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rendre à ses raisonnements, quelque justes qu'ils parussent, s'ils n'étaient démonstratifs; « parce que ce serait nous qui agirions, « et non pas Dieu en nous, et que ce serait par un acte libre, et par conséquent sujet à erreur, que nous embrasserions ses sentiments, et non par une impression invincible, nous y rendant « parce que nous le voudrions librement, et non parce que nous le verrions avec évidence. Donc il n'a rien fait dans ce nouveau livre, ni pour l'Église en général, ni pour ceux en particulier qu'il dit avoir eus en vue, « qui se piquent d'une grande justesse et d'une rigoureuse exactitude,» si ce qu'il y a mis n'a que de grandes apparences de vérité : et il faut, selon ses principes, qu'il en ait au moins démontré avec évidence les principaux fondements. Cependant, Monsieur, je pourrai n'être pas longtemps à vous faire voir qu'il s'en faut même beaucoup qu'il ait été au moins jusqu'à ne rien dire qui n'ait de grandes apparences de vérité.

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RÉFLEXION II. Rien n'est moins vrai que ce que dit l'auteur de la Recherche de la Vérité, que « pour être convaincus qu'il y a des « corps, il faut qu'on nous démontre non-seulement qu'il y a un Dieu, et que Dieu n'est point trompeur, mais encore que Dieu << nous ait assurés qu'il en a effectivement créés, et que si nous « n'avions point la foi qui nous oblige à croire qu'il y a des corps, < nous ne serions point invinciblement portés à croire qu'il y en a.» Car je soutiens, au contraire, que le même principe qui est le fondement de la foi, et qui ne la suppose pas, mais la précède, me fait voir nécessairement qu'il y a des corps et d'autres êtres que Dieu et mon esprit.

Ce principe est qu'on doit recevoir pour vrai ce qui ne pourrait être faux qu'on ne fût contraint d'admettre en Dieu des choses tout-à-fait contraires à la nature divine, comme d'être trompeur, ou sujet à d'autres imperfections que la lumière naturelle nous fait voir évidemment ne pouvoir être en Dieu. On ne suppose point la foi, ni de révélation particulière touchant l'existence des corps, en supposant ce principe: donc ce qui suit évidemment de ce principe, en n'y joignant que des choses dont je ne puis non plus douter que de ma propre existence, doit être regardé comme très bien démontré; et par conséquent j'ai raison de prendre pour de véritables démonstrations les arguments qui suivent.

ARGUMENT I. Nous pouvons tirer de la parole un argument certain de l'existence des corps, en y joignant le principe que Dieu

n'est point trompeur. Car je ne puis douter que je ne croie parler depuis que je me connais, c'est-à-dire joindre mes pensées à de certains sons que je crois former par le corps, que j'ai supposés m'être unis, pour les faire entendre à d'autres personnes semblables à moi, que je suppose être autour de moi, et qui ne manquent point, à ce qu'il me semble, de faire entendre de leur part, ou par d'autres paroles que je m'imagine ouïr, ou par d'autres signes que je crois voir, qu'ils ont bien compris ce que je leur ai voulu dire.

Or, si je n'avais point de corps, et qu'il n'y eût point d'autres hommes que moi, il faudrait que Dieu m'eût trompé une infinité de fois, en formant dans mon esprit immédiatement par lui-même, et sans qu'on puisse dire qu'il en a pris occasion des mouvements qui se seraient faits dans mon corps, puisqu'on suppose que je n'en ai point, toutes les pensées que j'ai eues de tant de divers sons, comme formés par les organes de mon corps, et en me répondant lui-même intérieurement si à propos que je ne pouvais pas douter que ce ne fussent les personnes à qui je pensais parler qui me répondaient, et cela, non une fois ou deux, mais une infinité de fois.

Donc Dieu n'étant point trompeur, il faut nécessairement que j'aie un corps, et qu'il y ait d'autres hommes semblables à moi, et qui joignent comme moi leurs pensées à des sons pour me les faire connaître.

ARGUMENT II. J'ai appris diverses langues pour me faire entendre de différentes personnes. Je suis bien assuré que je ne les ai point inventées, et j'ai jugé fort différemment de ces langues, les unes m'ayant paru plus belles que les autres ; et j'ai cru savoir fort certainement que les autres étaient plus nouvelles, et les autres plus anciennes. Et j'ai aussi remarqué que, croyant parler à de certaines personnes, ils m'entendaient bien en leur parlant une de ces langues, et ne m'entendaient point en leur parlant l'autre.

