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RAISON VII. « Quoique je voie ou que je sente les couleurs, les « saveurs, les odeurs, je puis dire que je ne les connais point par « une idée claire, puisque je ne puis en découvrir clairement les rapports. Nous n'avons donc point d'idée claire ni de l'âme ni de « ses modifications.

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RÉPONSE. Cette raison ne peut être concluante qu'en vertu de cette majeure absolument fausse : « Nous n'avons d'idées claires que « des choses dont nous pouvons connaître les rapports qu'elles ont « avec d'autres. » Or, il faut que lui-même reconnaisse que cette majeure est absolument fausse. Car il avoue que nous avons une idée claire du carré et du cercle, et néanmoins personne n'a pu jusqu'ici en trouver le rapport. Je ne doute point aussi qu'il n'y ait une infinité de lignes courbes dont on ne connaît point le rapport qu'elles ont ou avec la ligne droite ou avec d'autres courbes. Il faut donc conclure de cette nouvelle condition, qu'il ajoute à la notion qu'il a des idées claires, que nous n'avons non plus d'idées de la plupart des modifications de l'étendue que des modifications de notre âme.

Il est certain de plus que les rapports ne conviennent proprement qu'aux quantités, à l'étendue, aux nombres, aux temps, au mouvement. Or, les qualités sensibles ne sont point des quantités. Pourquoi voudrait-il donc que nous en connussions les rapports, afin que l'on pût dire que nous en avons des idées claires ?

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RAISON VIII. Quoique les musiciens distinguent fort bien les « différentes consonnances, ce n'est point qu'ils en distinguent les rapports par des idées claires. C'est l'oreille seule qui juge chez « eux de la différence des sons; la raison n'y connaît rien. Mais on « ne peut pas dire que l'oreille juge par idée claire ou autrement « que par sentiment. Les musiciens n'ont donc point d'idée claire des sons, en tant que sentiments ou modifications de l'âme. Et « par conséquent, on ne conçoit point l'âme ni ses modifications par idée claire, mais seulement par conscience ou sentiment intérieur. »

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Réponse. Rien n'est plus embrouillé que cette raison. Pour y donner quelque forme, il la faudrait réduire à deux arguments, dont le premier serait :

Nous ne connaissons point par idée claire ce que nous ne connaissons que par l'oreille, et non par la raison.

Or, quoique les musiciens connaissent fort bien les différentes

consonnances, ce n'est que par l'oreille qu'ils en jugent, et la raison n'y connaît rien.

Nous ne connaissons donc point les sons par des idées claires. Le second est : Nous ne connaissons point par idée claire ce que nous ne connaissons que par sentiment intérieur.

Or l'âme ne connaît les modifications que par sentiment intérieur. Donc elle ne les connaît point par des idées claires.

Mais je nie les majeures de l'un et de l'autre.

Et je prétends que dans l'une et dans l'autre on nous veut faire regarder comme deux choses opposées ce qui n'est nullement opposé.

Car, dans la majeure du premier aussi bien que dans la mineure, on veut qu'il n'y ait que l'oreille qui juge des sons, et que la raison n'y connaisse rien, quoiqu'il n'y rien de plus faux dans la philosophie même de cet auteur, que l'idée qu'il donne ici de l'oreille, qui juge seule d'une consonnance, sans que la raison ait aucune part à ce jugement. On sait qu'il enseigne partout que les sens ne jugent de rien, et que c'est la raison seule quijuge de ce qui lui est rapporté par les sens. En vain donc oppose-t-il l'oreille à la raison dans une chose qui ne se peut jamais faire que par la raison, quoique par l'entremise de l'oreille. Il faut donc qu'il parle plus nettement et plus philosophiquement, et qu'il se réduise à dire que, quoique ce soit notre raison qui aperçoit les sons, et qui en juge aussi bien que de toutes les autres qualités sensibles, on doit croire néanmoins que de ce qu'elle ne les peut apercevoir que par le ministère des sens, c'est une marque qu'elle ne les peut apercevoir par des idées claires. Je me pourrais contenter de dire que je nie cela, et que j'attends qu'on me le prouve. Car je ne crois pas qu'on osât faire passer cette maxime pour un de ses premiers principes dont on ne saurait douter de bonne foi. Je veux néanmoins faire plus et montrer, tant par ce que chacun peut connaître par sa propre conscience, que par l'autorité d'un grand homme, qu'il n'y a nulle incompatibilité entre ne connaître une chose que par l'entremise des sens, et en avoir une idée claire.

