Page images
PDF
EPUB

l'aurait engagé en beaucoup d'erreurs, que l'on ferait à un voyageur égaré en le remettant dans le bon chemin qu'il n'aurait abandonné qu'en suivant les pas de beaucoup de gens qui s'y seraient trompés avant lui.

C'est pourquoi j'ai lieu d'espérer que notre ami me saura bon gré de lui avoir voulu rendre ce service, quand même je n'y aurais pas réussi. Mais s'il se trouve dans l'impuissance de répondre à ce que je crois avoir démontré, je prie Dieu de tout mon cœur qu'il lui fasse la grâce de donner à notre siècle un exemple d'humilité qui devrait être bien commun parmi les chrétiens, et qui l'est si peu, en reconnaissant de bonne foi que, pour avoir embrassé trop facilement un faux principe, il s'est engagé mal à propos en des erreurs insoutenables touchant la nature des idées, et qu'il n'a point dû proposer avec tant de confiance cette nouvelle opinion: que nous voyons toutes choses en Dieu, puisqu'il voit bien maintenant qu'elle n'a rien de solide.

CHAPITRE XIX.

Du deuxième préjugé, qui est que cette nouvelle philosophie des idées fait mieux voir qu'aucune autre combien les esprits sont dépendants de Dieu, et combien ils lui doivent être unis.

[ocr errors]
[ocr errors]

Une des raisons que cet auteur fait le plus valoir, pour confirmer cette mystérieuse pensée que c'est en Dieu que nous voyons toutes choses, est que « ce sentiment lui a paru si conforme à la religion, qu'il s'est cru indispensablement obligé de l'expliquer et de le soutenir autant qu'il lui serait possible. Ce sont ses propres termes, dans un éclaircissement sur ce sujet, qui a pour titre : Éclaircissement sur la nature des idées dans lequel il explique - comment on voit en Dieu toutes choses, les vérités et les lois éternelles. Et il témoigne son zèle pour cette opinion avec encore plus de force dans les paroles suivantes : « J'aime mieux qu'on m'appelle visionnaire, qu'on me traite d'illuminé, et qu'on dise de moi tous ces bons mots que l'imagination, qui est toujours railleuse dans les petits esprits, a coutume d'opposer à des raisons qu'elle ne comprend pas, ou dont elle ne peut se défendre, « que de demeurer d'accord que les corps soient capables de m'éclairer que je sois à moi-même mon maître, ma raison, ma « lumière, et que, pour m'instruire solidement de toutes choses, il suffise que je me consulte moi-même, ou des hommes qui peut-être peuvent faire grand bruit à mes oreilles, mais certai

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

« nement qui ne peuvent répandre la lumière dans mon esprit. « Voici donc encore quelques raisons pour le sentiment que j'ai « établi dans les chapitres sur lesquels j'écris ceci ; » c'est-à-dire, pour confirmer ce nouveau sentiment: que nous voyons toutes choses en Dieu.

[ocr errors]

a

&

"

[ocr errors]

Il avait déjà dit aussi de la même sorte dans le chapitre vi du livre III qui a pour titre : Que nous voyons toutes choses en Dieu. La deuxième raison, dit-il, qui peut faire penser que nous voyons tous les êtres, à cause que Dieu veut que ce qui est en lui, qui les représente, nous soit découvert; et non point parce « que nous avons autant d'idées créées avec nous que nous pouvons voir de choses, c'est que cela met les esprits créés dans une entière dépendance de Dieu et la plus grande qui puisse être. Car, cela étant ainsi, non-seulement nous ne saurions rien voir « que Dieu ne veuille bien que nous le voyons, mais nous ne saurions rien voir que Dieu même ne nous le fasse voir : Non sumus « sufficientes cogitare aliquid à nobis, tanquam ex nobis: sed suffi« cientia nostra ex Deo est. C'est Dieu même qui éclaire les philosophes dans les connaissances que les hommes ingrats appellent naturelles, quoiqu'elles ne leur viennent que du ciel : Deus enim « illis manifestavit. C'est lui qui est proprement la lumière de l'esprit et le père des lumières: Pater luminum: c'est lui qui enseigne la science aux hommes: Qui docet hominem scientiam: « en un mot, c'est la véritable lumière qui éclaire tous ceux qui « viennent en ce monde: Lux vera, quæ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. »

[ocr errors]
[ocr errors]

r

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Voilà sans doute qui est capable de donner à beaucoup de gens une espèce de vénération pour un sentiment qu'on leur propose avec tant de zèle, comme étant si avantageux à la religion, que l'on fait assez entendre qu'il n'y a que cela qui puisse mettre les esprits créés dans une entière dépendance de Dieu, et leur faire comprendre que ce ne sont point les corps qui les éclairent, et qu'ils ne sont point à eux-mêmes leur propre lumière, mais qu'ils ne la peuvent tirer que de Dieu.

