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de Dieu, à l'égard de la connaissance de soi-même, qu'à l'égard de la connaissance des choses matérielles? Et puisque c'est en cela que cet auteur met l'illumination de Dieu, au regard de la connaissance des choses naturelles, en ce qu'il nous les fait voir en luimême, la volonté de Dieu ne serait donc pas conforme à l'ordre, si, nous faisant voir toutes les choses matérielles en lui, il n'y avait que notre âme, au regard de laquelle il ne nous ferait pas la même grâce de nous la faire voir en lui, quoiqu'il nous fût beaucoup plus important de la connaître en cette manière (si ce qu'en dit cet auteur était véritable) que de connaître des corps.

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La deuxième raison, qui fait penser à cet auteur que nous « voyons tous les êtres à cause que Dieu veut que ce qui est en lui qui les représente nous soit découvert, c'est que cela met les esprits créés dans une entière dépendance de Dieu et la plus grande qui puisse être. » Pourquoi donc, si cela était vrai de tous les êtres, ne le serait-il pas de notre âme ? Pourquoi l'excepter d'une proposition si générale? Pourquoi voudra-t-on que l'esprit créé soit dans une entière dépendance de Dieu pour connaître le soleil, un cheval, un arbre, une mouche, et qu'il ne soit pas dans la même dépendance pour se connaître soi-même ?

3. La preuve, qu'on a cru être « une démonstration pour ceux qui sont accoutumés aux raisonnements abstraits, » et dont nous avons parlé dans le chap. xvi, ne prouve rien absolument, comme je l'ai déjà fait voir : mais si elle prouvait quelque chose ce devrait ètre plutôt à l'égard de la connaissance que l'âme a de soi-même, que de tout autre objet. « Tout ce qui vient de Dieu (dit-il, p. 202) - ne peut être que pour Dieu : or si Dieu faisait un esprit qui eût le soleil pour l'objet immédiat de sa connaissance, il semblerait qu'il aurait fait le soleil pour cet esprit, et non pas pour lui: afin donc que cela ne soit pas, il faut que Dieu, nous faisant voir le

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soleil, nous fasse voir quelque chose qui soit en lui. » Qu'on nous dise donc ce qu'il faudra répondre à un homme qui raisonnera de la même sorte, en mettant seulement notre âme au milieu du soleil. Tout ce qui vient de Dieu ne peut être que pour Dieu : or si l'objet immédiat de la connaissance de notre âme était notre « âme même, il semblerait que Dieu aurait fait notre âme pour - elle-même et non pas pour lui: afin donc que cela ne soit pas, il faut que Dieu, nous faisant voir notre âme, nous fasse voir quelque chose qui soit en lui: » il a donc été nécessaire que nous ne pussions voir notre âme qu'en Dieu, non plus que les choses matérielles.

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4. Ce n'est aussi qu'à posteriori, pour parler ainsi, que cet acteur prétend prouver que nous ne voyons point notre âme en Dieu, ou, ce qu'il prend pour la même chose, que nous ne la voyons point par idée, mais seulement par conscience, et par sentiment intérieur. Car voici comme il raisonne :

(a) On voit d'une manière très parfaite les choses que l'on voit en Dieu, (b) et on peut découvrir d'une simple vue si telles ou telles modifications leur appartiennent. (c) Car, comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées en peut voir successivement les propriétés.

(d) Or la connaissance que nous avons de notre âme est fort imparfaite, et nous ne connaissons point les propriétés dont elle est capable, comme nous connaissons toutes les propriétés dont l'étendue est capable.

Donc nous ne connaissons point notre âme par son idée, et nous ne la voyons point en Dieu.

