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« ne voit point ce qui est hors de lui» (d'où il semblerait qu'on aurait lieu de conclure, comme fait notre ami, qu'il faut qu'une chose soit en Dieu, puisqu'il la connaît), puisqu'il dit seulement que Dieu n'a point cherché hors de lui des exemplaires qu'il ait eu besoin de voir pour faire toutes les choses qu'il a créées: Non enim extrà se quicquam positum intuebatur, ut secundùm id constitueret quod constituebat; nam hoc opinari sacrilegium est.

Saint Thomas pousse encore cela plus avant dans l'article suivant; car il y réfute comme une erreur l'opinion de ceux qui disaient que Dieu ne connaît les créatures que selon la notion générale d'êtres, et non selon ce que chacune est en elle-même, et en tant qu'elles sont différentes les unes des autres. Et il soutient que, quoiqu'il les connaisse dans soi et par son essence, il les connaît néanmoins chacune par une connaissance particulière, parce que l'essence divine a tout ce que chacune a de perfection, et quelque chose de plus infiniment. Cùm essentia Dei habeat in se quicquid perfectionis habet essentia cujuscumque rei alterius, et adhuc amplius, Deus in se ipso potest omnia propria cognitione cognoscere.

Et dans la réponse à la première objection il découvre l'illusion où notre ami tombe presque toujours dans cette matière. C'est qu'il regarde ordinairement comme deux choses opposées : Connaître

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les choses selon l'être intelligible qu'elles ont dans l'entendement « de celui qui les connaît; » et « les connaître selon ce qu'elles « sont en elles-mêmes, et hors de l'entendement. » Mais ce saint montre fort bien que cela est si peu opposé, que ce dernier est une suite du premier. Car, quoique quelqu'un connaisse un objet selon l'être intelligible qu'il a dans l'entendement, cela n'empêche pas qu'il ne le connaisse en même temps selon ce qu'il est hors de l'entendement. Ainsi je connais une pierre selon l'être intelligible qu'elle a dans mon entendement, quand je connais que je la connais; et néanmoins je connais en même temps cette pierre selon ce qu'elle est en elle-même et selon sa propre nature. Et comme il ne dit tout cela que pour expliquer comment Dieu ne laisse pas de voir les créatures en elles-mêmes et d'une connaissance propre, quoiqu'il les voie dans son essence, on peut juger de là si c'est parler en théologien que de dire, comme notre ami en la page 498: Dieu voit qu'il y a des espaces entre les corps qu'il a créés; mais « il ne voit pas ces corps ni ces espaces par eux-mêmes. Il ne les peut voir que par des corps et par des espaces intelligibles. » Il y a dans ces paroles quelque chose de mystérieux qui les a pu

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faire recevoir avec respect par beaucoup de gens. Mais ces mystères disparaîtront sitôt qu'on aura donné la vraie notion au mot d'intelligible, et qu'on ne l'aura pas laissé dans une obscurité qui fait, ou qu'on ne conçoit rien distinctement, ou que l'on conçoit toute autre chose que ce qu'on devrait concevoir, quand on lit ces grands mots : corps intelligibles, espaces intelligibles, soleil intelligible, étendue intelligible. Car un soleil intelligible n'est autre chose, selon ce que nous venons de voir dans saint Thomas, que le soleil matériel selon ce qu'il est dans l'entendement de celui qui le connaît: Secundùm esse quod habet in cognoscente; ce qui n'a garde d'être opposé à ce qu'il est en lui-même, surtout au regard de Dieu; puisque la connaissance de Dieu étant très parfaite, il ne peut connaître chaque chose que selon ce qu'elle est véritablement en elle-même. Il les connaît donc, comme dit le même saint, et secundùm esse intelligibile quod habent in cognoscente, et secundùm esse quod habent extrà cognoscentem. Il n'est donc pas vrai que Dieu ne voie les espaces entre les corps qu'il a créés que par des corps et par des espaces intelligibles, et qu'il ne puisse voir ces corps et ces espaces par eux-mêmes, à moins que ce par eux-mêmes ne soit une équivoque qui détourne l'esprit à un sens dont il ne s'agit point. Car, si par eux-mêmes se rapporte ad rationem cognoscendi, Dieu ne voit pas les corps par euxmêmes, parce qu'il les voit dans son essence, et que son essence est ce qui les lui fait connaître. Mais si par eux-mêmes se rapporte ad rem cognitam, Dieu voit les corps par eux-mêmes, puisqu'il les voit selon ce qu'ils sont en eux-mêmes, et dans leur propre nature, et non-seulement selon l'être intelligible qu'ils ont dans l'entendement divin. Et par conséquent ce dernier sens de par eux-mêmes étant le seul qui puisse regarder l'engagement où il s'était mis de prouver que Dieu voit qu'il y a des espaces qu'il « a créés; mais qu'il ne les voit que par des espaces intelligibles,» il est plus clair que le jour que cette proposition est insoutenable en bonne théologie, puisqu'en Dieu les espaces intelligibles ne sont autre chose que les espaces réels et matériels qu'il a mis entre les corps qu'il a créés, en tant qu'ils sont connus de Dieu; et que par conséquent il est impossible que Dieu voie ces espaces intelligibles qu'il ne voie en même temps les espaces réels et matériels qu'il a mis entre ces corps: bien loin que la connaissance des premiers l'empêche de connaître les derniers.

