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connaissant pas, je ne pourrais pas savoir si je l'aurais rencontré ou non. Mais peut-être aussi que cette étendue intelligible infinie n'est que pour les corps, et qu'il y a quelque autre moyen de voir les nombres en Dieu, dont il ne s'est pas encore expliqué. Voyons donc si elle sera de plus grand usage pour les corps et pour les figures, que je ne connaîtrais pas encore, et que je voudrais bien connaître. On m'assure que oui, et on le prouve en trois manières.

La première est que, comme l'esprit peut apercevoir une partie de cette étendue intelligible que Dieu renferme, il est certain qu'il peut apercevoir en Dieu toutes les figures car toute étendue intelligible finie est nécessairement une figure intelligible finie, puisque la figure n'est que le terme de l'étendue.

La deuxième, que cette figure d'étendue intelligible et générale devient sensible et particulière par la couleur, ou par quelque autre qualité sensible que l'âme y attache.

La troisième est que, si l'on conçoit qu'une figure d'étendue intelligible, rendue sensible par la couleur, soit prise successivement des différentes parties de cette étendue infinie, ou si l'on conçoit qu'une figure d'étendue intelligible puisse tourner sur son centre, ou s'approcher successivement d'une autre, on aperçoit le mouvement d'une figure sensible ou intelligible, sans qu'il y ait même de mouvement dans l'étendue intelligible..

Je ne saurais croire que l'on ne voie tout d'un coup que tous ces moyens, bien loin de me pouvoir donner la connaissance de ce que je ne connaîtrais pas, supposent nécessairement que je le connais déjà, et qu'à moins que je ne le connusse, ils ne me sauraient être d'aucun usage. Mais vous me permettrez, Monsieur, de rendre cela plus sensible par le conte suivant, que vous prendrez comme il vous plaira, pour une histoire ou pour une parabole.

Un excellent peintre, qui avait autrefois bien étudié, et qui était aussi habile en sculpture, avait un si grand amour pour saint Augustin, que, s'entretenant un jour avec un de ses amis, il lui témoigna qu'une des choses qu'il souhaiterait plus ardemment serait de savoir au vrai, si cela se pouvait, comment était fait ce grand saint. Car, vous savez, lui dit-il, que nous autres peintres désirons passionnément d'avoir les visages au naturel des personnes que nous aimons. Cet ami trouva comme lui cette curiosité fort louable, et il lui promit de chercher quelque moyen de le contenter sur cela. Et, soit que ce fût pour se divertir, ou qu'il eût eu quelque autre dessein, il fit apporter le lendemain chez le peintre un grand bloc de marbre, une grosse masse de fort belle cirę, et

une toile pour peindre (car, pour une palette, chargée de couleurs et de pinceaux, il s'attendit bien qu'il y en trouverait.) Le peintre étonné, lui demanda à quel dessein il a fait apporter tout cela chez lui : C'est, lui dit-il, pour vous contenter dans le désir que vous avez de savoir comment était fait saint Augustin; car je vous donne par là le moyen de le savoir. Et comment cela? repartit le peintre. C'est, lui dit son ami, que le véritable visage de ce saint est certainement dans ce bloc de marbre, aussi bien que dans ce morceau de cire: vous n'avez seulement qu'à en ôter le superflu, ce qui restera vous donnera une tête de saint Augustin tout-à-fait au naturel et il vous sera aussi bien aisé de la mettre sur votre toile en y appliquant les couleurs qu'il faut. Vous vous moquez de moi, dit le peintre, car je demeure d'accord que le vrai visage de saint Augustin est dans ce bloc de marbre et dans ce morceau de cire; mais il n'y est pas d'une autre manière que cent mille autres. Comment voulez-vous donc qu'en taillant ce marbre pour en faire le visage d'un homme, et travaillant sur cette cire dans ce même dessein, le visage que j'aurai fait au hasard soit plutôt celui de ce saint que quelqu'un de ces cent mille, qui sont aussi bien que lui dans ce marbre et dans cette cire? Mais quand, par hasard, je le rencontrerais, ce qui est un cas moralement impossible, je n'en serais pas plus avancé; car, ne sachant point du tout comment était fait saint Augustin, il serait impossible que je susse si j'aurais bien rencontré ou non. Et il en est de même du visage que vous voudriez que je misse sur cette toile. Le moyen que vous me donnez pour savoir au vrai comment était fait saint Augustin est donc tout-à-fait plaisant ; car c'est un moyen qui suppose que je le sais, et qui ne me peut servir de rien si je ne le sais.

