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qu'il l'entend. C'est pourquoi il donne visiblement le change dans sa réponse à cette objection, parce qu'il s'attache uniquement à la première de ces deux choses : Qu'il n'y a que Dieu qui nous éclaire, et laisse là la deuxième, en quoi consiste la difficulté : Que nous voyons toutes choses en Dieu.

Ce n'est pas néanmoins à quoi je m'arrête. Je prétends seulement justifier cette proposition en elle-même : Notre âme pense, parce que c'est sa nature, et que Dieu, en la créant, lui a donné la faculté de penser; et faire voir qu'il y a plusieurs rencontres où c'est la meilleure réponse que l'on puisse faire, et que c'est pour ne s'en être pas contenté que l'on s'est jeté dans des embarras d'où on n'a pu se tirer que par la fausse philosophie des êtres représentatifs; et qu'ainsi notre ami n'a point raison d'en parler dans les termes qu'il fait.

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« Je m'étonne, dit-il, que messieurs les cartésiens, qui ont avec - raison tant d'aversion pour les termes généraux de nature et de faculté, s'en servent si volontiers dans cette occasion. Ils trou« vent mauvais que l'on dise que le feu brûle par sa nature, et qu'il change certains corps en verre par une faculté naturelle : « et quelques-uns d'entre eux ne craignent point de dire que l'esprit de l'homme produit en lui-même les idées de toutes choses par sa nature, et parce qu'il a la faculté de penser. Mais, « ne leur en déplaise, ces termes ne sont pas plus significatifs « dans leur bouche que dans celle des péripatéticiens.

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J'ai déjà dit que je ne soutenais cette proposition qu'en ellemême. Or, elle n'a point en elle-même le sens que lui donne l'auteur de la réponse à l'objection; car, penser à un objet ne signifie point produire en soi-même la perception de cet objet, mais seulement en avoir la perception, de qui que ce soit qu'on l'ait, ou de Dieu ou de soi-même : il n'est donc point nécessaire, ni pour la vérité de cette proposition: Notre âme pense, parce que c'est sa nature, et que Dieu, en la créant, lui a donné la faculté de penser, ni pour l'usage qu'on en peut faire, en philosophant raisonnablement que notre esprit produise en lui-même les idées de toutes choses par sa nature (car le mot de penser n'enferme point cela), mais il suffit, qu'en plusieurs rencontres, cette réponse soit très bonne, et qu'on s'en doive contenter. Or, cela est ainsi, comme on l'a fait voir dans le chapitre second. Car, si on demande, par exemple, pourquoi notre âme peut voir les choses matérielles, son propre corps, et ceux qui l'environnent, lors même qu'ils en sont fort éloignés, c'est fort bien répondre que de dire qu'elle

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les peut voir parce que c'est sa nature, et que Dieu lui a donné « la faculté de penser. » Je soutiens encore une fois que cette réponse est très bonne, et que c'est pour ne s'en être pas contenté qu'on est allé s'imaginer que notre âme ne pouvait voir les choses matérielles que par des étres représentatifs qui, étant intimement unis à notre âme, les mettait en état d'être connues d'elle : ce qui a enfanté tant de bizarres opinions que l'auteur de la Recherche de la Verité n'a réfutées que pour leur en substituer une autre, qui ne vaut pas mieux, et qui est même encore plus étrange.

Mais pourquoi donc, dit-il, messieurs les cartésiens ont-ils << tant d'aversion pour les termes généraux de nature et de faculté « quand les péripatéticiens s'en servent? Pourquoi trouvent-ils « mauvais que l'on dise que le feu brûle parce que c'est sa nature, « et qu'il change certains corps en verre par une faculté naturelle ? »