Si cela était, j'avoue que les raisons dont j'ai combattu ce mystérieux sentiment, quelques démonstratives qu'elles me paraissent, me seraient suspectes à moi-même, et que j'y appréhenderais quelque illusion. Mais il est aisé de faire voir que le sentiment que j'ai combattu n'a aucun de ces avantages qu'on lui attribue. Il faut seulement se donner garde de prendre le change en passant d'une question à l'autre, ce qui embrouille toutes les disputes, et y met

[ocr errors]

une telle confusion qu'après avoir bien contesté on ne sait plus de quoi il s'agit. Quand on ne cherche que la vérité, on doit s'étudier surtout à mettre les choses dans un grand jour, à bien séparer les questions, afin de ne point souffrir qu'on révoque en doute ce qui est évident dans l'une par ce qui est obscur dans l'autre; et à ne point abuser de l'autorité des grands hommes, en appliquant ce qu'ils ont dit d'une matière à une autre toute différente.

Il est donc bon, avant toutes choses, de faire bien remarquer de quoi il ne s'agit point, afin qu'on voie plus facilement de quoi précisément il s'agit.

I. Il ne s'agit point ici de la manière dont Dieu nous éclaire dans l'ordre de la grâce, comment il nous donne de bonnes pensées, et comment il nous instruit intérieurement de nos devoirs. Or, c'est de ces bonnes pensées que saint Paul dit (deuxième aux Corinthiens, v. 3, 5) en parlant du ministère du Nouveau-Testament qui est le ministère de la grâce: Non sumus sufficientes cogitare aliquid à nobis, tanquam ex nobis, sed sufficientia nostra ex Deo est. Et ainsi, ce passage n'a point dû être allégué dans cette matière des idées qui regarde toutes sortes de pensées, sans en excepter les plus mauvaises. Car nous ne saurions penser à rien que l'idée de ce à quoi nous pensons ne soit présente à notre esprit: et par conséquent, si c'est en cela que l'on fait dépendre nos esprits de Dieu en ce que nous ne trouvons qu'en lui ces idées, cette dépendance doit regarder également nos bonnes et nos mauvaises pensées.

2. Il ne s'agit point ici proprement de certaines vérités de morale dont Dieu avait imprimé la connaissance dans le premier homme, et que le péché n'a pas entièrement effacées dans l'âme de ses enfants. Ce sont ces vérités que saint Augustin dit souvent que nous voyons en Dieu : mais comme il ne s'est point expliqué sur la manière dont nons les voyons, cela ne peut servir à cet auteur, qui a même été assez sincère pour ne se point prévaloir de l'autorité de ce saint, parce qu'il n'était pas de son opinion: Car nous ne disons pas, dit-il, que nous voyons Dieu en voyant « les vérités éternelles, comme le dit saint Augustin, mais en voyant les idées de ces vérités. Car l'égalité entre les idées, qui est la vérité, n'est qu'un rapport, qui n'est rien de réel. »

"

"

"

66

3. Il ne s'agit point non plus de la manière dont Dieu a découvert sa divinité aux philosophes païens, mais d'où et comment ils ont eu les idées sur lesquelles ils ont raisonné dans les sciences les plus naturelles, et qui ont moins de rapport à la religion, telles que

[ocr errors]

sont les mathématiques. Or ces paroles de saint Paul : Deus enim illis manifestavit, ne regardent point ces sciences abstraites purement naturelles, mais la connaissance qu'ils avaient eue de ce qui se peut découvrir de Dieu par les créatures. Car c'est sur cela que saint Paul dit: Deus enim illis manifestavit, « Dieu même le leur ayant fait connaître. » On n'a donc point dû citer ces paroles de l'apôtre pour autoriser ce nouveau système, que ce n'est qu'en Dieu que nous pouvons voir les choses matérielles, parce que nous n'en pouvons trouver les idées que dans l'étendue intelligible infinie qu'il renferme. Ce qui ne peut regarder la connaissance de Dieu qu'ont eue ces philosophes, puisque cet auteur enseigne que nous voyons Dieu sans idée, c'est-à-dire sans ces étres représentatifs distingués des perceptions, dont il prétend que nous avons besoin pour apercevoir toutes les autres choses qui sont hors de

nous.

