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âme se peut donner à elle-même. J'en dirai néanmoins un mot, mais en proposant seulement ce qui me paraît plus vraisemblable, sans rien déterminer absolument.

1. Il y a lieu de croire que Dieu en créant l'âme lui a donné l'idée d'elle-même, et que c'est peut-être cette pensée d'elle-même qui fait son essence. Car, comme j'ai déjà dit en un autre lieu, rien ne paraît plus essentiel à l'âme que d'avoir la conscience et le sentiment intérieur de soi-même, ce que les Latins appellent plus heureusement esse sui consciam.

2. On en peut dire autant de l'idée de l'infini ou de l'être parfait. On ne peut concevoir que nous la puissions former de nous mêmes, et il faut que nous la tenions de Dieu. Et pourvu que l'auteur de la Recherche de la Vérité veuille bien n'entendre que perception par le mot d'idée, je n'aurai pas de peine à consentir à ce qu'il dit en la page 201 : Il est constant que l'esprit aperçoit l'infini, quoiqu'il ne le comprenne pas, et qu'il a une idée très distincte de Dieu, qu'il ne peut avoir que par l'union qu'il a avec lui (c'està-dire qu'il ne peut tenir que de Dieu, comme je l'entends). Il a

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« même l'idée de l'infini avant celle du fini; car nous concevons l'être infini de cela seul que nous concevons l'être, sans penser « s'il est fini ou infini. Mais, afin que nous concevions un être fini, « il faut nécessairement retrancher quelque chose de cette notion « générale de l'être, laquelle, par conséquent, doit précéder.. Mais, selon cela, au lieu de son analogie entre l'esprit et la matière, qu'il a été obligé d'abandonner à moitié chemin, il en pourrait trouver une bien plus belle entre la volonté et l'entendement, en disant que, comme Dieu se contente, au regard de la volonté, de lui donner une impression vers le bien en général, qu'elle peut déterminer par ses différentes inclinations vers les biens particuliers, il se pourrait faire aussi qu'il se fût contenté, au regard de l'entendement, de lui donner l'idée de l'être infini, en lui donnant le pouvoir de se former de cette idée les idées des êtres finis. Je ne dis pas que j'approuve cette pensée, mais je dis seulement qu'elle eût été assez conforme à ses principes.

3. On ne peut presque pas douter que ce ne soit Dieu qui nous donne les perceptions de la lumière, des sons et des autres qualités sensibles, aussi bien que de la douleur, de la faim, de la soif, quoique ce soit à l'occasion de ce qui se passe dans les organes de nos sens ou dans la constitution de notre corps.

4. Il y a aussi beaucoup d'apparence que Dieu nous donne les perceptions des objets fort simples, comme de l'étendue, de la

ligne droite, des premiers nombres, du mouvement, du temps et des plus simples rapports qui nous font apercevoir si facilement la vérité des premiers principes, comme le tout est plus grand que sa partie.

5. Il y a au contraire bien de l'apparence que notre âme se donne à elle-même les idées ou perceptions des choses qu'elle ne peut connaître que par raisonnement, comme sont presque toutes les lignes courbes.

Mais, de quelque manière que nous ayons ces idées, nous en sommes toujours redevables à Dieu : tant parce que c'est lui qui a donné à notre âme la faculté de les produire, que parce qu'en mille manières, qui nous sont cachées, selon les desseins qu'il a eus sur nous de toute éternité, il dispose par les ordres secrets de sa providence toutes les aventures de notre vie, d'où dépend presque toujours que nous connaissons une infinité de choses que nous n'aurions pas connues, s'il les avait disposées d'une autre sorte.

CHAPITRE XXVIII.

Diverses réflexions sur ce que dit l'auteur de la Recherche de la Vérité, qu'on ne peut être entièrement assuré de l'existence des corps que par la foi.

Je pensais en demeurer là, mais, ayant travaillé sur un autre endroit de la Recherche de la Vérité, qui a beaucoup de rapport à sa philosophie des idées, puisque la considération du monde intelligible, du soleil intelligible, des espaces intelligibles, fait une des principales preuves de ce qu'il y veut établir, j'ai cru devoir ajouter ici les raisons qui m'ont toujours empêché de pouvoir être de son sentiment.