Il semblait que l'ami n'eût rien à répliquer à cela. Mais comme ce peintre est fort curieux, il lui demanda s'il n'avait point le livre de la Recherche de la Vérité. Il l'avait; il l'alla quérir, et le mit entre les mains de son ami, qui, l'ayant ouvert à la p. 547, reprit le discours en ces termes : «Vous vous étonnez de l'invention que je vous ai donnée pour vous faire avoir le visage de saint Augustin au naturel. Je n'ai fait en cela que ce qu'a fait l'auteur de ce livre pour nous faire avoir la connaissance des choses matérielles, qu'il prétend que nous ne pouvons connaître par elles-mêmes, mais seulement en Dieu : et la manière dont il dit que nous les connaissons en Dieu, est par le moyen d'une étendue intelligible infinie que Dieu renferme. Or, je ne vois point que le moyen qu'il me donne pour voir dans cette étendue une figure que j'aurais seulement ouï

nommer, et que je ne connaîtrais point, soit différent de celui que je vous avais proposé pour vous faire avoir le visage de saint Augustin au naturel. Il dit que, comme mon esprit peut apercevoir une partie de cette étendue intelligible que Dieu renferme, il peut apercevoir en Dieu toutes les figures, parce que toute étendue intelligible finie est nécessairement une figure intelligible. C'est aussi ce que je vous ai dit, qu'il n'y a point de visage d'homme qu'on ne puisse trouver dans ce bloc de marbre en le taillant comme il faut. Mais est-il moins nécessaire de connaître cette figure (que j'ai supposé que je ne connaissais pas) pour prendre une partie de cette étendue intelligible, et la borner par mon esprit comme il faut qu'elle le soit, afin que cette figure en soit le terme, que vous avez cru avec raison qu'il était nécessaire de connaître le vrai visage de saint Augustin pour le faire apercevoir dans ce marbre et dans cette cire, où il n'est pas moins caché que chaque figure dans cette étendue intelligible. En quoi est-ce donc que son invention vaut mieux que la mienne, que je ne doute point qu'en votre âme vous n'ayez traitée de rididicule, quoique vous n'ayez pas voulu user de ce mot?

« Il fait aussi entendre que mon esprit peut voir dans cette étendue intelligible tout corps sensible que je ne connaîtrais pas et que j'aurais besoin de connaître, en attachant la couleur ou quelque autre qualité sensible à une partie de cette étendue intelligible.

Mais il faudrait encore pour cela que je connusse ce corps sensible, afin d'appliquer à une partie de l'étendue une couleur convenable; car, si j'appliquais une couleur rouge à cette partie de l'étendue, ce ne serait pas le moyen d'y voir un objet sensible qui ne pourrait être que vert. C'est donc la même chose que ce que je vous disais, que vous n'aviez qu'à appliquer sur votre toile les couleurs nécessaires pour y former le visage de saint Augustin, et qu'il ne tiendrait qu'à vous d'en avoir par là un portrait parfaitement ressemblant. Car vous avez eu raison de me dire qu'il faudrait pour cela que vous sussiez comment était fait le visage de saint Augustin, et que votre peine était de ne le pas savoir.

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Enfin, comme il n'a pu ignorer que les lignes courbes d'où dépend la connaissance des figures curvilignes ne se peuvent ordinairement bien concevoir qu'en considérant le mouvement par lequel on les décrit, il a voulu que l'on pût aussi apercevoir le mouvement dans son étendue intelligible infinie, parce que l'on peut concevoir qu'une figure d'étendue intelligible peut tourner sur son centre ou s'approcher successivement d'une autre. Mais

comme chaque figure ou chaque ligne courbe se trace différemment, et qu'autre est le mouvement par lequel se trace une hyperbole, et autre celui par lequel se trace une ellipse, comment pourrais-je voir dans cette étendue intelligible immobile le mouvement particulier qui est nécessaire pour trouver une ellipse, en concevant qu'une de ses parties s'approche successivement d'une autre en la manière qu'il faut pour cela, si je ne connaissais pas encore ce qu'est une ellipse, ni comment elle se trace. N'est-ce donc pas supposer que je connais par ailleurs, que par cette étendue intelligible, ce que l'on voudrait que je ne pusse savoir que par cette étendue intelligible. Prenez donc votre parti, ou ne vous moquez point de mon invention, ou ne faites pas plus d'état de celle de cet auteur, d'ailleurs si habile, que de la mienne.» La conversation finit de la sorte, et le peintre ne fut pas fâché qu'on lui eût ouvert les yeux sur cet endroit de la Recherche de la Vérité, qu'il avait lu autrefois avec respect, et qu'il n'avait osé approfondir, le croyant trop mystérieux et trop haut pour lui.