Or, il faudrait attribuer à Dieu une conduite tout-à-fait indigne de lui, s'il n'y avait que lui et mon esprit : car il faudrait qu'il fût auteur de toutes ces différentes langues, sans qu'on en pût concevoir la moindre utilité, sinon qu'il eût eu dessein de se divertir et de me tromper; et que, me faisant croire que je parle tantôt l'une et tantôt l'autre, il me voulût aussi faire croire, en contrefaisant le personnage de ceux à qui je crois parler, qu'il y en avait qu'il n'entendait point, et d'autres qu'il entendait.

Je ne puis done, sans croire des choses indignes de Dieu, sup

poser qu'il n'y a point d'hommes hors moi, et qu'il n'y a point d'autres êtres que Dieu est mon esprit.

ARGUMENT III. J'ai cru ouïr une infinité de fois des hommes qui me parlaient, dont les uns m'ont paru me dire de fort bonnes choses, et d'autres de fort mauvaises, et qui eussent été capables de me faire beaucoup offenser Dieu, si j'eusse suivi les impressions que leurs paroles étaient capables de me donner; car il y en avait même qui m'eussent porté à croire qu'il n'y a point de Dieu. Or, je suis bien assuré que ces pensées ne venaient point de moi, puisque j'en avais beaucoup d'horreur : il faudrait donc qu'elles fussent de Dieu, qui m'aurait parlé intérieurement en la place de ces personnes, que je croyais me parler extérieurement. Or, l'idée que j'ai de l'Etre parfait ne souffre point qu'on lui attribue une conduite si indigne de sa bonté : donc je dois regarder comme impossible la supposition qu'il n'y ait que Dieu et mon esprit,

ARGUMENT IV. On peut tirer encore d'aussi forts arguments de l'art d'écrire, c'est-à-dire de former de certains caractères visibles, qui pussent réveiller dans l'esprit de ceux qui les verraient les idées des sons, qui avaient déjà été pris pour signes des pensées. Je suis bien assuré que je n'ai point inventé cet art; et quand Je l'ai appris, je me suis imaginé que c'était d'autres personnes semblables à moi qui me l'apprenaient. Il faudrait encore que ce fût Dieu qui eût joué tous ces personnages par les imaginations qu'il aurait mises dans mon esprit, comme pour se divertir avec moi. Pourrait-on le penser, et ne le pas croire trompeur? Mais depuis, ayant compris que la plus grande utilité de cet art était de se faire entendre aux personnes absentes, qui pourraient par le même moyen nous rendre réponse sur ce que nous leur aurions écrit, ce qui pouvait quelquefois n'être qu'après un fort long temps, quand elles étaient fort éloignées, je m'en suis servi une infinité de fois à cette fin, et je n'ai pas manqué de recevoir la réponse au temps que j'avais pensé. Si l'une et l'autre, c'est-àdire la lettre et la réponse, n'avaient été que des imaginations que Dieu aurait mises dans mon esprit immédiatement par lui-même, pourrait-on douter qu'il n'eût pris plaisir à me tromper? Or, il faudrait bien que cela fût, s'il n'y avait que Dieu et mon esprit : donc cette hypothèse, enfermant tant de choses indignes de Dieu, doit être rejetée comme impossible.

ARGUMENT V. J'ai cru que l'art d'écrire avait produit une infinité de livres, et je me suis imaginé en avoir lu beaucoup, et sur différentes matières, que je suis bien assuré que je n'avais pas faits. Il y en avait de différentes histoires, écrites en diverses langues, dont les unes m'ont paru vraies, d'autres douteuses, et d'autres fausses. J'ai pris pour vraies, au moins au regard des principaux incidents, celles qui rapportaient des choses comme s'étant passées de leur temps au vu et au su de tout le monde, ou qui étaient rapportées de la même sorte par plusieurs autres auteurs, qu'on ne pouvait pas croire raisonnablement s'être entendus ensemble pour mentir. J'ai pris pour douteuses celles qui n'étaient pas si bien attestées, et pour fausses celles qui étaient manifestement contraires aux vraies, ou que ceux qui les avaient composées n'avaient données que pour des fables, comme les poëmes et les romans. Que pourrais-je dire sur cela dans l'hypothèse qu'il n'y aurait que Dieu et mon esprit ? Étant bien assuré que ce n'est pas moi qui ai composé ces histoires, il faudrait que ce fût Dieu qui en fût l'auteur, et qui les eût imprimées dans mon esprit et dans ma mémoire spirituelle, dans le temps même que je m'imaginais les lire dans les livres; et je ne saurais plus quel jugement en porter. Car, étant de Dieu, elles devraient toutes être vraies, sans en excepter les plus fausses, ce qui est une contradiction ridicule. Et les plus vraies devraient être fausses, puisque, n'y ayant que Dieu et mon esprit, il ne se serait rien passé de tout ce qu'elles conteraient. En faut-il davantage pour démontrer l'absurdité de cette supposition, quand on connaît Dieu ?

