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« distinctement la douleur, la couleur, et les autres sentiments,

*

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lors

« que nous les considérons simplement comme des pensées; mais que quand nous voulons juger que la couleur, que la douleur, etc., « sont des choses qui subsistent hors de notre pensée, nous ne « concevons en aucune façon quelle chose c'est que cette couleur, * cette douleur, etc. Et il en est de même lorsque quelqu'un nous dit qu'il voit de la couleur dans un corps, ou qu'il se sent de la douleur « en quelqu'un de ses membres, comme s'il nous disait qu'il voit « ou qu'il sent quelque chose, mais qu'il ignore entièrement quelle « est la nature de cette chose, ou bien qu'il n'a pas une connais«sance distincte de ce qu'il voit et de ce qu'il sent. Car, encore que lorsqu'il n'examine pas ses pensées avec attention, il se persuade peut-être qu'il en a quelque connaissance, à cause qu'il suppose que la couleur qu'il croit voir dans l'objet, a de la ressemblance avec le sentiment qu'il éprouve en soi; néanmoins « s'il fait réflexion sur ce qui lui est représenté par la couleur, ou « par la douleur, en tant qu'elles existent dans un corps coloré, ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans doute qu'il n'en a « pas de connaissance... Il est donc évident, lorsque nous disons

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à quelqu'un que nous apercevons des couleurs dans les objets, qu'il en est de même que si nous lui disions

que nous

apercevons

« en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et mani« feste qu'on nomme le sentiment des couleurs. Mais il y a bien de « la différence en nos jugements: car, tant que nous nous conten« tons de croire qu'il y a je ne sais quoi dans les objets (c'est-à« dire dans les choses telles qu'elles soient) qui cause en nous ces pensées confuses qu'on nomme sentiments, tant s'en faut que « nous nous méprenions; qu'au contraire nous évitons la surprise qui nous pourrait faire méprendre, à cause que nous ne << nous emportons pas sitôt à juger témérairement d'une chose que « nous remarquons ne pas bien connaître. Mais, lorsque nous « croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n'ayons aucune connaissance distincte de ce que nous appelons d'un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons « être en cet objet, et celle qui est en notre sens, néanmoins, parce « que nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons « en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, « la figure, le nombre, etc., qui existent en eux, de même sorte que nos sens, ou plutôt notre entendement nous les fait aperce

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voir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu'on nomme « couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet, qui ressemble entièrement à la couleur qui est en notre pensée. Et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce « que nous n'apercevons en aucune façon appartenir à sa nature. » On voit donc par ce que tout le monde peut reconnaîtrè en luimême, comme a fait M. Descartes, que jamais personne n'a eu besoin de consulter l'idée de l'étendue pour y apprendre que les sentiments des couleurs et de la douleur sont des modifications de notre âme. Car jamais personne n'en a pu douter, puisque ce sont de ces choses dont tout le monde est intérieurement convaincu par sa propre expérience. De quoi donc a-t-on douté, et de quoi tant de gens doutent-ils encore? Si ce que nous savons déjà être une modification de notre âme n'en est point aussi une de notre corps ou de ce que nous regardons, c'est-à-dire s'il y a quelque chose dans les objets que nous voyons de semblable à la couleur verte ou rouge, dont nous avons le sentiment ; et s'il y a de même quelque chose dans notre bras, lorsqu'on y fait une incision, de semblable à ce sentiment fâcheux que nous appelons douleur, que notre âme ressent à l'occasion de cette incision qui se fait dans notre bras: voilà sur quoi on a dû consulter l'idée de l'étendue, pour se persuader et à soi-même et aux autres que les couleurs et la douleur n'en sont point des modifications, parce que l'étendue n'est capable que de différentes figures et de différents mouvements 17. Ainsi le grand détour que cet auteur fait prendre aux cartésiens, pour prouver que les couleurs et la douleur sont des modifications de notre âme, est une pure illusion; et l'argument qu'il leur fait faire, et qu'il paraît approuver, serait ridicule, et supposerait ce que l'on prétend qu'ils veulent prouver. Car il faudrait qu'il eût pour majeure :

Il faut nécessairement que les couleurs et la douleur soient des modifications ou de mon corps ou de mon esprit.

