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pour cela s'insinuer dans les nerfs qui sont attachés à nos muscles; parce qu'il ne fait en cela qu'exécuter la volonté générale qu'il a eue en nous créant, et que c'est par notre volonté que cette action de Dieu est déterminée à chaque effet particulier : il en serait de même au regard de cette dépendance que nous aurions de l'étendue intelligible infinie, pour y trouver les idées de chacune de nos pensées, quand elles ont pour objet les choses matérielles. Ce serait une suite de notre nature, puisque nous sommes faits pour penser, encore plus que pour marcher et pour remuer les mains ou la langue. Dieu ne ferait donc en cela, non plus qu'en l'autre, qu'exécuter les lois qu'il se serait prescrites à lui-même en instituant notre nature; et nos volontés ne sont pas moins, selon cet auteur, les causes occasionnelles de ces idées qu'elles le sont des mouvements de nos jambes et de nos bras.

Il n'y aurait donc rien en cela qui dût nous être fort considérable. Et nous avons tant d'autres sujets de reconnaissance envers Dieu infiniment plus importants, qui regardent notre salut et l'état de grâce et de gloire auquel il nous appelle par son infinie miséricorde, que notre esprit étant borné et ne pouvant s'appliquer beaucoup à un objet qu'il ne soit moins capable de s'appliquer fortement à d'autres, pourquoi se mettre si fort en peine d'apprendre à des chrétiens à être reconnaissants envers Dieu pour ces lumières humaines, qui ont été la part de ces philosophes et des autres enfants du siècle, en qui Dieu n'a agi que comme auteur de la nature; au lieu de considérer qu'il importe peu aux enfants de la Jérusalem céleste de savoir au vrai ce qu'il fait en eux en cette manière, pourvu qu'ils n'ignorent pas combien ils lui sont redevables, pour les illuminations vraiment divines dont il éclaire leurs pas, afin de les faire marcher dans sa voie, et pour tout le bien qu'il opère dans leurs cœurs par la secrète opération de son esprit qui en a rompu la dureté, et de cœurs de pierre en a fait des cœurs de chair.

Mais la seconde chose que j'ai promis de montrer est que, bien loin qu'il y ait tant de sujet de faire valoir la spiritualité de ce nouveau système des idées, qu'il me paraît plus nuisible qu'avantageux à ceux qui s'y voudront arrêter. Car que nous apprend-on par là? Que nous voyons Dieu en voyant des corps, le soleil, un cheval, un arbre; que nous le voyons en philosophant sur des triangles et des carrés; et que les femmes, qui sont idolâtres de leur beauté, voient Dieu en se regardant dans leur miroir, parce que le visage qu'elles y voient n'est pas le leur, mais un visage

intelligible qui lui ressemble, et qui fait partie de cette étendue intelligible infinie que Dieu renferme. Et on ajoute à cela qu'il n'y a de toutes les créatures que notre pauvre âme, qui, quoique créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, n'a point ce privilége de voir Dieu en se voyant. Est-ce là un bon moyen de nous porter à nous séparer des choses corporelles pour rentrer dans nous-mêmes? Est-ce le moyen de nous faire avoir peu d'estime des sciences humaines, purement humaines, que l'on ne se contente pas de spiritualiser, mais que l'on divinise en quelque sorte, en faisant croire à ceux qui s'y appliquent que les objets de ces sciences sont quelque chose de bien plus grand et de bien plus noble qu'ils ne pensent; puisque, s'ils recherchent le cours des astres, ces astres qu'ils contemplent ne sont point des astres matériels du monde matériel, mais les astres intelligibles du monde intelligible que Dieu renferme en lui-même; et que s'ils étudient les propriétés des figures, ce ne sont pas non plus des figures matérielles qu'ils voient, mais des figures intelligibles, qui ne se trouvent que dans l'étendue intelligible infinie, dans laquelle Dieu lui-même les voit, lui qui ne voit rien que dans son essence.

N'est-ce point aussi donner occasion aux hommes de ne plus regarder comme une passion blâmable, et indigne d'un chrétien, cette curiosité vague et inquiète contre laquelle saint Augustin parle si souvent, qui fait rechercher à voir et à connaître toutes sortes d'objets sensibles, pour les voir seulement et pour en faire des épreuves? Car n'est-ce pas la bien relever, et donner sujet à ceux qui en sont malades de se plaire dans leurs maladies, que de leur persuader que c'est Dieu qu'ils voient en croyant voir les

choses sensibles?