4. Il ne s'agit point aussi de la cause de nos perceptions, à qui il donne quelquefois le nom d'idée, et avec raison; car on lui a déjà marqué souvent que quand on lui accorderait que notre entendement est une faculté purement passive comme la matière, cela ne regarderait point la question de la nécessité des idées prises pour des étres représentatifs. Et j'ajoute ici que tant s'en faut que cela fît quelque chose pour appuyer ce qu'il dit de la dépendance que nos esprits ont de Dieu, en ce que c'est en lui seul qu'ils peuvent trouver ces étres représentatifs, en quoi on voudrait faire consister la lumière qu'ils tirent de lui; que rien au contraire ne ruine tant cette dernière opinion que l'établissement de cette autre, qui est du même auteur: que Dieu est l'unique cause de toutes nos perceptions.

5. Il ne s'agit point de tout cela, mais de nos connaissances les plus naturelles et les plus communes, de ce qui nous est nécessaire pour apercevoir le soleil, un cheval, un arbre; pour avoir l'idée d'un cube, d'un cylindre, d'un carré, d'un nombre. Et sur cela même il n'est pas question de savoir si notre esprit doit être éclairé de Dieu, mais de quelle sorte il en doit être éclairé, et si c'est en la manière que cet auteur a inventée qu'on peut réduire à trois points:

Le premier est que notre esprit ne saurait voir les choses matérielles par elles-mêmes, mais seulement par des étres représentatifs distingués de nos perceptions, et qui les doivent précéder, auxquels il a donné le nom d'idées, quoique par abus;

Le deuxième est que notre esprit ne saurait trouver ces idées ou êtres représentatifs des choses matérielles qu'en Dieu;

est que

Le troisième, que ce qui lui donne moyen de les trouver en Dieu, Dieu renferme en lui-même une étendue intelligible infinie. Sur quoi je dirai trois choses: L'une, que quand nous dépendrions de Dieu en cela, cette dépendance ne serait point assez considérable pour en faire tant de bruit;

L'autre, qu'elle ne nous serait d'aucun usage pour nous attacher véritablement à Dieu, et que ce nous serait plutôt une occasion de nous attacher avec moins de scrupule aux choses matérielles ;

La dernière, qu'il n'a pu imaginer cette dépendance, fondée sur la nécessité des étres représentatifs distingués de nos perceptions, sans renverser une autre maxime qu'il a pris tant de peine d'établir, qu'il n'y a rien d'inutile dans la conduite de Dieu, et qu'ainsi il ne fait jamais par des voies composées ce qui se peut faire par des voies plus simples.

Je dis donc premièrement, que quand nos âmes dépendraient de Dieu en ce qu'elles ne pourraient trouver qu'en lui des étres représentatifs qu'il appelle idées, cette dépendance n'ajouterait guère à celle qu'elles ont comme créatures, qui les met dans l'impuissance de subsister un seul moment, si par une espèce de création continuée elles ne sont soutenues par la même main qui les a tirées du néant pour leur donner l'être. Car il y a des choses qui sont des dépendances et des suites si nécessaires de notre nature, que l'on ne peut concevoir que Dieu nous ait voulu donner l'être sans vouloir aussi nous donner ces dépendances : ce qui fait voir, ce me semble, manifestement que la nécessité où nous nous trouvons de dépendre de Dieu au regard de ces choses-là n'ajoute rien de considérable à la nécessité d'en dépendre au regard de notre conservation, et c'est pourquoi aussi Dieu a presque inséparablement attaché l'un à l'autre; de sorte que l'on doit considérer comme une même volonté celle de nous conserver et celle de nous donner ce qu'exige notre conservation comme une dépendance de notre être. Telle est au regard de notre corps, la faculté que nous avons de remuer nos membres pour les fonctions ordinaires de la vie, et, au regard de l'esprit, celle de penser et de pouvoir au moins apercevoir par quelqu'un de nos sens notre propre corps et ceux qui nous environnent.

Comme donc on ne regarde point comme une dépendance que nous ayons de Dieu, différente de celle de la conservation de notre être, de ce que nous ne faisons pas le moindre mouvement, ou de la jambe, ou du bras, ou de la langue, que ce ne soit Dieu luimême qui donne le mouvement aux esprits animaux, qui doivent

« PreviousContinue »