Or, elles ne peuvent être des modifications de mon corps.
Il faut donc qu'elles le soient de mon esprit.

On pourrait proposer pour instance contre la majeure un argument semblable, dont la conclusion est fausse selon cet auteur.

Il faut nécessairement que la faculté d'envoyer des esprits animaux dans les nerfs et les muscles de mes jambes pour me faire marcher, appartienne à mon corps ou à mon esprit.

Or, elle n'appartient pas à mon corps: car le corps est capable

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de recevoir toutes sortes de mouvements, mais il n'en peut donner

aucun.

Il faut donc qu'elle appartienne à mon esprit. Et cependant elle n'appartient ni à l'un ni à l'autre, selon cet auteur; mais il faut que ce soit Dieu qui cause par lui-même ce mouvement dans les esprits animaux, quoique à l'occasion de divers mouvements de notre volonté.

Mais, sans m'arrêter à cela, je demande si, supposé que je n'eusse jamais senti ni les couleurs, ni la douleur, je me serais jamais avisé de dire qu'il faut qu'elles soient des modifications de mon corps, ou de mon esprit ? Je ne puis donc mettre en question quelle est celle de ces deux parties de moi-même dont elles sont des modifications, que parce que j'en ai eu les sentiments; c'est-àdire, que je les ai aperçues par mon esprit : or, cela n'a pu être que je n'aie connu qu'elles étaient des modifications de mon esprit, et par conséquent ce n'est point cela que j'ai dû me mettre en peine de prouver, mais seulement si, outre qu'elles sont des modifications de mon esprit, elles sont aussi des modifications de mon corps. Jamais donc rien ne fut moins propre à nous persuader que nous n'avons point d'idée claire de notre âme, que cette fausse supposition: Qu'il faut que nous consultions l'idée de l'étendue pour savoir si les couleurs et la douleur sont des modifications de notre âme.

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RAISON VI. Comment peut-on soutenir que l'on connaît plus clairement la nature de l'âme que l'on ne connaît celle du corps; « puisque l'idée du corps ou de l'étendue est si claire, que tout le monde convient de ce qu'elle renferme et de ce qu'elle exclut, et que celle de l'âme est si confuse que les cartésiens mêmes dispu« tent tous les jours si les modifications de couleur lui appartiennent. On se rend même ridicule parmi quelques cartésiens, si l'on dit l'âme devient actuellement rouge, bleue, jaune; et que lorsque que l'on sent une charogne, l'âme devient formellement puante.» Réponse. J'admire qu'il n'ait pas vu que cette raison est incomparablement plus forte contre la clarté de l'idée de l'étendue, que contre la clarté de l'idée de l'âme. Car ceux qui pensent que les qualités sensibles n'appartiennent pas à l'âme, croient qu'elles appartiennent au corps. Ils n'ont donc pas une idée claire du corps, puisque, selon lui, afin qu'une idée soit claire, il faut que l'on puisse apercevoir d'une simple vue ce qu'elle enferme et ce qu'elle exclut.

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Or ils ne voient pas que l'idée du corps exclut la couleur : donc l'idée qu'ils ont du corps n'est pas claire, et pour me servir de ses propres termes : « dont l'idée de l'étendue est si confuse qu'il y a une infinité de gens qui ne voient pas que les modifications des couleurs ne lui peuvent appartenir. »

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Mais cela ne peut rien prouver contre la clarté de l'idée de l'âme. Car il n'y a personne à qui l'on ne fasse comprendre facilement que le sentiment de la couleur appartient à l'âme. Mais on aura plus de peine de le détromper de l'opinion où presque tout le monde est, qu'outre ce sentiment de la couleur qu'on ne peut douter être une modification de notre âme, il y a quelque chose dans les objets que l'on appelle colorés, qui est semblable à la couleur dont nous avons le sentiment. Si donc ce doute doit venir de ce que l'une ou l'autre de ces deux idées n'est pas claire, ce sera sans doute au défaut de clarté de l'idée de l'étendue qu'il le faudra rapporter, et non pas au défaut de clarté de l'idée de notre âme, puisque c'est le corps que ce doute regarde, et non pas notre âme.