Mais, sans avoir besoin d'examiner si la connaissance que nous avons de notre âme est plus imparfaite que celle que nous avons de l'étendue, pour reconnaître tout d'un coup combien sa majeure est fausse, il ne faut que considérer que, selon ses principes, toutes les choses créées hors notre âme, et les autres âmes, ne se peuvent voir autrement qu'en Dieu et par leurs idées, et que cette manière de voir les choses matérielles, le soleil, un arbre, un cheval, n'est point particulière aux philosophes, ou à ceux qui ont beaucoup de pénétration d'esprit, mais leur est commune avec les plus ignorants et les plus hébétés. (e) « On ne peut douter, dit-il, que l'on « ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées; parce « que, n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, NOUS NE LES POU« VONS VOIR que dans l'être qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs propriétés. » Il n'y a donc point de paysan qui ne voie en Dieu et par leur idée, le soleil, son âne, le blé qui croît dans son champ, et la vigne qu'il cultive: « or la connaissance, ajoute-t-il, que nous avons des choses en Dieu et par leurs idées, « est très parfaite : il n'y a donc point de paysan qui n'ait, ou qui ne puisse avoir, par la seule vue intérieure qu'il a de ces objets, une connaissance très parfaite du soleil, de son âne, du blé, et de sa vigne; et qui ne connaisse ou ne puisse connaître très facilement les propriétés de toutes ces choses.

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(a) Page 206. (b) Page 489, (c) Page 206. (d) Ib. (e) Page 205.

ARNAULD,

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Or rien n'est plus insoutenable ni plus contraire à l'expérience. Il faut donc nécessairement, ou que les choses matérielles puissent être connues par les paysans autrement qu'en Dieu et par leur idée, ou que ce ne soit pas une preuve que notre âme ne se connaisse pas en Dieu et par son idée, de ce qu'elle se connaît imparfaitement. Car on ne peut douter que la connaissance qu'un paysan ou qu'un enfant a du soleil ne soit, sans comparaison, plus imparfaite que celle qu'un philosophe a de son âme.

On n'a pas même besoin de s'arrêter à des paysans ou à des enfants pour reconnaître que si la majeure était vraie, c'est-à-dire que s'il était vrai que les choses que l'on connaît en Dieu et par leurs idées se doivent connaître très parfaitement, il en faudrait conclure non pas seulement que nous ne voyons pas notre âme en Dieu, mais que la manière ordinaire de voir les autres choses, tant que nous sommes en cette vie, n'est point de les voir en Dieu, et parce que Dieu nous découvre ce qu'il y a en lui qui les représente. Car, si cela était, d'où vient que tous les philosophes, avant M. Descartes, n'ont point eu la même notion du soleil, des étoiles, du feu, de l'eau, du sel, des nuées, de la pluie, de la neige, de la grêle, des vents et de tant d'autres ouvrages de Dieu, qu'en a eu ce philosophe ? Si les autres les ont vus en Dieu, aussi bien que lui, ils les ont dû voir comme lui; puisque les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés. Or ce sont ces idées des êtres créés dont je viens de parler, que Dieu a découvertes, selon cet auteur, à tous les philosophes qui se sont appliqués à les connaître d'où vient donc qu'ils n'ont pas vu dans ces idées toutes les propriétés du soleil, des étoiles, de l'eau, du feu, et le reste; puisque cet auteur donne pour maxime que lorsqu'on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une manière très parfaite?

CHAPITRE XXIII.

Réponse aux raisons que cet auteur apporte pour montrer que nous n'avons point d'idée claire de notre âme et que nous en avons de l'étendue.

Je crois en avoir assez dit dans le chapitre précédent, pour persuader à toutes les personnes raisonnables que si on voyait toutes les choses en Dieu, en la manière que cet auteur l'entend il n'aurait eu aucune raison d'en excepter notre âme et qu'ainsi ce n'est point de là qu'il a pu conclure que nous n'avons point d'idée de notre âme; et que nous la connaissons seulement par conscience, et par sentiment intérieur.

Mais, parce qu'il se sert encore d'un autre moyen, pour prouver la même chose, qui est que nous n'en avons point d'idée claire, comme nous en avons de l'étendue, j'ai cru devoir encore examiner si ce moyen est mieux fondé que l'autre.

Il avait reconnu en un endroit que nous avons des idées de l'une et de l'autre je veux dire, de notre âme et de l'étendue. C'est en la p. 42 où il en parle en ces termes :

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On suppose d'abord qu'on ait fait quelque réflexion sur deux « idées qui se trouvent dans notre âme : l'une qui nous représente « le corps, et l'autre qui nous représente l'esprit ; qu'on les sache « bien distinguer par les attributs positifs qu'elles enferment; en « un mot, qu'on se soit bien persuadé que l'étendue est différente « de la pensée. »