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IV. De bonne foi je ne saurais deviner ce qu'il a voulu que nous

entendissions par cette étendue intelligible infinie, dans laquelle il prétend maintenant que nous voyons toutes choses; car il en dit des choses si contradictoires, qu'il me serait aussi difficile de m'en former une notion distincte sur ce qu'il en dit que de comprendre une montagne sans vallée. C'est une créature, et ce n'est pas une créature. Elle est Dieu, et elle n'est pas Dieu. Elle est divisible, et elle n'est pas divisible. Elle n'est pas seulement éminemment en Dieu, mais elle y est formellement. Et elle n'y est qu'éminemment et non pas formellement.

C'est une créature, puisque c'est l'étendue que Dieu a faite. Et c'est l'étendue que Dieu a faite, puisqu'il prouve par là que Dieu la connaît, Dieu, dit-il, renferme en lui-même une étendue intelligible infinie. Car Dieu connaît l'étendue, puisqu'il l'a faite, et il << ne la peut connaître qu'en lui-même. »

Et ce n'est pas une créature, puisque si cela était, en voyant les choses dans cette étendue intelligible infinie nous ne les verrions que dans une créature, et son dessein est de montrer que nous les voyons en Dieu.

Et par là il faut qu'elle soit Dieu. Mais elle ne saurait être Dieu ni un attribut de Dieu, par les mêmes raisons par lesquelles cet auteur prouve en la page 546 «que l'âme ne renferme pas l'éten

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due intelligible, comme une de ses manières d'être.» Car il ne faut que les appliquer à Dieu pour voir sans peine qu'elles sont bien plus fortes pour exclure l'étendue intelligible de la nature de Dieu, que pour l'exclure de celle de notre âme, ou, pour mieux dire, selon la vraie notion de l'étendue intelligible que j'ai marquée dans le chapitre précédent, ces raisons ne prouvent point que l'étendue intelligible ne soit pas dans notre âme; et selon la notion confuse de cet auteur, si elles prouvent que l'étendue intelligible n'est pas dans notre âme, elles prouvent aussi qu'elle n'est pas en Dieu. Je commencerai par faire voir le premier.

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On aperçoit, dit-il, cette étendue intelligible seule sans penser « à autre chose, et l'on ne peut concevoir les manières d'être, sans apercevoir le sujet dont elles sont manières. »

Réponse. Je nie l'antécédent. Car l'étendue intelligible, prise pour la perception de l'étendue, ne saurait se concevoir sans que l'on conçoive en même temps l'esprit qui l'aperçoit.

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On aperçoit cette étendue intelligible, sans penser à son esprit.>> Réponse. C'est ce que je nie encore pour la raison que je viens de dire. Car on ne peut penser à l'étendue intelligible, sans penser à

quelque esprit de qui elle est aperçue, puisque c'est cela même qui la fait appeler intelligible.

« Cette étendue intelligible étant bornée, fait quelque figure, - et les bornes de l'esprit ne peuvent se figurer. »

Réponse. Elle fait une figure intelligible, qui peut être aussi aisément dans notre esprit que l'étendue intelligible, c'est-à-dire que l'une et l'autre y est objectivement.

