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de M. Descartes, il fait seulement que les globules qui rejaillissent de notre visage, ayant rencontré la surface polie du miroir, sont derechef poussés vers nos yeux. Or, ce n'est point en cette manière que nous voyons les choses en Dieu; mais il veut que ce soit parce que Dieu nous découvre ce qui est en lui qui représente les êtres créés. C'est en ces propres termes qu'il s'explique en la page 199: L'esprit, dit-il, peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé « que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu'il y a dans lui qui les représente. Or, voici les raisons qui semblent prouver qu'il le « veut. » Il prétend donc que nous voyons les choses en Dieu, non comme dans un miroir, mais comme dans un tableau, qui nous représente les choses que nous ne pouvons voir par elles-mêmes, parce qu'elles ne nous sont pas présentes. Car c'est la raison qu'il donne partout de la nécessité que nous avons de voir les choses matérielles en Dieu, parce qu'elles ne peuvent être présentes à notre esprit; au lieu que Dieu, qui les représente, y est intimement uni. Or, il est inconcevable qu'on puisse voir par un tableau les choses qu'il représente, sans voir le tableau : il ne peut donc pas dire, en parlant sincèrement et en demeurant dans les principes de sa philosophie des idées, qu'en voyant les choses en Dieu, ce n'est pas Dieu proprement que nous voyons, mais seulement les créatures.

On l'en peut convaincre par des arguments en forme, qui seront de véritables démonstrations.

On ne peut pas dire que nous ne voyons pas proprement ce qui est l'objet immédiat de notre esprit.

Or, quand nous voyons les créatures, c'est Dieu intimement uni à notre âme, qui est l'objet immédiat de notre esprit.

On ne peut donc pas dire qu'en voyant les créatures, ce n'est pas Dieu proprement que nous voyons, mais seulement les créa

tures.

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La mineure, qui est la seule à prouver, est de lui en divers endroits. Et c'est le fondement de toute sa philosophie des idées. En la page 188, il dit en général « que notre âme n'aperçoit point les objets qui sont hors de nous par eux-mêmes; mais que l'ob« jet immédiat de notre esprit, lorsqu'il voit le soleil, par exemple, " n'est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement uni à ❝ notre âme. » Et dans la page 199, où il entreprend de prouver que nous voyons toutes choses en Dieu, il détermine que ce quelque chose intimement uni à notre âme, qui doit être l'objet immédiat de notre esprit, lorsqu'il aperçoit les choses qui sont hors de nous,

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ne peut être que Dieu, parce qu'il n'y a que lui qui possède les deux conditions qui sont nécessaires pour cela. L'une, qu'il a en « lui les idées de tous les êtres qu'il a créés, et qu'il les voit tous en considérant les perfections qu'il enferme, auxquelles ils ont rapport. L'autre, qu'il est très étroitement uni à nos âmes « par sa présence.» D'où il conclut que l'esprit peut voir ce qu'il «y a dans Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela « est très spirituel, très intelligible, et très présent à l'esprit. » Il est donc clair qu'il applique à Dieu en particulier dans ce chap. 6 ce qu'il avait dit généralement dans le chap. 1, « que quand nous « voyons le soleil, ce n'est pas le soleil qui est l'objet immédiat de notre esprit, mais quelque chose qui est intimement uni à notre âme. Donc dans cette nouvelle philosophie des idées, quand nous voyons les créatures en Dieu, c'est Dieu qui est l'objet immédiat de notre esprit : donc on ne peut point dire, selon cette philosophie, que quand nous voyons les créatures, ce n'est pas Dieu proprement que nous voyons, mais seulement les créatures. Et si on l'a dit, ce n'a été que pour éluder une objection à laquelle on avait peine de répondre.

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En voici une autre preuve qui n'est pas moins forte. Il suppose partout qu'il y a deux sortes de monde, de soleil, d'espaces, et ainsi des autres choses corporelles : un monde matériel, et un monde intelligible; le soleil matériel, et le soleil intelligible; des espaces matériels, et des espaces intelligibles. Et ce qu'il entend par ce mot d'intelligible est que toutes ces choses, en tant qu'intelligibles, sont en Dieu, et sont Dieu même, parce que ce sont des idées ou des perfections de Dieu qui représentent ces êtres créés. C'est ce qui lui fait dire, page 498 : « que Dieu ne voit le monde • matériel que dans le monde intelligible qu'il enferme. » Or, il dit partout que Dieu ne voit rien que dans lui-même : il est donc clair que, selon lui, le monde intelligible est Dieu même. Et il en est de même du soleil intelligible et des espaces intelligibles. Car il dit au même lieu que Dieu ne voit ni les corps ni les espaces qu'il a créés par eux-mêmes, mais seulement par des corps et par des espaces intelligibles.

