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que les rapports ne conviennent proprement qu'aux quantités : et par conséquent les choses qui ne sont point quantité peuvent être connues par des idées claires, sans que nous en connaissions les rapports.

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La troisième est « qu'on ne connaît par une idée claire que ce qu'on découvre d'une simple vue, et avec autant de facilité que - l'on reconnaît que le carré n'est pas le cercle. » C'est vouloir que nous n'ayons point d'idées claires de presque tout ce que l'on sait par les sciences les plus certaines, comme sont l'algèbre, la géométrie, l'arithmétique. Car, hors les premiers principes, et les plus simples définitions qui se découvrent d'une simple vue, tout le reste ne se connaît que par des démonstrations qui consistent souvent en une fort longue suite de raisonnements.

La quatrième est « qu'on ne connaît point par des idées claires « ce qu'on connaît par conscience et par sentiment. » Et c'est justement tout le contraire, au moins pour ce qui est de ce que nous connaissons pendant cette vie. Car rien ne nous est plus clair que ce que nous connaissons en cette manière, comme saint Augustin nous l'apprend dans le livre XIII de la Trinité, chap. I, où il dit que nous connaissons notre propre foi et il en est de même de nos autres pensées : certissimâ scientiâ, et clamante conscientiâ : par une science très certaine, et comme par un cri de notre conscience. Or, ce que nous connaissons par ce sentiment intérieur ne nous peut être si certain que le dit ce saint, que parce qu'il est clair et évident. Car, dans les connaissances naturelles, ce ne peut être que la clarté et l'évidence qui fait la certitude. Or, quand on voudrait douter si la perception que nous avons de notre pensée, lorsque nous la connaissons comme par elle-même sans réflexion expresse, est proprement une idée, on ne peut nier au moins qu'il ne nous soit facile de la connaître par une idée. puisque nous n'avons pour cela qu'à faire une réflexion expresse sur notre pensée. Car alors cette seconde pensée, ayant pour objet la première, elle en sera une perception formelle, et par conséquent une idée. Or, cette idée sera claire, puisqu'elle nous fera apercevoir très évidemment ce dont elle est idée. Et, par conséquent, il est indubitable que nous voyons par des idées claires ce que nous voyons par sentiment et par conscience: bien loin qu'on doive regarder comme opposées ces deux manières de connaître, ainsi partout l'auteur de la Recherche de la Vérité.

que

fait

Lors donc que cet auteur se sera défait de ces quatre fausses préventions, il lui sera aisé de trouver en soi-même une idée claire

de son âme et il y a même assez de choses dans son livre qui l'aideront à la découvrir.

Ce qu'il dit de l'âme dans le chap. 1 du livre III aurait suffi pour lui faire comprendre que nous avons une idée claire de notre âme, s'il s'était contenté de la vraie notion d'une idée claire, sans y ajouter beaucoup de conditions que la clarté d'une idée ne demande point.

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Il dit « qu'après y avoir pensé sérieusement on ne peut douter l'essence de l'esprit ne consiste dans la pensée, de même que l'essence de la matière consiste dans l'étendue. » Peut-on dire certainement en quoi consiste l'essence d'une chose dont on n'aurait point d'idée, où dont l'on pourrait dire, comme il fait en la page 206, «que c'est la chose du monde qu'on connaît le mieux quant à son existence, et qu'on connaît le moins quant à son essence. Il ajoute au même lieu (page 171) « qu'il n'est pas possible de « concevoir un esprit qui ne pense point, quoiqu'il soit possible d'en concevoir un qui ne sente point, qui n'imagine point, et « même qui ne veuille point..... Mais que la puissance de vouloir « est inséparable de l'esprit, quoiqu'elle ne lui soit pas essen« tielle : comme la capacité d'être mue est inséparable de la matérielle, quoiqu'elle ne lui soit pas essentielle. On peut voir beaucoup d'autres choses semblables dans le même endroit, qui montrent manifestement, ou qu'il avance tout cela témérairement et sans savoir ce qu'il dit, ou qu'il connaît mieux qu'il ne dit la nature de son âme.

