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qu'une substance finie, et qui n'ai pas même la perfection en puissance. L'être objectif d'une idée ne peut être produit que par un être formel; et il y a pour le moins autant de réalité dans la cause que dans son effet 1. 2o Je suis, et j'ai l'idée de Dieu; donc je ne suis pas l'auteur de mon être; car je me serais donné toutes les perfections dont j'ai en moi quelque idée, m'étant déjà donné de toutes les choses la plus difficile à acquérir, qui est, à savoir, la substance. Si l'on suppose que j'ai toujours été ce que je suis maintenant, cela ne me dispense pas d'avoir une cause; car la durée d'une substance n'est que la répétition non interrompue de l'acte par lequel elle est produite. Recourir à mes parents, ou à quelque autre cause moins parfaite que Dieu, ce n'est rien expliquer; car d'abord cette cause n'aura pas autant de réalité que son effet, et de plus on pourra démontrer qu'elle n'existe point par elle-même; et comme il s'agit d'une cause actuelle et conservatrice, il ne peut y avoir de progrès à l'infini. Enfin, plusieurs causes n'ont pas concouru à ma formation, et ajouté chacune l'idée de quelque perfection à la notion que j'ai de la perfection de Dieu; car l'unité et la simplicité est le principal caractère de la perfection que je lui attribue. Ainsi donc, de cela seul que j'existe, et que l'idée de Dieu est en moi, l'existence de Dieu est démontrée 2. 5° L'idée ou l'es

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« Nous voyons par la lumière naturelle qu'il est impossible qu'il y ait en nous l'image de quoi que ce soit, s'il n'y a en nous ni ailleurs un original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi représentées; mais comme nous savons que nous sommes sujets à beaucoup de défauts et que nous ne possédons pas ces extrêmes perfections dont nous avons l'idée, nous devons conclure qu'elles sont en quelque nature qui est différente de la nôtre, et en effet très-parfaite, c'est-à-dire qui est Dieu, ou du moins qu'elles ont été autrefois en cette chose: et il suit de ce qu'elles étaient infinies qu'elles le sont (Principes, 18.) 2 ༥ Il est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait

encore. >>

sence de Dieu implique l'existence; donc il y a identité entre concevoir l'idée de Dieu et concevoir clairement que Dieu est. Il n'y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu, c'est-à-dire un être souverainement parfait, auquel manque l'existence, c'est-à-dire auquel manque quelque perfection, que de concevoir une montagne sans vallée 1. De ces trois preuves de Descartes, la troisième appartient à saint Anselme et Leibniz veut qu'on y ajoute la condition : que Dieu ait une essence, c'est-à-dire qu'il soit possible; mais Descartes, dans ses réponses aux objections, avait déjà ajouté cette condition à son raisonnement, et l'argument se trouve aussi parfait chez lui que chez Leibniz. Au fond ces trois démonstrations ont, dans Descartes, le caractère commun de

que soi ne s'est point donné l'être, à cause que, par même moyen, il se serait donné toutes les perfections dont il aurait eu connaissance, et par conséquent qu'il ne saurait subsister par aucun autre que par celui qui possède en effet toutes ces perfections, c'est-à-dire, qui est Dieu. Et nous connaissons aisément qu'il n'y a point de force en nous par laquelle nous puissions subsister ou nous conserver un seul moment, et que celui qui a tant de puissance qu'il nous fait subsister hors de lui, et qui nous conserve, doit se conserver soi-même, ou plutôt n'a besoin d'être conservé par qui que ce soit, et enfin qu'il est Dieu.» (Principes, 20 et 21.)

1 « Lorsque l'âme fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et qu'elle y trouve celle d'un être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement par ce qu'elle aperçoit en cette idée que Dieu, qui est un être parfait, est ou existe : car, encore qu'elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n'y remarque rien qui l'assure de l'existence de leur objet; au lieu qu'elle aperçoit en celle-ci, non pas seulement une existence possible, comme dans les autres, mais une existence absolument nécessaire et éternelle. Et comme, de ce qu'elle voit qu'il est nécessairement compris dans l'idée qu'elle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a les trois angles égaux à deux droits; de même, de cela seul qu'elle aperçoit que l'existence nécessaire et éternelle est comprise dans l'idéc qu'elle a d'un être tout-parfait, elle doit conclure que cet être toutparfait est ou existe. » (Principes, 14.)