Mais il faut auparavant remarquer que la difficulté n'est pas en général sur l'idée, mais seulement sur la qualité de claire. Car, avouant comme il a fait, qu'il a reconnu en un endroit que nous avons une idée de notre âme, quoiqu'il ait dit en d'autres que nous n'en avons point, il n'a démêlé cette contradiction apparente que par cette distinction qu'il a dit que nous en avions une, en prenant le mot d'idée pour tout ce qui représente à l'esprit quelque chose, soit clairement, soit obscurément, et qu'il ne l'a nié qu'en

restreignant le mot d'idée à une idée claire. Il ne s'agit donc que de prouver que l'idée que nous avons des qualités sensibles, comme sont les couleurs, les sons, les odeurs, en tant qu'elles sont des modifications de notre âme, est une idée claire. Et pour cela il n'est besoin que de prouver que nous les connaissons clairement. Car, puisque nous les connaissons par une idée, en prenant ce mot généralement, comme cet auteur l'avoue, si cette idée ne nous les représente que confusément, ce sera une idée confuse; mais si elle nous les représente clairement et distinctement, ce sera une idée claire.

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Or, j'en appelle à la conscience de tout le monde. Qu'ils se consultent eux-mêmes, et qu'ils me disent s'il n'est pas vrai qu'ils croient connaître clairement les différentes couleurs qu'ils voient, et les divers sons qu'ils entendent. Cet auteur même le reconnaît en effet, quoiqu'il semble en avoir un peu de peine, et que c'est pour cela qu'il se sert de quelques termes diminutifs, ayant peutêtre prévu que cela ne s'accordait pas tout-à-fait avec une autre de ses maximes. C'est dans le chapitre XIII du livre I : « Il se trouve, dit-il, tous les jours une infinité de gens qui se mettent fort en peine de savoir ce que c'est que la douleur, le plaisir et les autres sensations... Il est vrai que ces sortes de gens sont admirables de vouloir qu'on leur apprenne ce qu'ils ne peuvent ignorer (a). « Une personne, par exemple, qui se brûle la main, distingue fort bien la douleur qu'il sent d'avec la lumière, la couleur, le son, les saveurs, les odeurs, le plaisir, et d'avec toute autre douleur « que celle qu'il sent; il la distingue très bien de l'admiration, du désir, de l'amour; il la distingue d'un carré, d'un cercle, d'un « mouvement; enfin il la reconnaît fort différente de toutes les « choses qui ne sont point cette douleur qu'il sent. Or, s'il n'avait « aucune connaissance de la douleur, je voudrais bien savoir com«ment il pourrait connaître avec évidence et certitude que ce qu'il sent, n'est aucune de ces choses. »

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Il se contente de dire que cela prouve que nous avons quelque connaissance de la douleur; mais il est clair que cela prouve plus, et que l'on en doit conclure que nous la connaissons clairement. Car si nous n'en n'avions qu'une connaissance obscure, nous ne pourrions connaître qu'avec quelque doute, et non point avec évidence et certitude, que ce que nous sentons n'est aucune de toutes les choses qu'il a marquées.

(a) Page 52.

Et en effet, c'est ce qu'assure M. Descartes, que nous voyons clairement les qualités sensibles lorsque nous ne les considérons que comme des modifications de notre esprit, quoique ce fût l'homme du monde le plus réservé à prendre pour clair ce qui ne l'aurait pas été. On ne peut pas le dire plus positivement qu'il fait dans le passage que nous avons déjà rapporté du livre I des Principes, § 68. « Pour bien distinguer, dit-il, ce qui est clair et obscur dans les idées que nous avons des choses, il faut surtout bien remarquer que nous voyons clairement et distinctement la douleur, la couleur, et autres choses semblables, tant que nous « ne les regardons que comme des sentiments et des pensées, mais qu'il n'en est pas de même quand nous les considérons comme « des choses qui sont hors de notre esprit.