La réponse n'est pas difficile: c'est que ce sont des mots dont on se peut bien ou mal servir; et qu'ainsi les mêmes personnes peuvent avec raison trouver mauvais qu'on s'en serve mal, et trouver bon qu'on s'en serve bien. On s'en sert mal quand, par le mot de faculté, on entend une entité distincte de la chose à qui on attribue cette faculté, comme lorsque l'on prend l'entendement et la volonté pour des facultés réellement distinctes de notre âme. On s'en sert mal aussi quand on prétend avoir rendu raison d'un effet inconnu, ou connu très confusément, par le mot général de faculté, qu'on donne à la cause, comme quand on dit que l'aimant attire le fer, parce qu'il a cette faculté, ou que le feu change certains corps en verre par une faculté naturelle; car l'abus qu'on fait alors de ces mots consiste principalement en ce que, avant de savoir ce que c'est au regard du fer d'être attiré par l'aimant, et au regard de la cendre d'être changée en verre par le feu, on s'en tire en disant que l'aimant et le feu ont chacun cette faculté. Mais si, après avoir expliqué, comme fait M. Descartes, ce que c'est que la vitrification, et ce que le feu y contribue; et ce que c'est aussi ce qu'on appelle l'attraction du fer par l'aimant, et ce que l'aimant y contribue, on demandait de nouveau d'où vient que le feu a ce mouvement violent, qui est cause que de certains corps se changent en verre, et d'où vient que l'aimant a des pores tournés en vis, ce serait alors fort bien répondre que de dire que c'est parce que telle est la nature du corps qu'on appelle feu, et telle de celui qu'on appelle aimant.

Voici encore un autre exemple du mauvais et du bon usage de ces termes. Si on me demande pourquoi une pierre, étant suspen

due en l'air par un filet, tombe en bas sitôt que l'on coupe ce filet, c'est mal répondre que de dire que c'est que Dieu lui a donné cette faculté en la créant, de tendre au centre par son mouvement, et que cette faculté s'appelle pesanteur; et, pour bien répondre, il faut voir ce qu'en a dit M. Descartes, dans ses principes de philosophie 15. Mais si on demande en général pourquoi la matière est capable de mouvement, on répond très bien en disant que c'est sa nature, et que Dieu, en la créant, a donné à ses parties cette faculté, que l'une peut être éloignée ou approchée successivement de l'autre.

Or ce n'est qu'en des cas tout semblables que je me sers, au regard de la pensée de mon âme, des mots de nature et de faculté. Car, moi âme, je sais que je vois les corps, que je vois celui que j'anime, que je vois le soleil, quelque distant qu'il soit de moi. Je sais de plus ce que c'est que de voir des corps; et quand je ne le pourrais pas expliquer à d'autres, il me suffit que j'en aie en moi-même une science certaine. Je sais enfin qu'il n'y a point d'apparence que Dieu m'ait voulu joindre un corps sans vouloir que je le connusse, et que, par conséquent, il a fallu qu'il m'ait donné la faculté de le connaître, aussi bien que ceux qui lui pourraient servir ou nuire pour sa conservation. Pourquoi donc, si on me demande d'ou vient que, n'étant pas corporelle, je puis apercevoir les corps présents ou absents? ne serait-ce pas bien répondre que de dire que c'est parce que ma nature étant de penser, je sens par ma propre expérience que les corps sont du nombre des choses auxquelles Dieu a voulu que je pusse penser, et que, m'ayant créée et jointe à un corps, il a été convenable qu'il m'ait donné la faculté de penser aux choses matérielles aussi bien qu'aux spirituelles? Qui ne se contente pas de cela, et qui veut que, passant plus outre, on lui rende raison de ce qui n'a point d'autre raison que celle dont il ne lui plaît pas d'être satisfait, ne saurait que s'égarer; parce que, cherchant ce qui n'est pas, il mérite par sa témérité de ne trouver pas ce qui est, comme dit excellemment saint Augustin: Compescat ergo se humana temeritas, et id quod non est non quærat, ne id quod est non inveniat. De Gen. cont. Man., lib. I, c. II.