Or il soutient au même lieu, comme nous avons déjà dit ailleurs, « que le " corps matériel que nous animons n'est pas celui que « nous voyons, lorsque nous le regardons, c'est-à-dire lorsque « nous tournons nos yeux vers lui, mais que c'est un corps intelligible; et que ce n'est aussi que le soleil intelligible que nous « voyons, et non pas le soleil matériel. » Et ce qu'il répète encore

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en la page 546 : « Le soleil que l'on voit n'est pas celui que l'on regarde; l'âme ne peut voir que le soleil auquel elle est immé« diatement unie, c'est-à-dire le soleil intelligible, qui est Dieu même, selon cet auteur.

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Tant s'en faut donc que l'on puisse dire, selon la nouvelle philosophie des idées, que quand nous voyons les créatures en Dieu, ce n'est pas Dieu que nous voyons, mais seulement les créatures, qu'il faut dire absolument tout le contraire : que quand nous voyons les créatures en Dieu, c'est Dieu uniquement que nous voyons, et nullement les créatures. Car, si celui qui voit le soleil en Dieu ne voyait pas Dieu, mais le soleil que Dieu a créé, ce serait le soleil matériel qu'il verrait, puisque c'est le soleil matériel que Dieu a créé. Or, selon cet auteur, celui qui regarde le soleil ne voit point le soleil matériel, mais seulement le soleil intelligible; il ne voit donc que Dieu, et non pas le soleil que Dieu a créé.

CHAPITRE XVIII.

De trois préjugés qui pourraient empêcher qu'on ne se rende si facilement à ce qui a été dit contre la nouvelle philosophie des idées, dont le premier est l'estime que l'on fait de celui qui en est l'auteur.

Je me persuade que l'on verra maintenant que j'ai eu raison de ne me pas amuser à répondre aux preuves dont cet auteur si ingénieux et si subtil a cru avoir bien appuyé le sentiment qu'il a que nous voyons toutes choses en Dieu. Cela aurait été nécessaire, si l'on n'avait eu à lui opposer que des raisons vraisemblables; car on ne peut juger alors qui sont celles qui le sont le plus, qu'en les comparant les unes aux autres. Mais cette comparaison est inutile, quand on peut faire voir démonstrativement la fausseté d'une opinion que l'on combat. Et je ne crois point me tromper, quand j'ose espérer que toutes les personnes trouveront que je l'ai fait ici.

Je veux bien néanmoins éclaircir trois choses qui sont les seules, ce me semble, qui pourront empêcher que l'on ne se rende si facilement à ce qui a été dit jusqu'ici contre cette nouvelle philosophie des idées.

La première est un préjugé que je prévois qui pourra embarrasser plusieurs personnes. L'auteur de la Recherche de la Vérité s'est acquis une si grande réputation dans le monde, et avec raison (car il y a dans ce livre un grand nombre de très belles choses), qu'il y aura bien des gens qui auront de la peine à croire qu'un si grand esprit, et si pénétrant, puisse être repris avec justice d'avoir

avancé tant de choses si peu raisonnables. Et c'est ce qui pourra leur faire avoir pour suspectes les preuves que j'en apporte.

Je pourrais me contenter d'opposer à ce préjugé l'infirmité commune de la nature humaine, qui fait que les plus grands hommes peuvent quelquefois tomber en de fort grandes erreurs; car cela suffit pour nous empêcher de mettre jamais en balance l'autorité d'un homme purement homme contre l'évidence de la vérité. Qu'on examine donc avec tout le soin possible si je ne me suis point trompé en prenant de simples vraisemblances pour des démonstrations. Mais qu'on l'examine indépendamment de l'estime que l'on fait, et que je fais aussi, de l'auteur que je réfute, puisque cela ne peut en rien contribuer à la faiblesse ou à la force de mes preuves.