Mais je ne puis m'empêcher de dire encore quelque chose de plus fort. On me fait entendre que le principal but de cette philosophie des idées est de nous apprendre combien les esprits sont unis à Dieu; et je vois ensuite qu'au lieu de les unir à Dieu, on les veut unir à une étendue intelligible infinie, que l'on prétend que Dieu renferme. Et c'est ce qui me fait dire sans crainte que je ne veux point de cette union, et que j'y renonce de bon cœur ; car je ne reconnais point pour mon Dieu une étendue intelligible infinie, dans laquelle on peut distinguer diverses parties, quoique toutes de même nature. Ce n'est point là le Dieu que j'adore. C'est l'idée que saint Augustin avait de Dieu, étant encore manichéen. Il témoigne dans le livre VII de ses Confessions, ch. 1, «qu'il ne pouvait alors se figurer Dieu que comme une substance infini

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* ment étendue ; » mais il déclare aussi que «c'était parce qu'il ne pouvait alors le concevoir autrement que corporel. » On dira qu'on ne l'entend pas si grossièrement : je le veux. Mais de quelque manière qu'on l'entende, n'est-ce point s'expliquer d'une manière tout-à-fait indigne de Dieu que de nous faire passer pour la même chose de voir les choses matérielles en Dieu et de les voir dans une étendue intelligible infinie, dans laquelle on peut distinguer diverses parties et concevoir que l'une s'approche de l'autre ? Rien n'est-il plus propre à jeter les hommes dans l'erreur et à les porter à se représenter Dieu comme une substance corporelle, qui n'est différente des autres corps que parce qu'elle est infinie?

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Je ne répète point ce que j'ai déjà dit sur cela. J'ajouterai seulement que je ne vois point comment cela s'accorde avec ce que dit ce même auteur dans le Traité de la nature et de la grâce, Disc. I, II: Lorsqu'on prétend parler de Dieu avec exactitude, § " il ne faut pas se consulter soi-même, ni parler comme le com- mun des hommes. Il faut s'élever en esprit au-dessus de toutes les créatures et consulter avec beaucoup d'attention et de respect l'idée vaste et immense de l'être infiniment parfait; et ⚫ comme cette idée nous représente le vrai Dieu bien différent de celui que se figurent la plupart des hommes, on ne doit point en parler selon le langage populaire. Il est permis à tout le monde de dire avec l'Écriture que Dieu s'est repenti d'avoir créé l'homme; qu'il s'est mis en colère contre son peuple; qu'il a « délivré Israël de captivité par la force de son bras, mais ces expressions ou de semblables ne sont point permises aux théologiens lorsqu'ils doivent parler exactement. Il leur est donc encore bien moins permis de dire que c'est voir le soleil en Dieu que de le voir dans une étendue intelligible infinie, en laquelle il y a diverses parties, quoique toutes de même nature, dont on peut concevoir que l'une s'approche ou s'éloigne successivement de l'autre.

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Il est clair par ces deux premières considérations que cette dépendance, que l'on nous fait avoir de Dieu à cause du besoin que l'on prétend que nous avons des idées prises pour des étres représentatifs, serait peu considérable et de peu d'usage pour des chrétiens quand elle serait bien fondée; mais la dernière fera voir qu'elle est très mal fondée par les propres principes de cet auteur, car c'est à quoi je me restreins ici à le combattre par lui-même.

Il déclare, dans le deuxième Éclaircissement, sur le chap. I du livre I, qu'il ne s'était point alors encore expliqué sur ce qu'il

prétend avoir prouvé dans le chap. vi de la deuxième partie du liv. III: Que nous voyons toutes choses en Dieu, donc ce qu'il établit dans ce chap. I du liv. I est indépendant de cette question.

Or, ce qu'il y établit suffit de reste pour nous faire reconnaître que les esprits ne s'éclairent point eux-mêmes, et qu'ils ne sont point à eux-mêmes leur propre lumière, mais qu'il faut que ce soit Dieu même qui les éclaire.

Il n'est donc pas vrai que nous soyons obligés de croire tout ce qu'il a enseigné depuis touchant les idées prises pour des étres représentatifs, et la nécessité qu'il prétend que nous avons de voir les choses matérielles en Dieu, pour reconnaître que notre esprit n'est point à lui-même sa propre lumière au regard de la connaissance des choses matérielles, et qu'il faut que ce soit Dieu qui l'éclaire.