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Or de là je conclus deux choses: l'une qu'il n'y a rien de plus faux que la majeure du deuxième argument, qui est une supposition que cet auteur fait partout, en nous voulant faire passer pour deux choses opposées de voir une chose par une idée claire et de ne la voir que par un sentiment intérieur. Car on ne voit la douleur, la couleur et autres choses semblables, que par sentiment intérieur, et néanmoins M. Descartes soutient qu'on les voit clairement et distinctement quand on ne les considère que comme des sentiments et des pensées.

L'autre que la douleur, la couleur, et autres choses semblables, n'étant connues obscurément et confusément que quand nous les considérons par erreur comme étant hors de notre âme, il s'ensuit de là que les idées de ces qualités sensibles ne sont obscures et confuses que quand on les rapporte aux corps, comme si elles en étaient des modifications. Et par conséquent on ne peut raisonnablement rien conclure de leur obscurité contre la clarté de l'idée de l'âme, et cela irait plutôt à faire douter de la clarté de l'idée de l'étendue.

J'en pourrais demeurer là; mais puisqu'il fait tant valoir cette matière des sensations, pour prouver que nous n'avons point d'idée claire de notre âme, j'ai cru qu'on serait bien aise de voir que sans sortir de cette matière des sensations, on pourrait facilement le convaincre par un argument semblable au sien :`que nous n'avons point d'idée claire de l'étendue, ou au moins que l'idée de notre âme est plus claire que celle de l'étendue.

Il n'est besoin pour cela que de remarquer que nos différentes sensations dépendent de différentes causes occasionnelles, qui ne sont point des modifications de notre âme, mais de la matière.

Par exemple, si j'ai le sentiment de la couleur rouge en regardant un objet, et de la verte lorsque j'en regarde un autre, cela vient de ce que les particules de la surface de ces deux objets sont différemment disposées, ce qui est cause que les globules par lesquels se communique l'action de la lumière rejaillissent diversement de ces deux objets vers nos yeux, et qu'ils causent ensuite de différents mouvements dans les filets du nerf optique. Or il n'y a rien de ces trois choses-là qui n'appartienne à l'étendue, et non à notre âme. Cela supposé, voici comme je raisonne.

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Je connais clairement et distinctement mes sensations quand je ne les considère que comme des modifications de mon âme; c'est ce que je viens de prouver, et au contraire, je ne connais point du tout, ou je ne connais qu'obscurément et confusément les causes occasionnelles de mes différentes sensations, quoiqu'il soit certain qu'il n'y a rien dans ces causes occasionnelles qui n'appartienne à l'étendue. Car qui est celui qui se peut vanter de connaître clairement comment doivent être disposées les particules de la surface d'un corps pour être la cause occasionnelle du sentiment que j'ai de la couleur rouge, et ainsi de deux autres choses, savoir: le mouvement des globules et le mouvement des filets du nerf optique?

Or, selon cet auteur, nous ne sommes censés avoir l'idée claire d'un objet qu'autant que nous pouvons connaître clairement, en consultant cette idée, les modifications dont il est capable. C'est son principe, quoique je n'en convienne pas.

Et par conséquent si la connaissance claire ou obscure que nous avons de ce qui regarde nos sensations peut être apportée pour une preuve de la clarté ou de l'obscurité des idées de notre âme et de l'étendue, elle ne pourra servir qu'à nous faire conclure, contre les prétentions de cet auteur, que l'idée que nous avons de notre âme est plus claire que celle que nous avons de l'étendue.

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RAISON IX. (a) « Comme on a une idée claire de l'ordre, si l'on « avait aussi une idée claire de l'âme par le sentiment intérieur qu'on a de soi-même, on connaîtrait avec évidence si elle serait « conforme à l'ordre; on saurait bien si l'on est juste ou non; on pourrait même connaître exactement toutes ses dispositions intérieures au bien et au mal, lorsqu'on en aurait le sentiment;

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mais si l'on pouvait se connaître tel qu'on est, on ne serait pas « si sujet à la présomption. »

(a) Page 56.

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