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Il est question de savoir, dans l'endroit que je prétends examiner, si on peut être assuré par la raison de l'existence des corps; ou si on n'en peut être entièrement assuré que par la foi. C'est ce qu'il traite dans un de ses Éclaircissements, qui a pour titre « Qu'il est difficile de prouver qu'il y a des corps, et ce que « l'on doit penser des preuves que l'on apporte de leur existence. » Il y loue d'abord M. Descartes de ce que (a), « voulant établir << sa philosophie sur des fondements inébranlables, il n'a pas cru pouvoir supposer qu'il y eût des corps, ni devoir le prouver par des preuves sensibles, quoiqu'elles paraissent très convaincantes « au commun des hommes. Apparemment il savait aussi bien que

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(a) Page 497.

« nous qu'il n'y avait qu'à ouvrir les yeux pour voir des corps; . et que l'on pouvait s'en approcher et les toucher, pour s'assurer « si nos yeux ne nous trompaient point dans leur rapport. Il con- naissait assez l'esprit de l'homme pour juger que de semblables preuves n'eussent pas été rejetées.

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Notre ami aurait pu en demeurer là; et il aurait bien fait. Mais il passe bien plus loin; car il prétend que cela ne se peut démontrer par la raison, lors même qu'on a recours à ce que dit M. Descartes que Dieu n'est point trompeur, et qu'il le serait s'il nous donnait tant de divers sentiments à l'occasion des corps qui nous environnent, et de celui que nous croyons uni à notre âme, sans qu'il y eût dans le monde que Dieu et notre esprit. Il prétend qu'avec tout cela nous pourrions et nous ferions bien de ne point assurer qu'il y a des corps, et que nous ne pouvons en être entièrement assurés que par la foi.

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Quoique M. Descartes, dit-il, ait donné les preuves les plus fortes que la raison toute seule puisse fournir pour l'existence des corps; quoiqu'il soit évident que Dieu n'ést point trompeur, • et qu'on puisse dire qu'il nous tromperait effectivement, si nous << nous trompions nous-mêmes en faisant l'usage que nous devons faire de notre esprit et des autres facultés dont il est l'auteur; cependant on peut dire que l'existence de la matière n'est point « encore parfaitement démontrée. Car enfin, en matière de philosophie, nous ne devons croire quoi que ce soit, que lorsque l'évidence nous y oblige. Nous devons faire usage de notre liberté autant que nous le pouvons. Nos jugements ne doivent pas avoir plus d'étendue que nos perceptions. Ainsi, lorsque « nous voyons des corps, jugeons seulement que nous en voyons, « et que ces corps visibles ou intelligibles existent actuellement. Mais pourquoi jugerons-nous positivement qu'il y a au dehors « un monde matériel, semblable au monde intelligible que nous voyons? Et un peu plus bas. « Pour être pleinement convaincu « qu'il y a des corps, il faut qu'on nous démontre non-seulement qu'il « y a un Dieu, et que Dieu n'est point trompeur, mais encore que . Dieu nous a assurés qu'il en a effectivement créé; ce que je ne trouve point prouvé dans les ouvrages de M. Descartes. Dieu ne parle à l'esprit et ne l'oblige à croire qu'en deux manières, par l'évidence et par la foi. Je demeure d'accord que la foi oblige à croire qu'il y a des corps; mais, pour l'évidence, il me semble qu'elle n'est point entière, et que nous ne sommes point invinciblement portés à croire qu'il y ait quelque autre chose