Quant à ces cartésiens qui ne veulent pas avouer que notre âme soit verte ou jaune ou puante, je ne sais pas ce qu'il veut dire par là. Car si ceux dont il parle prétendent que les qualités sensibles sont des modifications de l'étendue, et non pas de notre âme, ils ne sont pas cartésiens en cela; mais si, avouant que ce sont des modifications de notre âme, et non pas de l'étendue, ils soutiennent seulement que cela ne fait pas que notre âme doive être appelée ou verte, ou jaune, ou puanté, ce ne sera qu'une question de nom dans laquelle je ne crois pas qu'ils aient tant de tort que cet auteur se l'imagine. Il ne faut seulement que bien comprendre de quoi il s'agit.

Deux cartésiens se promenant ensemble : « Savez-vous, dit l'un, pourquoi la neige est blanche, que les charbons sont noirs et que les charognes sont si puantes?—Voilà de sottes questions, répondit l'autre ; car la neige n'est point blanche, ni les charbons noirs, ni les charognes puantes; mais c'est votre âme qui est blanche, quand vous regardez de la neige; qui est noire, quand vous regardez des charbons; et qui est puante, quand vous êtes proche d'une charogne. » Je suppose qu'ils étaient d'accord pour le fond de la doctrine; mais je demande qui parlait le mieux, et je soutiens que c'était le premier, et que la censure du dernier n'était pas raisonnable. Car premièrement il y a une infinité de dénominations qui ne supposent point de modifications dans les choses à qui on les

donne. Est-ce mal parler que de dire que la statue de Diane étai adorée par les Éphésiens? Cependant l'honneur que ces idolâtres rendaient à cette statue n'était pas une modification de la statue, mais seulement des idolâtres. Il est clair de plus que de deux sortes de langages celui-là doit être estimé le plus raisonnable et le plus juste qui est plus conforme à l'institution de la nature. Or, ce n'est point pour notre âme que Dieu nous donne le sentiment des couleurs ou de la puanteur, mais c'est pour nous donner un moyen plus facile de distinguer les corps que nous regardons, ou de nous éloigner de ceux dont la présence nous incommoderait. Il a donc été à propos de conformer notre langage à cette intention de l'auteur de la nature, en appelant les corps blancs, noirs ou puants, puisque c'est par rapport aux corps, et non par rapport à elle-même, que notre âme reçoit ces différentes modifications. Et ce qui fait voir encore qu'on a dû parler ainsi, et qu'on n'a point dû dire que l'âme est verte, ou jaune ou puante, c'est que la signification des mots dépend de la volonté des hommes. Or, il est certain que les hommes n'ont jamais eu dessein d'appeler vert ou jaune que les choses sur la surface desquelles notre âme a cru que la couleur verte ou jaune, dont elle avait le sentiment, était répandue. Mais c'est en cela, dira-t-on, qu'ils se sont trompés. Soit; n'usez donc point de ces mots si vous ne voulez. Mais il ne vous est pas permis de les prendre en des sens bizarres que l'usage ne leur a jamais donnés, comme vous faites en disant que l'âme est verte ou jaune, puisque cela devrait signifier que l'âme est une chose sur la surface de laquelle la couleur verte ou jaune est répandue, ce qui jetterait dans une bien plus grande errenr que celle que l'on veut éviter, puisque ce serait donner lieu de croire que l'âme est corporelle. Et de plus, les hommes ne se trompent quà demi quand ils regardent les couleurs comme répandues sur les objets; car, quoiqu'elles n'y soient pas réellement répandues, néanmoins l'intention de l'auteur de la nature est que notre âme les y attache et les y applique en quelque sorte pour les distinguer plus facilement les unes des autres. Et cela suffit pour autoriser l'usage qui veut que ce soient les corps qu'on appelle verts ou jaunes, et non pas notre âme.

On n'a donc point tant de raison de se récrier contre les cartésiens qui ne trouveraient pas bon qu'on introduisît un autre langage, et qu'on affectât de faire valoir de bizarres façons de parler qui ne peuvent être propres qu'à décrier la vérité et la faire tourner en ridicule.

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