conclure l'existence de Dieu de l'idée même de Dieu, que nous trouvons dans notre esprit; et non-seulement cette manière d'argumenter est légitime, mais Descartes a raison de croire qu'elle est utile et presque nécessaire. Toute autre démonstration de Dieu sort des vraies conditions de la science, et compromet la cause du rationalisme. Quant à la forme des arguments, peut-être l'effort que fait Descartes pour les développer, au lieu d'augmenter leur évidence, ne fait-il que les compromettre. Il semble, en effet, pour le premier argument, confondre la cause efficiente et la cause exemplaire; et s'il est évident qu'il doit y avoir dans la cause autant de réalité que dans l'effet, il ne l'est pas autant qu'il y ait autant de réalité formelle dans la cause que dans l'effet de réalité objective. Le second argument introduit toutes les difficultés qui se peuvent faire sur la notion de substance, notion de soi fort obscure, sur laquelle on le fait rouler tout entier; et quand il serait vrai de dire qu'il est plus facile de se donner à soi-même des qualités que de la substance, on peut demander, dans la supposition que je suis cause de ma substance, si cette substance est supposée finie ou infinie : car si elle est finie, c'est-à-dire, selon l'opinion cartésienne, défectible, qu'est-ce qu'une telle réalité comparée aux modes de la perfection absolue? et si elle est infinie, c'est-à-dire si elle est l'unique substance indéfectible, ou elle est Dieu, ou toute la théologie de Descartes est renversée.

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« Nous recevons cet avantage en prouvant de cette sorte l'existence de Dieu, que nous connaissons par même moyen ce qu'il est, autant que le permet la faiblesse de notre nature. Car, faisant réflexion sur l'idée que nous avons continuellement de lui, nous voyons qu'il est éternel, tout-connaissant, tout-puissant, source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses, et qu'enfin il a en soi tout ce en quoi nous pouvons reconnaître quelque perfection infinie, ou bien qui n'est bornée d'aucune imperfection. (Principes, 22.)

Il faut remarquer dans ce second argument que Descartes, ayant à montrer que je ne suis pas par moi, le prouve par cette raison : « car je me serais donné toutes les perfections dont j'ai l'idée ; » et non par celle-ci, qui semble se présenter naturellement à l'esprit : « car je ne puis être la cause efficiente de moi-même. » Il lui a semblé que la lumière naturelle ne nous apprenait pas que ce fût le propre de la cause efficiente de précéder son effet dans le temps, et qu'à proprement parler la cause efficiente n'est que contemporaine de son effet. De plus, être par soi se prend positivement et non négativement. Qu'est-ce en effet qu'être par soi négativement, c'est-à-dire, non par autrui? C'est n'avoir pas eu de cause; mais ce n'est pas seulement n'en avoir pas eu, c'est n'en avoir point: car chaque moment de la durée est indépendant du moment qui le précède, et la conservation d'un être est une création successive. Un être donc qui se conserve et qui n'a pas de cause extérieure à lui, ne se conçoit que s'il a en soi une telle plénitude d'être et de puissance qu'il n'ait besoin que de sa propre vertu pour se conserver luimême. Enfin, je ne puis supposer que cette puissance de conservation soit en moi à mon insu; car, par définition, je suis un être pensant, et rien autre chose, c'est-à-dire un être ayant conscience de ce qui est en lui. Descartes, dans toute cette argumentation, est victime de sa propre théorie sur la nature des substances. Il est vrai, dans tout état de cause, que le moi actuellement vivant n'est pas la cause du moi actuellement vivant, ni même du moi qui va vivre dans le moment qui suit le moment actuel et s'y joint inséparablement. Mais, dans toutes les questions de cette espèce, cette conception cartésienne de l'expiration et du renouvellement continuel des substances trouble l'esprit, forcé de concevoir la durée comme séparée de l'être, et ne

sachant plus où la placer ni en quoi elle consiste. Descartes a beau écarter la durée, ou ne la rappeler que pour la mettre hors de cause, il ne se peut que la pensée n'évoque malgré lui une question qui a tant d'affinité avec le problème dont il s'occupe. S'il l'eût nettement abordée, la difficulté disparaissait une durée divisible sans commencement ni fin ne peut se substituer à l'éternité, et la contradiction qu'elle enferme l'eût fait rejeter de prime abord. Au lieu de cela, Descartes sent bien qu'il doit nier absolument toute durée : en effet, Dieu ne dure pas; si rien ne dure dans le monde, il n'y a plus de durée proprement dite, mais simplement de la succession; or la succession est la quantité et non l'essence de la durée. Mais quand on nie la durée, ou qu'on ne l'admet que par une contradiction, on nie nécessairement le concours des causes secondes, si ce n'est pour la production actuelle du phénomène enveloppé dans la substance actuelle aussi ; car comment une cause agirait-elle sur ce qui n'est pas encore? et comment un effet serait-il le produit d'une force tombée déjà dans le néant au moment où cet effet est produit? Descartes nous dit qu'il n'est pas nécessaire que la cause précède l'effet; mais il devrait plutôt, pour être rigoureux, soutenir que cela n'est pas possible. A la vérité cette thèse serait difficile à prouver, et c'est pourtant la conséquence de sa doctrine. Le seul moyen pour lui d'admettre le concours des forces secondes, c'est de recevoir la théorie de Leibniz des forces simples causant actuellement leur phénomène actuel; mais n'est-ce pas une nouvelle difficulté pour Descartes, qui, loin d'identifier la substance et la force, prend partout la substance comme passive, et la soumet à des lois mécaniques? Doit-on s'étonner après cela que cet esprit si ferme chancelle partout où il est question de cause et d'effet,

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