J'ajouterai seulement qu'il n'y a pas un si grand sujet de s'étonner que l'on pourrait croire, que j'aie pu trouver tant de choses qui paraissent peu raisonnables dans sa philosophie des idées; car sa plus grande faute en cela est d'avoir supposé pour incontestable un principe qui ne lui est pas particulier, mais qu'il a pris de la philosophie commune. C'est ce qui l'a entraîné, par une suite presque inévitable, dans tous les paradoxes qu'il en a tirés par des conséquences assez justes, et qu'il a embrassés avec d'autant moins de précaution qu'ils lui ont paru établir d'une manière admirable la dépendance qu'ont nos esprits de Dieu, et leur union avec la raison souveraine, qui est le verbe divin. De sorte qu'on peut dire de lui, en cette rencontre, ce que dit saint Ambroise de la mère des enfants de Zébédée : Et si error est, pietatis tamen error est. Ce principe est que notre âme ne saurait voir que ce qui lui est « intimement uni. » Il a regardé cela comme incontestable, et ne s'est jamais mis en peine de le prouver, parce qu'il n'a pas cru qu'on en pût douter. Or, dès qu'un principe nous a paru clair et évident, ce nous est une espèce de nécessité d'en admettre toutes les suites; et nous ne pouvons les regarder comme fausses, tant que nous les considérerons comme ayant une liaison nécessaire avec ce principe. Il ne faut donc pas s'étonner, si, s'étant laissé prévenir de cette maxime commune, « que rien n'est en état de pou« voir être vu par notre âme que ce qui lui est présent, c'est-à-dire «< intimement uni, » il a conclu de là tout ce qui suit.

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Donc les choses matérielles, ne pouvant être unies intimement à notre âme, n'en peuvent être aperçues par elles-mêmes.

Donc le soleil, par exemple, n'est point visible et intelligible par lui-même.

Donc notre esprit a besoin, pour voir le soleil, d'un être représentatif du soleil qui soit intimement uni à notre âme, ce qui s'appelle autrement le soleil intelligible.

Donc, quand nous regardons le soleil, c'est-à-dire que nous tournons nos yeux vers lui, c'est le soleil matériel que nous regardons, mais celui que nous voyons est le soleil intelligible.

Donc, il faut chercher d'où nous pourrons avoir, et comment, cet être représentatif du soleil qui doit être intimement uni à notre âme. Or, de toutes les manières dont on peut s'imaginer que cela se fait, il n'y en a point où se trouve moins de difficulté, et qui soit plus vraisemblable que de dire que cet être représentatif est Dieu même, étant aisé de concevoir « que l'esprit peut voir ce qu'il y a dans Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela est très << spirituel, très intelligible et très présent à l'esprit. »

Donc rien n'est plus conforme à la raison que de penser que nous voyons toutes choses en Dieu.

Mais, en voulant expliquer comment cela se faisait, il s'est trouvé plus embarrassé qu'il n'avait cru. Car, ayant d'abord prétendu que nous voyons chaque chose dans l'idée particulière qu'elle a en Dieu, le soleil matériel dans le soleil intelligible, il s'est trouvé empêché de rendre raison pourquoi donc le soleil étant toujours de même grandeur, selon cette idée particulière de Dieu, nous le voyons plus grand quand il est à l'horizon que quand il est au midi; et il s'est trouvé réduit à dire que nous voyons toutes choses dans une étendue intelligible infinie dont toutes les parties étant de même nature chacune était propre à devenir à notre égard le soleil intelligible.

Il n'y a que ce dernier qui soit fort étrange; mais, pour tout le reste, on n'a pas lieu de se tant étonner qu'il l'ait regardé comme vrai, puisqu'un esprit si vif et si pénétrant ne pouvait guère aller moins loin en suivant le chemin que lui faisait faire ce qu'il a pris pour un principe indubitable sur lequel on devait juger de ce que notre esprit pouvait voir ou de ce qu'il ne pouvait pas voir: tant est vrai ce que dit M. Descartes dans sa Méthode : « Que c'est véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes « les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à « la connaissance de la vérité; mais que c'est en perdre une que

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de recevoir quelque fausse opinion touchant une matière un peu générale et importante; » parce qu'il n'est pas presque possible que cela ne nous conduise dans de grands égarements 14.

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Il semble donc aussi qu'on fait le même plaisir à un homme à qui ce malheur est arrivé en lui découvrant la fausseté du principe qui

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