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avec le monde. Or, les rapports de Dieu avec le monde, la nature des substances créées, l'influence réciproque de l'esprit sur la matière et de la matière sur l'esprit, et les formes logiques de l'entendement humain, dans lequel chaque série d'idées contingentes se rattache à une des catégories de la raison pure, ce sont des questions qui dépendent des mêmes principes, et qui ne doivent pas être séparées dans l'étude d'un système qui a de la conséquence. Pour Descartes, toutes les théories sur ces différentes questions se concluent de la doctrine psychologique des idées innées.

La psychologie est la condition de la science, et la métaphysique en est le fond. Descartes, ayant fondé dès le début l'autorité de la conscience, a le droit de considérer les idées comme des jugements concrets, de regarder même le jugement abstrait comme impliquant un jugement concret qui le met en rapport avec le moi, et de faire ensuite une métaphysique réelle, et non pas seulement une métaphysique logique ou conditionnelle. En effet, dans les jugements abstraits la conscience se retrouve comme condition psychologique; le fait se complique, la pensée se dédouble; et le moi, s'appropriant l'idée abstraite par un jugement concret, est encore là pour illuminer la connaissance et lui donner la véritable forme de pensée humaine. Une réalité objective est trompeuse et chimérique s'il n'y a point au dehors de réalité formelle; mais s'il n'y a point de sujet pensant, elle est un non-être; et si ce sujet pensant ne sait pas qu'il pense, elle est comme si elle n'était pas; elle est une pensée ou réalité objective possible, elle n'est pas une pensée actuelle. La conscience, qui fait que la pensée est ma pensée, est donc la condition de toute pensée et de toute connaissance; et par conséquent je pense à moi, je me connais et je m'aperçois moi-même toutes les fois que ma pensée s'exerce. Mais s'il

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est de la nature de l'intelligence d'avoir un sujet pensant ayant conscience de lui-même, elle se perdrait en quelque sorte dans le vide, et ne serait plus une lumière, s'il ne se rencontrait quelque chose qui la terminât à la façon d'un objet. Or les idées auxquelles s'applique la pensée sont de deux sortes: les unes contingentes, les autres nécessaires; ou, pour parler plus rigoureusement, les unes de choses contingentes, parmi lesquelles je me range moi-même, quoique je ne puisse pas ne pas penser à moi, et les autres de choses nécessaires. Mais de même que je suis le centre de toutes mes pensées, les idées nécessaires sont comme la circonférence qui borne mon horizon dans toutes les directions; et quel que soit le phénomène auquel je pense, je conçois en même temps une certaine idée nécessaire qui l'arrête et le domine. Ainsi toute idée de chose contingente est sujette à la quantité, et nulle quantité n'est conçue que l'esprit ne conçoive nécessairement quelque chose de plus grand qui la dépasse. Prenons pour exemple l'espace ou le temps: il ne se peut que l'esprit conçoive une mesure de temps ou d'étendue sans concevoir quelque chose dont cette mesure est privée et qui s'étend au delà; et comme on peut augmenter indéfiniment la mesure, ce quelque chose a évidemment dans son espèce la nature positive par excellence, et possède pleinement et sans restriction l'essence qui lui est commune avec les mesures ou choses mesurées qui ne la possèdent que partiellement et d'une façon négative. Mais ces idées de la raison pure ne sont pas miennes; et quoique je les aperçoive clairement, elles ne dépendent ni de ma volonté, ni de ma nature, ni de la volonté de quelque esprit que ce soit, mais de la nature de Dieu, et elles sont de sa substance': en sorte que je ne vois

1 Cf. Bayle, t. II de la continuation des Pensées diverses, ch. 152, et Leibniz, Théodicée, Essai sur la bonté de Dieu, part. 11, § 175 sqq.

aucune chose sans penser à quelqu'une des perfections de Dieu; et ainsi l'illusion de Malebranche se conçoit: Si nous ne voyons pas tout en Dieu, nous ne voyons rien sans voir Dieu en même temps. Et de fait, il n'est pas étonnant, si nous venons de lui, que nous lui demeurions unis intimement. En résumé: il n'est point de pensée qui n'implique la conscience et la raison pure, et durant toute ma vie intellectuelle je rattache tout nécessairement à Dieu et à moi-même. Il y a dans toute pensée un élément personnel et un élément impersonnel, et de là les disputes de ceux qui ne comprennent pas la complexité du fait. Il n'y a de fait simple que pour l'analyse; mais pour la réalité, dans le monde, tout est complexe.