Je prévois que l'auteur pourra dire qu'il n'a point combattu la proposition que je défends, en la prenant dans le sens que je l'ai prise. Je le veux. Mais je lui demande s'il l'approuve ou s'il ne l'approuve pas, dans le sens que je la prends, qui ne touche point la question si Dieu est ou n'est pas auteur des perceptions que j'ai des choses matérielles ? S'il ne l'approuve pas, j'en demande la raison,

Car il est clair que tout ce qu'il y répond dans les Éclaircissements ne me regarde point. Et s'il l'approuve, j'en conclus qu'il n'a donc qu'à retrancher de son livre tout ce qu'il y dit de la nature des idées, en les prenant pour des étres représentatifs distingués des perceptions, et toutes les conséquences qu'il en tire, pour nous faire croire que nous ne saurions voir les choses matérielles qu'en Dieu, ou plutôt que nous ne pouvons tourner nos yeux vers les choses matérielles, ce qui s'appelle regarder, mais qu'en les regardant, ce n'est que Dieu que nous voyons.

CHAPITRE XXI.

Que quand cet auteur dit qu'il y a des choses que nous voyons sans idée, ce qu'il entend par là n'est point assez démêlé, et cause tant de confusion, qu'on n'en peut avoir aucune notion claire.

L'auteur de la Recherche de la Vérité ayant expliqué dans les six premiers chapitres de son livre III sa doctrine de la nature des idées, il distingue dans le septième quatre différentes manières par lesquelles il prétend que notre esprit connaît les choses.

La première, dit-il, est de connaître les choses par ellesa mêmes.

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La deuxième de les connaître par leurs idées, c'est-à-dire - comme je l'entends ici, par quelque chose qui soit différent d'elles.

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La troisième de les connaître par conscience, ou par sentiment intérieur.

« La quatrième de les connaître par conjecture. »

Il soutient ensuite « qu'il n'y a que Dieu que nous connaissions par lui-même.

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Qu'il n'y a que les corps et les propriétés des corps que nous << connaissions par leurs idées.

Que nous ne connaissons point notre âme ni ses propriétés

- par son idée, mais seulement par conscience et par sentiment intérieur.

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Et que nous ne connaissons que par conjecture les âmes des « autres hommes. "

Nous n'avons pas besoin de nous arrêter ici au premier et au dernier, nous en parlerons plus bas. Écoutons seulement ce qu'il dit en particulier du deuxième et du troisième.

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On ne peut douter, dit-il, que l'on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées; parce que, n'étant pas intelligibles

• par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l'être qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu « et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs proprié«tés, et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est « très parfaite je veux dire que l'idée que nous avons de l'étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, et que nous ne pouvons désirer d'avoir une « idée plus distincte et plus féconde de l'étendue, des figures et des mouvements, que celle que Dieu nous en donne.

On suppose avec bien de la confiance qu'on ne peut douter de ce que je crois avoir fait voir démonstrativement être tel, que nonseulement on en peut douter, mais que l'on doit le rejeter comme absolument faux. Quoi qu'il en soit, il faut remarquer que la notion qu'il donne à cette façon de parler : voir les corps par leurs idées, n'est pas simplement de les voir clairement, mais de les voir dans l'étre qui les renferme d'une manière intelligible, c'est-à-dire en Dieu. D'où il infère que la connaissance que nous en avons est très parfaite, comme étant une suite de cette manière de voir les choses, et non pas comme si cette manière même de les voir ne consistait qu'à les voir clairement. Et c'est ce qui paraît encore par ce qu'il dit de la manière dont nous connaissons notre âme:

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« Il n'est pas de même de notre âme, nous ne la connaissons point par son idée : nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience; et c'est pour cela que la con« naissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de « notre âme que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous « n'avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc., « nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce « que nous ne la connaissons point par son idée. Mais, si nous voyions en Dieu l'idée, qui répond à notre âme, nous connaltrions en même temps ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable: comme nous connaissons toutes les propriétés dont l'étendue est capable, parce que nous connaissons l'étendue par son idée. »

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Il paraît encore par là que cet auteur prend pour la même chose de voir un objet en Dieu et de le voir par son idée; mais qu'il ajoute à cela que cette manière de voir les choses en Dieu et par leurs idées est si parfaite, qu'elle fait apercevoir, avec la chose que l'on connaît, ses propriétés et les modifications dont elle est capable.

Cependant, dans le lieu où il était le plus obligé de bien démé

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