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Mais il dit une chose dans ce même chapitre, qui renverse ce qu'il donne ailleurs pour la principale condition de l'idée claire d'un objet, qui est de nous donner moyen de connaître toutes les modifications dont il est capable. C'est en la page 173 : « Il faut, dit-il, demeurer d'accord que la capacité qu'a l'âme de recevoir diffé« rentes modifications est vraisemblablement plus grande que la capacité qu'elle a de concevoir : je veux dire que, comme l'esprit ne peut épuiser ni comprendre toutes les figures dont la « matière est capable, il ne peut aussi comprendre toutes les diffé« rentes modifications que la puissante main de Dieu peut produire dans l'âme, quand même il connaîtrait aussi distinctement la capacité de l'âme qu'il connaît celle de la matière. »

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On peut tirer de là deux arguments démonstratifs contre sa définition d'une idée claire. Voici le premier.

Notre esprit ne saurait comprendre toutes les figures dont la matière est capable.

Or, cela n'empêche pas que notre esprit ne connaisse la matière par une idée claire.

Il n'est donc point nécessaire, pour connaître un objet par une idée claire, de comprendre toutes les modifications dont il est capable. Voici le second. Si notre âme se connaissait aussi distinctement qu'elle connaît la matière, rien ne pourrait empêcher qu'on ne dit qu'elle se connaît par une idée claire.

Or, quand elle se connaîtrait aussi distinctement qu'elle connaît sa matière, elle ne pourrait pas comprendre toutes les modifications que la puissante main de Dieu peut produire en elle.

Ce n'est donc pas une raison qui puisse prouver qu'elle ne se connait pas par une idée claire, de ce qu'elle ne connaît pas toutes les modifications dont elle est capable.

Il dit en la page 207 (livre III, deuxième partie, chap. vii) « que « la connaissance que nous avons de notre âme suffit pour en démontrer l'immortalité, la spiritualité, la liberté et quelques << autres attributs qu'il est nécessaire que nous sachions. » Or, il y a une contradiction qu'on puisse rien démontrer de ce qu'on ne connaît que confusément et obscurément. Je n'en veux point d'autre preuve que celle que cet auteur nous en donne. Car il avouera sans doute que démontrer c'est prouver avec évidence: or, il nous enseigne, livre I, chap. II, « que l'évidence ne consiste « que dans la vue claire et distincte de toutes les parties et de tous « les rapports de l'objet, qui sont nécessaires pour en porter un jugement assuré»: donc on ne peut rien démontrer d'un objet dont on n'a point une vue claire et distincte. Et, par conséquent, si nous n'avions une vue claire et distincte de notre âme, nous n'en pourrions démontrer ni l'immortalité, ni la spiritualité, ni la liberté or, avoir une vue claire et distincte d'un objet, et connaître un objet par une idée claire, est visiblement la même chose : il n'est donc pas vrai que nous n'ayons point d'idée claire de notre âme.

Enfin il n'a qu'à faire ce qu'il conseille aux autres, pour trouver cette idée qu'il dit n'avoir pu encore trouver dans lui-même. C'est en la page 42, où il renvoie ses lecteurs à divers livres de saint Augustin, de M. Descartes et de M. de Cordemoy 18, pour apprendre à bien distinguer les idées de l'âme et du corps. Car ces auteurs, et surtout les deux premiers, soutiennent que nous avons une idée plus claire et plus distincte de notre âme que de notre corps. Pourquoi donc nous y renvoie-t-il, si nous y devons trouver ce qu'il croyait être contraire à la vérité?

Rien n'est plus beau que ce que saint Augustin dit sur cela dans le livre X de la Trinité, chap. 10:

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« Car après avoir montre que les philosophes ont eu divers sentiments touchant la nature de notre âme, les uns ayant cr que c'était de l'air, les autres que c'était du feu, et d'autres cec « et cela; mais qu'ils convenaient que ce qui était en eux, qu'il appelaient âme, vivait, se ressouvenait, concevait diverses choses clairement, voulait, pensait, savait, jugeait. Voilà de quoi, ditil, jamais personne n'a pu douter; car le doute même lui aurait fait trouver tout cela en lui; puisqu'il se peut dire à lui-même: Si je doute, je suis et je vis. Si je doute je me souviens de ce dont je doute. Si je doute, je vois clairement que je doute. Sije doute, je voudrais bien savoir certainement ce dont je doute. Si je doute, je pense. Si je doute, je sais que je ne sais pas. Sije doute, je juge que je ne dois pas témérairement prendre parti. Et ainsi, quiconque doute, de quoi que ce soit qu'il doute, il ne peut pas douter de toutes ces choses qui se trouvent dans son « àme, puisque si elles n'y étaient point elle ne pourrait douter d'aucune chose.» Et un peu plus bas : « Ces philosophes, qui ont eu tant de différents sentiments touchant notre âme, n'ont pas pris garde que notre âme se connaît quand elle cherche à « se connaître or, on ne connaît point que l'on connaît une chose quand on n'en connaît pas la nature et la substance: donc, quand notre âme se connaît, elle connaît sa substance et sa « nature. Or, elle a une connaissance certaine d'elle-même, comme « nous l'avons fait voir : elle a donc une connaissance certaine de sa nature. Or, elle n'est point certaine qu'elle soit ou de l'air « ou du feu, ou quelque autre corps, ou une manière d'être du « corps elle n'est donc rien de tout cela. » Est-ce là le langage d'un homme qui aurait cru qu'on n'a point d'idée claire de l'àme, et qu'on ne la connaît que confusément et obscurément?

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Il nous renvoie encore à M. Descartes dans ses Méditations, et principalement à ce qu'il dit pour prouver la distinction de l'âme et du corps. Mais c'est où se trouve justement que cette distinction a pour fondement les idées claires tant de l'âme que du corps. Car c'est la règle qu'il donne dans sa sixième Méditation :

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assez que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l'une n'est pas l'au« tre. » Et sur ce qu'on lui avait contesté cela dans les secondes objections, il l'établit encore plus fortement dans sa réponse. Pouvez-vous, dit-il, nier qu'il ne suffise que nous puissions

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« concevoir clairement une chose sans une autre, pour juger qu'elles sont réellement distinctes? Donnez-nous donc un signe plus certain de la distinction réelle. Je suis assuré que vous n'en sauriez apporter aucun. Direz-vous que ce sont les sens qui « nous en assurent, parce que nous voyons une chose sans l'autre? Mais on doit ajouter beaucoup moins de foi à ses sens qu'à son esprit. Et même, à proprement parler, c'est par l'esprit et non par les sens que nous connaissons les choses: de sorte que con« naître par les sens une chose sans une autre, c'est avoir l'idée « d'une chose, et connaître par l'esprit que l'idée de cette chose « n'est pas celle d'une autre; c'est-à-dire que c'est concevoir une chose sans une autre, ce qui ne se peut plus concevoir certainement, si l'idée que l'on a de l'une et de l'autre n'est claire et distincte: Nec potest id certò intelligi, nisi utriusque rei « idea fit clara et distinctu. » Il a donc cru qu'il fallait que l'idée de l'âme fût claire aussi bien que celle du corps, pour établir solidement la distinction de l'âme et du corps.

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Et c'est principalement celle de l'âme qu'il n'a point douté qui ne fût claire et distincte. Car bien loin qu'il se soit imaginé que c'était une marque que nous ne connaissons point notre âme par une idée claire de ce que nous la connaissions par conscience, que c'est de cela même qu'il a inféré que l'on ne pouvait pas douter que nous ne la connussions par une idée claire. C'est ce qu'il déclare en peu de mots, et précis, à la fin de sa réponse aux sixièmes objections: Non dubitavi quin claram haberem ideam mentis meæ, utpotè cujus mihi intimè conscius eram.

Je n'aurais rien opposé de tout cela à l'auteur de la Recherche de la Vérité, s'il n'avait renvoyé aux Méditations de M. Descartes sur le sujet des idées de l'âme et du corps. Car je sais bien qu'il ne se croit pas obligé d'être sur cela de son sentiment. Il reproche même, comme une faiblesse, aux disciples de M. Descartes, de s'être tellement laissés préoccuper par l'autorité de leur maître, qu'ils aient pu croire ce qu'il dit : «Que la nature de l'esprit est plus connue que celle de toute autre chose. »

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Mais, parce que ces cartésiens pourraient se plaindre qu'on les accuse à tort d'une déférence aveugle à l'autorité d'un homme, lorsqu'ils ne se sont rendus qu'à ses raisons, il leur a voulu ôter ce sujet de plainte en leur faisant voir qu'il n'y a rien de plus faible que ce qui les a persuadés. C'est ce qu'il entreprend de montrer dans les Éclaircissements, p. 554.

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On connaît, disent ces philosophes après M. Descartes, la na

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