Si l'on met d'une part toutes les pensées de choses finies ou idées adventices, et de l'autre les idées innées, le caractère générique des idées adventices est de recevoir la quantité; et le caractère générique des idées innées, de l'exclure. La philosophie tout entière est engagée dans la dispute entre Gassendi et Descartes, quand Gassendi soutient que l'infini même est une quantité; et Descartes, que la quantité participe du néant par la divisibilité, et que l'infini est le positif par excellence, l'unité et la simplicité même. Il n'y a point en Dieu, c'est-à-dire dans la substance infiniment infinie, de quantité, de multiplicité, de divisibilité il n'y a donc point d'étendue ni de durée. Quand on oppose Dieu au monde, le caractère propre de Dieu, c'est l'unité absolue; le caractère générique du monde, c'est la multiplicité. Dieu est la cause du monde, l'unité a produit la multiplicité : comment cela a-t-il pu se faire? comment cela s'est-il fait ? Et d'abord, pour produire le monde, Dieu l'a conçu : comment a-t-il pu concevoir le multiple ? La multiplicité étant ce qui distingue le fini de l'infini, en concevant le multiple Dieu

a conçu l'être limité, c'est-à-dire l'être accompagné de négation il a donc indirectement conçu le néant 1? Là commence une difficulté qui accompagne ensuite tous les pas que fait la science, depuis Dieu, l'unité même, jusqu'à l'individu le plus multiple, le plus borné, le plus négatif. Cette difficulté a tellement frappé Aristote, qu'il a conçu un Dieu inactif renfermé dans la contemplation de lui-même; les alexandrins, qu'ils ont placé le premier intelligible dans unc sphère supérieure, inaccessible non-seulement au mouvement, mais à la puissance; et Malebranche, qu'il va jusqu'à dire dans les Méditations que Dieu a daigné prendre la condition basse et dégradante de créateur. La théorie de Platon que le monde est par participation de Dieu n'a nulle valeur comme explication du comment de la création; mais elle est philosophique en ce sens que dans cette théorie tout ce qui est tient son être de Dieu et de lui seul. En ce sens tout participe de Dieu, et a d'autant plus de réalité et une réalité d'autant plus grande qu'il rapproche davantage de l'unité divine, et s'écarte de la multiplicité, caractère du fini, marque de

Il faut songer que les panthéistes le deviennent par la difficulté d'expliquer que l'un crée le multiple; grande difficulté en effet, car créer est une opération dont notre esprit ne connaît point l'analogue; de plus, on ne voit pas le motif, ni comment il y a du rapport entre l'éternité et l'esprit, d'une part; l'étendue et la durée, de l'autre. Enfin, il semble que ce soit une imperfection en Dieu de créer. Mais que le monde soit Dieu, toutes ces mêmes difficultés, celle même de la création, la moins réelle de toutes, subsistent; car les pantheistes ne nient pas l'unité et l'absolu, ce qui les distingue des athées : et s'ils disent que le monde n'est pour Dieu qu'un spectacle, s'ils font de tout ce qui est multiple des phénomènes subjectifs de la pensée divine, ils n'échappent pas pour cela à la difficulté, et il faut toujours se demander comment Dieu conçoit le multiple et le divers. C'est un point que les alexandrins ont définitivement établi. Il faut en prendre son parti et demeurer éléate, ou, si on admet que Dicu pense au monde, admettre tout aussitôt la création.

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Finanité du fini comparé à la plénitude d'être de l'infini. Descartes a donc raison de dire qu'il y a des degrés de réalité. Il a le droit de dire qu'il y a plus de réalité dans ce qui se rapproche plus de Dieu, c'est-à-dire, en un sens très-réek, de l'unité. Toute chose créée a de l'unité par son fond, qui vient de Dieu. Le procédé même de la science en contient la preuve la science généralise; elle arrive à des généralisations de deux sortes les unes sont l'expression, les autres la loi des faits particuliers. Plus elle avance dans la connaissance des choses, plus elle se simplifie; plus elle découvre d'harmonie et de rapports, plus elle aperçoit la vanité des différences; bientôt à ses yeux le monde entier dépend de quelques lois, et ces lois mêmes dépendent d'un Dieu, et ce Dieu, centre commun, unique, un de toute espèce et de toute forme d'unité, fait sortir de lui, c'est-à-dire, non de sa substance, mais de sa volonté, la vie, qui, à mesure qu'elle s'en éloigne, devïent multiple. C'est pour cela qu'il y a plus de simplicité dans les lois que dans les individus, et dans les substances que dans les modes.

Il y a des philosophes qui ignorent ou qui oublient que Dieu est le souverain intelligible, et que par conséquent nul esprit ne peut penser sans penser à lui. Ceux-là cherchent dans le monde, pour l'introduire dans l'esprit, une idée que l'esprit possède déjà et que le monde ne lui pourrait donner, et ils n'arrivent qu'à faire un Dicu à l'image de l'homme, comme si l'on voulait en accumulant des quantités arriver à une idée complète de l'infini. D'autres oublient que le souverain intelligible, qui ne peut être absent d'aucune intelligence, ne peut être entendu complétement que par une intelligence sans limite, et que par conséquent il est et doit être à jamais incompréhensible pour nous. Ces philosophes raisonnent sur la nature de Dieu comme s'ils la connaissaient dans

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