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que Dieu et notre esprit. Il est vrai que nous avons un penchant extrême à croire qu'il y a des corps qui nous environ«nent. Je l'accorde à M. Descartes; mais ce penchant, tout << naturel qu'il est, ne nous y force point par évidence: il nous y incline seulement par impression. Or, nous ne devons suivre « dans nos jugements libres que la lumière et l'évidence; et si << nous nous laissons conduire à l'impression sensible, nous nous tromperons presque toujours. » Et après avoir rapporté un raisonnement, pour prouver l'existence des corps, il ajoute (a): « Ce raisonnement est peut-être assez juste; cependant il faut demeu« rer d'accord qu'il ne doit point passer pour une démonstration « évidente de l'existence des corps. Car enfin Dieu ne nous pousse point invinciblement à nous y rendre. Si nous y consentons, « c'est librement : nous pouvons n'y pas consentir. Si le raisonne« ment que je viens de faire est juste, nous devons croire qu'il est tout-à-fait vraisemblable qu'il y a des corps; mais nous ne ⚫ devons pas en demeurer pleinement convaincus par ce seul rai« sonnement. Autrement c'est nous qui agissons, et non pas Dieu << en nous. C'est par un acte libre, et par conséquent sujet à l'erreur, que nous consentons, et non par une impression invincible; car nous croyons, parce que nous le voulons librement, « et non parce que nous le voyons avec évidence. Certainement il n'y a que la foi qui puisse nous convaincre qu'il y a effectivement des corps. On ne peut avoir de démonstration exacte de l'existence d'un autre être que de celui qui est nécessaire. Et si l'on y prend garde de près, on verra bien qu'il n'est pas même possible de connaître avec une entière évidence si Dieu est ou n'est pas véritablement créateur d'un monde matériel et sensible; car une telle évidence ne se rencontre que dans les rapports nécessaires : et il n'y a point de rapport nécessaire entre Dieu et un tel monde. Il a pu ne le pas créer : et s'il l'a fait, c'est qu'il l'a voulu, et qu'il l'a voulu librement. »

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Trouvez bon, Monsieur, que je fasse trois ou quatre réflexions sur ce qu'il prétend prouver qu'il n'y a que la foi qui nous puisse assurer qu'il y a des corps, et sur les preuves qu'il y emploie.

RÉFLEXION I. Il est bien étrange qu'il ne se soit pas aperçu que, demeurant dans les principes qu'il a établis en cet endroit, il est impossible qu'il ait rien démontré de tout ce qu'il avance dans son

(a) Pages 499 et 500.

Traité de la nature et de la grâce. Car il ne dit point qu'il ait appris par la révélation de Dieu ces grandes maximes sur lesquelles tout ce traité roule. « Que si Dieu veut agir au dehors, c'est qu'il veut se « procurer un honneur digne de lui; qu'il agit par les voies les « plus simples; qu'il n'agit point par des volontés particulières, « mais par des volontés générales qui sont déterminées par des << causes occasionnelles. » Il n'a point entrepris de rien prouver de tout cela par l'Écriture, et, s'il avait cru le pouvoir faire, il aurait dû dire qu'il le savait par la foi, et non pas qu'il l'a démontré.

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Or il ne peut pas dire qu'il y ait un rapport plus nécessaire entre Dieu et ces manières d'agir, qu'entre Dieu et la création du monde. Car, quoiqu'il dise quelquefois (a) que les lois de la nature sont constantes et immuables, il est obligé de reconnaître en d'autres endroits que la loi de communication des mouvements (b) « n'est point essentielle à Dieu, mais arbitraire; qu'il y a des occasions où ces lois générales doivent cesser de produire leur effet, et qu'il est à propos que les hommes sachent que Dieu est tellement « maître de la nature, que s'il se soumet aux lois qu'il a établies, c'est plutôt parce qu'il le veut que par une nécessité absolue.» Il n'a donc pu rien démontrer de toutes ces maximes, qui sont le fondement de tout ce qu'il a de particulier dans son Traité, s'il est vrai, comme il le prétend dans cet endroit que nous venons de rapporter, qu'il n'est pas possible de connaître avec une entière évidence si Dieu est ou n'est pas véritablement créateur du monde matériel et sensible, parce qu'une telle évidence ne se rencontre que dans les rapports nécessaires; et qu'il n'y a point de rapport nécessaire entre Dieu et un tel monde, qu'il a pu ne pas créer. Car il a pu aussi ne pas agir par des volontés générales, déterminées par des causes occasionnelles; et par conséquent il n'y a point de rapport nécessaire entre Dieu et cette manière d'agir. On ne peut donc, selon lui, avoir sur cela d'entière évidence ni d'exacte démonstration.

Un autre que lui pourrait dire qu'il suffit que ce qu'il a dit de ces choses ait une grande apparence de vérité, et qu'il n'est pas nécessaire qu'il les ait prouvées par des démonstrations tout-à-fait exactes. Mais, pour lui, il est bien clair qu'il ne peut point parler de la sorte, après ce que nous venons de voir. Car il n'a pas écrit sur des matières si importantes pour ne persuader personne. Or, nous a déclaré bien positivement que nous ferions mal de nous

(a) Premier Discours, partie I, § 18. (b) § 20.

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