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je sens et je déclare en même temps que je suis : le principe de contradiction nécessaire à la connaissance est engagé dans cette première affirmation, dans ce premier acte. Je me sens dans le premier fait de conscience, je me sens opposé à un être limité comme moi, inférieur à moi, quoique réel. Descartes prouve le premier fait en établissant le Cogito, ergo et le second sous une forme particulière, en démontrant que dans la perception des objets sensibles je ne suis. pas le jouet d'un malin esprit. Celui qui a dit : Le moi, sujet absolu, pose le moi et le non-moi comme réciproquement limitables l'un par l'autre, n'a rien ajouté à Descartes.

sum,

La force invincible qui est dans cette proposition, Je pense, donc je suis, tient à la nature même de la pensée, et c'est ce que Descartes aurait fait voir s'il eût approfondi le phénomène de la conscience. Qu'est-ce que la connaissance, sans la conscience de la connaissance? Mais qu'est-ce que la conscience, sinon l'appropriation de la connaissance, la conception d'un rapport entre le moi et la pensée ou l'idée même prise comme objet? Dans tout fait de conscience il y a un jugement, et la conception de l'intervention du moi dans le prononcé de ce jugement. On appelle précisément rendre claire une idée, se la rendre propre, la mettre à sa portée, en harmonie avec la nature et les habitudes du sujet pensant. Je puis douter de la légitimité d'un jugement, non de l'existence du jugement lui-même. De ces trois termes, moi, ma pensée et son objet, je puis nier l'objet sans difficulté ; mais quand je m'efforcerais de douter aussi de ma pensée, je ne pourrais le faire sans avoir conscience de le faire, et par conséquent sans m'affirmer moi-même. J'élimine l'objet externe, j'élimine la pensée en tant que réalité objective; mais je ne puis éliminer la conscience même, qui est la condition de tout jugement, même négatif. L'acte par lequel je pro

nonce la négation la plus radicale n'existe pour moi qu'à condition que je le connaisse comme mien, c'est-à-dire que je me connaisse dans un rapport d'appropriation avec lui, c'est-àdire que j'en aie conscience. De sorte que l'affirmation de moi-même comme être pensant est la condition du scepticisme le plus radical'.

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Nous transcrivons ici les deux phrases suivantes de saint Augustin : Priùs abs te quæro utrùm tu ipse sis: an tu forlasse metuis ne in hac interrogatione fallaris, cùm utique si non esses, falli omninò non posses. Mihi esse me, nosse et amare, certissimum est. Nulla in his verò academicorum argumentorum formido, dicentium: Quid si falleris? Si enim fallor, sum; nam qui non est, utique nec falli potest; ac per hoc, sum, si fallor.

Descartes, une fois en possession d'une première vérité, en conclut aussitôt l'existence d'un criterium. La raison pour laquelle il croit à la vérité de cette proposition, Je pense, donc je suis, c'est qu'elle lui paraît clairement et distinctement être vraie. Il se résout donc d'admettre tout ce qui portera ce même caractère; et ce sera pour lui le criterium de la vérité.

Cette partie de la théorie de Descartes n'a pas toujours été entendue. En établissant un criterium, Descartes ne prétend

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« Nous supposons facilement qu'il n'y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n'avons point de corps; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n'est pas véritablement au même temps qu'il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion, Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre.» (Principes, 7.) 2 Lib. 2 de lib. arbitr., c. 3, et lib. 2 de Civ. Dei, c. 26.

pas posséder désormais une règle infaillible dont il suffise de rapprocher un jugement pour savoir si ce jugement est vrai ou faux. Il n'y a rien de pareil en philosophie, si ce n'est pour la valeur des syllogismes. On peut faire la preuve d'un syllogisme, comme on dit en arithmétique, en le rapprochant des règles d'Aristote; mais un tel empirisme en philosophie générale serait un contre-sens, et impliquerait d'ailleurs nécessairement un cercle vicieux dans la science des premiers principes. Le criterium cartésien n'est autre chose qu'une formule particulière du Je pense, donc je suis, et ne contient rien de plus. Je pense, donc je suis, est l'affirmation sous forme concrète et psychologique de ce dont le criterium est l'affirmation logique et générale. C'est un acte de foi à la légitimité de nos facultés. Le Je pense, donc je suis, et le criterium cartésien, sont déjà dans le premier pas que fait Descartes par le doute méthodique, lequel est une protestation contre toute autorité au profit de la raison individuelle. Il n'y a rien de plus dans le Je pense, donc je suis, si ce n'est que la même vérité a été pesée et jugée définitivement vraie; ni dans le criterium, si ce n'est que cette vérité conquise a été formulée en règle pour être employée.