Il n'y a que la mineure à prouver, ce qui sera facile; car j'ai déjà prouvé dans l'art 3, que dans ce livre I il prend le mot d'idée pour perception, comme il paraît clairement en ce qu'il prend pour la même chose notions et idées. « Il semble, dit-il, que les notions . ou les idées qu'on a de deux facultés ne sont pas assez nettes. Or, on ne peut pas douter que notion ou perception ne soient deux termes synonymes, et en ce qu'il explique recevoir plusieurs idées par apercevoir plusieurs choses. Or, prenant le mot d'idée pour perception, on ne peut pas enseigner plus clairement que nous ne sommes point notre lumière au regard des choses matérielles, mais qu'il faut que ce soit Dieu qui nous éclaire, qu'en enseignant que nous ne pouvons pas nous donner à nous-mêmes l'idée ou la perception des choses matérielles; car la lumière intellectuelle active, pour parler ainsi, ne consiste qu'en cela, notre esprit ne pouvant être éclairé au regard d'un objet qu'en le connaissant; de sorte qu'il est visible que ne se pouvoir donner la perception d'un objet, c'est ne se pouvoir éclairer soi-même à l'égard de cet objet.

Donc ce qu'il enseigne dans ce chap. 1 du livre I, suffit de reste pour nous faire reconnaître que notre esprit ne s'éclaire point luimême et n'est point sa propre lumière au regard des choses matérielles, mais qu'il faut que ce soit Dieu qui l'éclaire, s'il y enseigne que nous ne pouvons nous donner à nous-mêmes les perceptions des choses matérielles.

Or, l'on ne peut pas l'enseigner plus clairement qu'il fait, puisqu'il y établit comme une chose certaine (je n’examine pas ici si elle l'est autant qu'il le dit, ayant déclaré que mon dessein était seulement de le combattre par lui-même) «que notre entendement,

« ou la faculté qui est en nous de recevoir plusieurs idées, c'est-à-dire d'apercevoir plusieurs choses, est entièrement passive, et ne renferme aucune action. »

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Donc il avait suffisamment enseigné dans ce chapitre, où il ne prend point les idées pour des étres représentatifs, et où il n'avait point encore supposé que nous vissions les choses en Dieu, et que notre esprit n'était point capable de s'éclairer lui-même au regard des choses matérielles, ni d'être à lui-même sa propre lumière.

Donc il n'a point eu besoin pour établir cela de pousser plus loin sa philosophie des idées, et d'avancer ce paradoxe : «Que nous ne saurions voir le moindre corps que nous ne le voyions en Dieu, - ou plutôt que nous ne voyons Dieu, lorsque nous nous imaginons voir ce corps. »

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Donc le zèle qu'il témoigne avoir d'empêcher que l'on ne croie que nous sommes à nous-mêmes notre propre lumière, ne lui doit point servir de préjugé, pour faire recevoir favorablement des opinions si étranges.

CHAPITRE XX.

Du troisième préjugé, qu'en n'admettant point cette philosophie des idées on est réduit à dire que notre âme pense, parce que c'est sa nature, et que Dieu en la créant lui a donné la faculté de penser.

Ce qui m'a fait croire que je devais représenter comme un préjugé, pour cette philosophie des idées, de ce qu'en ne l'admettant point on est réduit à dire «que notre âme pense, parce que « c'est sa nature, et que Dieu en la créant lui a donné la faculté « de penser, est la manière dont notre ami traite ceux qui parlent de la sorte, parce qu'il y a des gens à qui cette confiance pourrait faire croire qu'il a raison. C'est dans la réponse à la première Objection qu'il se propose dans ses Éclaircissements, p. 543, contre ce qu'il avait dit, « qu'il n'y a que Dieu qui nous éclaire, et que nous voyons toutes choses en lui. »

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Mais, faisant profession d'écrire pour des gens qui se piquent d'une grande justesse et d'une exactitude rigoureuse, il eût été bon qu'il n'eût point mêlé ensemble deux choses très différentes : l'une qu'il n'y a que Dieu que nous éclaire; l'autre que nous voyons toutes choses en lui. Car, nous venons de voir que, selon ses principes mêmes, on pourrait très bien dire qu'il n'y a que Dieu qui nous éclaire, sans qu'on fût obligé d'ajouter (ce qui est visiblement faux) que nous voyons toutes choses en lui, en la manière

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