécessaires étaient des actions de la volonté du plus parfait esprit, ces actions ne seraient rien moins que libres; car il n'y a rien à choisir. Il paraît que M. Descartes ne s'expliquait pas assez sur la nature de la liberté. »

(Leibniz, Théodicée, Essai sur la bonté de Dieu, part. II, § 186.)

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çoit, et se sépare de tout ce qui est corporel. Il montre bien que le monde entier dépend de Dieu, et pour être, et pour durer; mais il se trompe sur l'acte de Dieu, sur la loi de cet acte; partant, sur l'efficace des causes secondes, sur l'indéfectibilité des substances et leur activité. Son Dieu agit constamment, et non uniquement, ce qui compromet la stabilité du monde; les lois du monde sont des lois en dehors du monde, ce qui fait du monde un automate, et introduit le mécanisme de là la proscription des causes finales, et le nom de Dieu devenu presque inutile; de là aussi la fameuse parole « De la matière et du mouvement, et je ferai le monde; » dans ce monde mécanique sans cesse renouvelé, les substances et leurs modes ne dépendent en aucune façon de la persistance d'une force propre à la substance même, mais de l'action de la première force: de là la passivité des substances; toute autre action y est niée, ou atténuée, ou accordée par déviation des principes: ainsi un corps n'agit pas sur un autre corps; l'esprit, à la vérité, agit sur le corps, mais pour en diriger le mouvement, non pour le produire; et les mêmes raisons pour lesquelles on écarte la production devaient aussi faire rejeter la direction. En un mot, l'âme humaine y est établie, distinguée du corps, rapportée à Dieu, Dieu lui-même démontré comme cause et conservateur; mais la théorie générale des forces, et toute la doctrine des rapports est défectueuse. C'est pourquoi Descartes a fondé l'indépendance de l'esprit et le rationalisme; mais en même temps il a donné lieu aux causes occasionnelles, à l'harmonie préétablie et au spinozisme.

SCIENCES SECONDAIRES.

La psychologie de Descartes, sa physiologie et sa physique renferment de belles applications de ses principes. Admirable

dans ses erreurs mêmes, il a construit un système complet dans lequel on peut aller si aisément des principes aux conséquences et remonter des conséquences aux principes, que l'on s'y meut avec facilité, comme dans un monde bien connu et dont les rouages sont excellents. Notre âme a des actions et des passions ; il y a six passions principales: l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. Les actions dépendent de la volonté ; la volonté est le pouvoir de se déterminer, elle est aussi le pouvoir d'affirmer ou de nier ainsi le péché est une erreur, origine d'une opinion célèbre de Malebranche. La raison de nos erreurs est la disproportion qui existe entre la volonté et les autres facultés de notre entendement3; et les causes qui font naître cette disproportion sont les préjugés d'enfance, la difficulté de les oublier, la fatigue qui naît de l'attention, et l'emploi vicieux du langage. Il n'y a pas de lutte entre la partie raisonnable et la sensitive; mais entre l'âme et le corps faisant chacun effort sur la glande pinéale. Nous avons des idées innées, des idées adventices, des idées formées et conçues par la force propre de notre esprit. On sait que Descartes démontre l'existence du monde extérieur par la véracité de Dieu; et que, pour expliquer l'action réciproque de l'esprit sur le corps et du corps sur l'esprit, il emploie les esprits animaux et la glande pinéale. Il faut remarquer que

Cf. Traité des passions, 17.

2 Cf. Principes, 37.

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« D'où est-ce donc que naissent mes erreurs? C'est, à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue

que l'entendement, je ne la contiens pas dans la même limite. »

(Quatrième Méditation, cf. Principes, 36 et 38.)

Cf. Règles pour la direction de l'esprit, règle 71-74.

Cf. troisième Méditation.