IDÉES INNÉES.

Tout exercice de la pensée a deux conditions nécessaires : l'affirmation du moi, sans laquelle pas de conscience de la pensée; et l'affirmation de Dieu, sans laquelle pas de réalité objective de la pensée. Un lien étroit rattache le principe de l'autorité de la conscience et celui de la légitimité de la raison pure. De même que la spéculation qui commence par une tentative de scepticisme universel, et aboutit au Je pense, donc je suis, embrasse dans ses deux phases toute la question du libre examen et de l'indépendance philosophique, de même le

rationalisme est contenu tout entier dans la double théorie de l'autorité de la conscience et des idées innées.

La théorie des idées innées renferme quelques opinions particulières à Descartes; au fond elle n'est que la thèse commune à tous les rationalistes, savoir, que toutes nos idées ne provienneut pas de l'observation et des opérations effectuées par l'esprit sur les données de l'expérience, mais qu'il existe en nous une faculté supérieure par laquelle nous saisissons immédiatement des idées et des principes d'une autorité nécessaire, universelle et absolue. A cette question se rattachent toutes les grandes questions métaphysiques; ou plutôt, cette question épuisée, la métaphysique est accomplie. Qu'est-ce, en effet, que la métaphysique ou la philosophie première, sinon la science des substances et des causes? L'existence de Dieu, ses attributs, ses rapports avec le monde comme créateur, conservateur et providence; le degré et le mode d'efficace possédé par les causes secondes, le degré et le mode de réalité possédé par les substances créées, tout cela est attaché, dans la vérité, et dans la philosophie cartésienne, à la théorie des idées innées.

Les idées innées de Descartes sont ainsi appelées, non qu'elles se présentent toujours à notre pensée, mais parce que nous apportons en naissant la faculté de les reproduire, qu'elles ne procèdent ni des objets du dehors ni de la détermination de la volonté, mais seulement, suivant l'expression de Descartes, de la volonté qu'on a de penser 1. Cette défi

1. Elles ne procèdent ni des objets du dehors, ni de la détermination de ma volonté, mais seulement de la volonté que j'ai de penser. » ( Rép. à Leroy.) « Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu'elle est naturellement empreinte en nos âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en aurait aucune; mais j'entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire. »

(Réponse à la dixième Objection de Hobbes.)

nition juste et vraie fait entrer la conception des idées innées dans la définition ou l'essence de l'esprit, considéré en général, c'est-à-dire dans les conditions nécessairement requises pour qu'un esprit soit un esprit ; et Descartes aurait dû s'en souvenir quand il a décrit la nature de l'esprit par excellence. Il dit avec raison que les idées innées sont la marque de l'ouvrier imprimée dans son ouvrage; et véritablement il suffit que de telles idées existent pour que l'existence de Dieu, leur substance, nous soit démontrée. En étudiant attentivement les idées de la raison pure, on comprend que la véritable démonstration de l'existence de Dieu est la démonstration à priori, et que la question générale des rapports du fini et de l'infini commence, dans l'ordre de la science, aux rapports de chaque idée nécessaire conçue par notre esprit avec les idées contingentes de même définition, et dans l'ordre d'antériorité métaphysique, non pas à la création, mais à la simple conception du monde par la pensée divine.

DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DE DIEU.

Descartes a donné trois démonstrations de l'existence de Dieu. 1° J'ai en moi l'idée de Dieu 1. Par le nom de Dieu, j'entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante et toute-puissante. Or, cette idée ne peut tirer son origine de moi-même, qui ne suis

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Je n'ai pas reçu cette idée (l'idée de Dieu ) par les sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font d'ordinaire les idées des choses sensibles lorsque ces choses se présentent ou semblent se présenter aux organes extérieurs des sens; elle n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit, car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose; et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire sinon que cette idée est née et produite avec moi dès lors que j'ai été créé, ainsi que l'est l'idée de moi-même. —Et de fait on ne doit pas trouver étonnant que Dieu en me créant ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage. » (Troisième Méditation.)

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