ARGUMENT VI. J'ai cru avoir lu d'autres de ces livres, sur toutes sortes de sujets. Il s'en trouve qui tendent à ruiner les plus grandes vérités, et même qu'il y a un Dieu d'autres, comme ceux que je me suis imaginé être des poëtes païens, qui sont pleins de choses tout-à-fait contraires à l'honnêteté et à la pudeur. Puis-je croire sans impiété que Dieu aurait fait les uns et les autres, en me les imprimant immédiatement dans l'esprit ? Il faudrait bien que je le crusse, si j'étais seul avec Dieu; car je suis bien assuré que ce n'est point moi qui les ai faits.

ARGUMENT VII. Les sentiments de la douleur, de la faim, de la soif, peuvent, si l'on veut, ne rien prouver touchant l'existence de mon corps, étant considérés seuls mais ils la prouvent démonstrativement, quand on y joint la considération de Dieu.

Quand j'ai cru avoir approché ma main trop près du feu, j'en ai senti une douleur cuisante, que j'ai appelé brûlure, qui m'a obligé de m'en retirer; et comme cette douleur a cessé ou beaucoup diminué, aussitôt que j'ai cru l'avoir tirée du feu, j'ai été porté à croire que Dieu m'avait donné ce sentiment de douleur pour la conservation de mon corps : ce qui serait inutile, et toutà-fait indigne de lui, si je n'avais point de corps donc j'ai un corps.

De temps en temps j'ai cru avoir besoin de manger et de boire, c'est-à-dire de faire entrer de la nourriture et de la boisson, que je me suis imaginé être des corps, dans celui que j'ai pensé être uni à mon esprit. Et j'ai été averti de ce besoin par un sentiment qui s'appelle faim, et par un autre qui s'appelle soif. Quand ces sentiments ont été grands, je m'en suis senti incommodé, et je me suis imaginé que mon corps tombait en langueur; mais, après que j'ai cru avoir bu et mangé, je me suis senti mieux. Ne serait-ce pas accuser Dieu d'une véritable illusion, s'il m'avait donné ces sentiments avec toute cette suite toujours uniforme une infinité de fois en ma vie, n'ayant point de corps qui eût besoin de tout cela ?

ARGUMENT VIII. Il en est de même des autres sensations. S'il avait plu à Dieu me donner les sensations de la lumière, des couleurs, des sons, des odeurs, des saveurs, du froid, du chaud à propos de rien, je m'en étonnerais moins; et je ne doute pas qu'il ne le pût faire quand je n'aurais point de corps. Mais pourquoi aurait-il voulu, sinon à dessein de me tromper, ne me donner les sentiments de la lumière et des couleurs, au moins fort vifs, que quand je crois ouvrir les yeux, si je n'ai point d'yeux? Car, si je n'ai point d'yeux, l'imagination d'ouvrir les yeux ne peut avoir aucun rapport à ces sentiments de la lumière et des couleurs. Pourquoi ne me donnerait-il jamais, ou presque jamais, ce sentiment vif d'une lumière éclatante qui m'éblouit, sinon quand je crois être tourné vers un corps qu'on appelle le soleil, si ce corps n'est point pourquoi, ayant beaucoup de plaisir à entendre des sons fort harmonieux, ne me donne-t-il jamais ce plaisir, que quand je m'imagine qu'on remue à l'entour de moi quelques corps, dont je m'imagine que le mouvement est au moins l'occasion de me faire ressentir ces sons ? Cette règle constante d'accompagner presque toujours ces sensations, quand elles sont vives, d'imaginations de corps, à qui je suis porté naturellement à les attribuer,

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