Cf. les Passions de l'âme, 42 et 43.

ni l'esprit ne donne le mouvement au corps, ni le corps ne donne la pensée à l'esprit. Le corps ne fait qu'exciter les pensées, qui sont virtuellement dans la faculté de penser; il n'influe que sur leur direction; elles se développent en moi à son occasion, non par son action: c'est l'origine de l'harmonie préétablie de Leibniz, qui déclare lui-même que Descartes y serait venu infailliblement s'il n'avait pas accordé aux causes secondes la direction du mouvement'.

Les animaux ne sont que de la matière; ils sont donc soumis aux lois de la matière, qui sont des lois mécaniques, et non à celles de l'esprit. Par conséquent ils ne sont et ne peuvent être que des automates. Un automate étant supposé parfaitement semblable à un singe, il serait impossible de les distinguer.

Le mouvement n'est point inhérent à la matière, ni aucune force quelconque ; et un corps ne peut pas en mouvoir un autre. La matière dans son essence n'est que de l'étendue : elle est donc identique avec l'espace; elle n'a donc point de limites; elle ne souffre donc point de vide; enfin elle est donc divisible à l'infini. Les lois mécaniques du mouvement de la matière font qu'elle persévère dans son mouvement ou dans son repos jusqu'à ce qu'il survienne une cause de chan

La seconde découverte est qu'elle se conserve encore la même direction dans tous les corps ensemble qu'on suppose agir entre eux, de quelque manière qu'ils se choquent. Si cette règle avait été connue de M. Descartes, il aurait rendu la direction des corps aussi indépendante de l'âme que leur force, et je crois que cela l'aurait mené tout droit à l'hypothèse de l'harmonie préétablie. » Leibniz, Théodicée, Essai sur la bonté de Dieu, part. 1, § 61. Cf. Leibniz, troisième Lettre à Bourguest; et Malebranche, Des lois générales de la communication des mouvements, § 14. Remarque.

2 Cf. dans les Essais de M. de Rémusat l'Essai sur la matière tout entier, et particulièrement p. 299 sqq. et 329 sqq.

gement'. En outre, chaque partie de la matière tend à se mouvoir suivant des lignes droites, comme on peut le voir par l'exemple de la fronde; et un corps en mouvement qui en rencontre un autre perd sa direction, mais non son mouvement. Les tourbillons résultent de l'inertie de la matière, des lois de la direction des mouvements, et des rapports des vitesses avec la masse. Le monde peut être conçu comme une machine où tout résulte des lois du mouvement. La matière inerte et passive étant donnée avec le mouvement et ses lois, leur action mécanique produirait le monde sans l'intervention d'aucune force. La terre se meut autour du soleil.

Dans toutes ces applications de la méthode aux sciences secondes, Descartes établit nettement les distinctions, et ne résout les rapports que par des hypothèses sans réalité. Il se trompe sur la nature des substances en ce qu'il les croit passives, quant à leur développement interne, par sa théorie sur la durée; et quant à leur action au dehors, par le caractère mécanique de son système. Il se trompe sur leurs rapports, par une suite de son erreur sur leur nature, en ce qu'il introduit partout un troisième terme, soit qu'il l'appelle les lois mécaniques du monde, ou que, revenant à la première forme de sa philosophie, il l'appelle la volonté de Dieu *.

1 Principes, seconde partie, principes 36 et 37. Cf. Malebranche, Éclaircissement sur le sixième livre de la Recherche de la vérité.

2 Huyghens croyait avoir démontré la fausseté des règles du mouvement de Descartes; Spinoza accorde seulement la fausseté de la sixième règle, et il croit le sentiment de Huyghens aussi erroné que celui de Descartes. Consultez Spinoza, OEuvres posthumes, lettre 15, et l'excellent travail de M. Émile Saisset.

3 Descartes dit expressément

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Pour ce qui est du mouvement, il me semble qu'il est évident qu'il n'y en a point d'autre cause que Dieu.» Principes, 36. - Et plus loin : « De cela que Dieu n'est point sujet à changer et qu'il agit toujours de même sorte, nous pouvons parvenir à la connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes secondes des divers mouvements que

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