Voilà mon histoire ou ma parabole. Je n'ai rien à y ajouter, sinon que je trouve un endroit dans ce même auteur sur cette même matière des idées, qu'il ne faut qu'appliquer à ce qu'il dit de cette étendue intelligible, pour confirmer ce que nous venons de dire, qu'elle ne nous peut faire connaître que ce que l'on supposerait que nous connaîtrions déjà.

C'est dans le chap. III de la deuxième partie du livre III, où il combat l'opinion de ceux qui disent que l'âme a la puissance de produire ses idées : « Quand on accorderait, dit-il, à l'esprit de l'homme une puissance souveraine pour anéantir et pour créer « les idées des choses, avec tout cela il ne s'en servirait jamais pour les produire.

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J'en dis de même de ce qu'il fait faire à l'esprit pour trouver les idées des choses dans son étendue intelligible. Quand notre esprit pourrait borner, comme il lui plairait, cette étendue intelligible, il n'y pourrait trouver l'idée d'aucune figure qu'il ne connaîtrait pas encore et qu'il voudrait connaître. Et les raisons qu'il apporte pour prouver sa proposition seront encore plus fortes pour prouver la mienne.

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Car, de même, dit-il, qu'un peintre, quelque habile qu'il soit dans son art, ne peut pas représenter un animal qu'il n'aura « jamais vu, et duquel il n'aura aucune idée, de sorte que le tableau « qu'on l'obligerait d'en faire ne peut pas être semblable à cet ani

mal inconnu; ainsi un homme ne peut pas former l'idée d'un objet s'il ne le connaît auparavant, c'est-à-dire s'il n'en a déjà l'idée, laquelle ne dépend point de sa volonté. Que s'il en a déjà « une idée, il connaît cet objet, et il lui est inutile d'en former une nouvelle. Il est donc inutile d'attribuer à l'esprit de l'homme la puissance de produire ses idées. »

Il est donc inutile aussi d'attribuer à l'esprit de l'homme la puissance de borner l'étendue intelligible infinie, pour y trouver l'idée d'une figure qu'il a besoin de connaître. Car, de même qu'un peintre, quelque habile qu'il soit en son art, ne peut pas représenter un animal qu'il n'aura jamais vu et dont il n'aura aucune idée, de sorte que le tableau qu'on l'obligera d'en faire ne peut pas être semblable à cet animal inconnu, ainsi un homme ne peut pas borner l'étendue intelligible en la manière qu'il faudrait qu'elle fût pour être l'idée de cette figure qu'il a besoin de connaître, telle que serait la figure d'un verre qui doit grossir les objets, s'il ne connaît auparavant cette figure, c'est-à-dire s'il n'en a déjà l'idée. Et s'il en a déjà une idée, il connaît cet objet et il lui est inutile d'en former une nouvelle dans cette étendue intelligible infinie.

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Il se fait sur cela une objection, et la solution qu'il y donne sera la même qu'on lui donnera s'il en fait une semblable : « On pourrait peut-être dire que l'esprit a des idées générales et confuses qu'il ne produit pas, et que celles qu'il produit sont particulières, plus nettes et plus distinctes: mais c'est toujours la même « chose. Car, de même qu'un peintre ne peut pas tirer le portrait « d'un homme particulier de sorte qu'il soit assuré d'y avoir réussi, s'il n'en a une idée distincte, et même si la personne ⚫ n'est présente, ainsi l'esprit qui n'aura, par exemple, que l'idée «de l'être ou de l'animal en général, ne pourra pas se représenter << un cheval, ni en former une idée bien distincte, et être assuré « qu'elle est parfaitement semblable à un cheval, s'il n'a déjà une - première idée avec laquelle il confère cette seconde. Or, s'il en - a une première, il est inutile d'en former une seconde, et la question regarde cette première : Donc, etc. »

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On voit sans peine qu'on lui peut dire la même chose. Car, de -même qu'un peintre, etc. Ainsi, l'esprit qui n'aura que l'idée d'une figure en général ne pourra borner l'étendue intelligible de la manière qu'il serait nécessaire, pour y trouver l'idée de la figure d'un verre propre à grossir les objets, et être assuré que cette idée est parfaitement semblable à celle qu'il cherche, s'il n'a déjà une

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