Il est vrai qu'alors il prenait le mot d'idée pour perception. Et il avait raison de le prendre ainsi; car c'est sa vraie notion. Mais il lui a plu depuis de ne prendre ce mot que pour un certain genre d'étres représentatifs distingué des perceptions, lesquels il a voulu qu'on ne peut trouver qu'en Dieu, et qu'il a aussi distingué des autres idées prises généralement pour tout ce qui représente quelque objet à notre esprit, soit clairement, soit confusément, en ce qu'il a déclaré que celles à qui on devait donner par préférence le nom d'idées étaient des idées claires, qui produisent la lumière et l'évidence, et par lesquelles on a la compréhension de l'objet, si on peut parler ainsi. Et c'est ensuite de cette distinction qu'il s'est mis dans l'esprit que, prenant le mot d'idée en cette dernière signification, nous n'avions point d'idée de notre âme, et que nous en avions de l'étendue.

Or, je pourrais me contenter d'avoir montré deux choses: l'une, que nous ne voyons point l'étendue par un être représentatif, non plus que notre âme; l'autre, que quand l'idée que nous avons de notre âme serait moins claire que celle que nous avons de l'étendue, comme il ne s'ensuivrait point de là que ces deux idées fussent d'un genre tout différent, il ne s'ensuivrait pas aussi qu'on pût dire raisonnablement que nous n'avons point d'idée de notre âme, et que nous en avons de l'étendue; car le plus ou le moins de clarté ne donnerait point lieu de ne laisser le nom d'idée qu'à la perception que nous avons de l'étendue, et de l'ôter à celle que nous avons de notre âme.

Je pourrais aussi l'arrêter tout court en découvrant l'illusion qui se trouve dans la comparaison qu'il fait des idées de l'âme et de l'étendue, en ce qu'il ne s'arrête qu'à celle de l'étendue en général ;

au lieu qu'il faudrait, afin que sa preuve fût supportable, qu'il eût montré que l'idée de notre âme est moins claire que celle que nous avons de quelque corps que ce soit; car prétendant, comme il fait, que nous voyons en Dieu toutes les choses matérielles, et que nous voyons par des idées claires tout ce que nous voyons en Dieu, il suffirait que l'idée que nous avons de notre âme fût pour le moins aussi claire que celle d'une infinité de choses matérielles que, selon lui, nous voyons en Dieu, et par conséquent par des idées claires; cela suffirait, dis-je, pour empêcher qu'il ne pût dire raisonnablement que nous n'avons point d'idée de notre âme, quand il serait vrai que l'idée de notre âme serait moins claire que celle de l'étendue en général; et s'il n'en voulait pas convenir, on le lui pourrait prouver par cette démonstration.

Le défaut de clarté, dans l'idée que nous avons de notre âme, ne peut pas donner droit de dire que nous n'en avons point d'idée, si elle est pour le moins aussi claire que celle de beaucoup de choses que nous voyons, selon cet auteur, par des idées assez claires, pour ne pouvoir pas dire que nous n'en avons point d'idée. Or, cela est ainsi, comme on l'a déjà montré.

Car les étoiles, le soleil, le feu n'ont jamais pu, selon cet auteur, être vus qu'en Dieu; et, selon lui, tout ce que l'on voit en Dieu se voit par des idées claires.

Or, les idées que tous les philosophes ont eues du soleil, des étoiles, du feu, avant M. Descartes, étaient moins claires que celle que nous avons de notre âme: donc cet auteur n'a point eu droit de prétendre que l'idée que nous avons de notre âme est si peu claire, qu'on peut dire absolument que nous n'en avons point d'idée.

Mais, en attendant sa réponse sur ces deux points, je veux bien examiner s'il a autant de raison qu'il en croit avoir de soutenir que l'idée que nous avons de notre âme est si peu claire, en comparaison de celle que nous avons de l'étendue en général, qu'il ait cu raison de dire que nous n'avons point d'idée de notre âme, et que nous en avons de l'étendue.

Il en est si persuadé qu'il trouve étrange que quelques cartésiens en aient pu douter, et il ne peut attribuer cela qu'à une aveugle déférence à l'autorité de M. Descartes. C'est comme il commence son Éclaircissement sur cette matière, p. 552 : « J'ai dit en quelques endroits, et même je crois avoir suffisamment prouvé, dans le troisième livre de la Recherche de la Vérité, que nous n'avons point d'idée claire de notre âme, mais seulement conscience ou « sentiment intérieur; et qu'ainsi nous la connaissons beaucoup

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