Cette étendue intelligible ayant des parties se peut diviser, « et l'on ne voit rien en l'âme qui soit divisible. »

Réponse. Je réponds qu'il n'y a rien en notre âme qui soit formellement divisible; mais elle ne saurait connaître l'étendue, que l'étendue avec toutes ses propriétés, la divisibilité, la mobilité, etc., ne soient en elle intelligiblement, c'est-à-dire objectivement, et ainsi, de ce qu'elle est indivisible par sa nature, il ne s'ensuit nullement qu'elle ne puisse renfermer en soi l'étendue intelligible, quoique l'étendue ne se puisse concevoir que divisible.

Que si c'est dans un autre sens que cet auteur prend le mot d'étendue intelligible, je soutiens que ces mêmes raisons doivent prouver que l'étendue intelligible infinie ne peut être Dieu, c'est-à-dire être un attribut de Dieu. Il ne faut pour cela que les reprendre.

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On aperçoit, dit-il, cette étendue intelligible seule sans penser « à autre chose, et l'on ne peut concevoir les manières d'être sans apercevoir le sujet ou l'être dont elles sont les manières.

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Mais on peut encore moins concevoir l'attribut d'un être sans apercevoir l'être dont il est attribut. Donc, si Dieu renfermait en lui-même l'étendue intelligible comme un de ses attributs, on ne la pourrait concevoir sans concevoir Dieu; or on la peut concevoir sans penser à autre chose, donc elle n'est pas renfermée en Dieu comme un de ses attributs.

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On aperçoit cette étendue intelligible sans penser à son esprit.

On l'aperçoit aussi sans penser à Dieu; car il est certain que les épicuriens et les gassendistes ne pensent point à Dieu quand ils conçoivent l'espace où se promènent leurs atomes, comme une étendue intelligible infinie.

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On ne peut même concevoir que cette étendue intelligible puisse être la manière de son esprit.

On ne peut encore moins concevoir qu'elle puisse être Dieu, ou un attribut de Dieu.

Cette étendue intelligible étant bornée fait quelque figure, et « les bornes de l'esprit ne peuvent le figurer.

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Cela est encore plus fort au regard de Dieu; car on ne peut concevoir de bornes en Dieu, et quand on en feindrait, il est encore plus certain qu'elles ne pourraient le figurer.

« Cette étendue intelligible, ayant des parties, se peut diviser, « et l'on ne voit rien en l'âme qui soit divisible.

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Et n'est-il pas encore plus clair qu'il n'y a rien en Dieu qui soit divisible: Donc, s'il croit avoir droit de conclure par toutes ces raisons que l'étendue intelligible ne saurait être une manière d'être de notre esprit, combien en a-t-on plus de conclure aussi qu'elle ne peut être Dieu ni un attribut de Dieu.

Et il ne faut pas s'imaginer que la qualité d'infinie, qu'il donne à cette étendue intelligible, la rende moins indigne d'être admise en Dieu. L'infinité, qui convient à Dieu, n'a nul rapport à l'infinité que l'on peut concevoir dans l'étendue; et bien loin que cette dernière soit contenue dans l'idée de l'être parfait, cette idée ne l'exclut pas moins nécessairement qu'elle enferme nécessairement la première. Car plus une étendue est vaste, quand ce serait jusqu'à l'infini, plus elle a de parties réellement distinctes les unes des autres, ce qui répugne manifestement à la simplicité de Dieu, qui est un des principaux attributs de l'être parfait. Mais l'infinité, qui convient à Dieu, n'a garde de rien avoir qui répugne à cette idée, puisque c'est au contraire la première chose que l'on y voit que l'être même, la plénitude de l'être, l'être sans bornes, et par conséquent infini.

Il se trouve aussi que cette étendue intelligible infinie est divisible et non divisible. Elle est divisible, parce que ce qui fait essentiellement la divisibilité de l'étendue n'est pas que l'une de ses parties soit actuellement séparée de l'autre, mais il suffit pour cela qu'une partie soit hors de l'autre, et ne soit pas l'autre. Or l'on nous vient de dire « qu'une figure d'étendue intelligible peut « être prise successivement des différentes parties de cette « étendue infinie; » on la conçoit donc comme divisible. Mais étant Dieu, comme elle le doit être, afin que ce soit voir les choses en Dieu que de les voir dans cette étendue, elle ne saurait être divisible, selon cet auteur, puisqu'il est si certain, selon lui,

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