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guée de ma perception, comme il a été expliqué dans le chap. VI, et qu'on n'ajoute pas que je ne vois que le soleil intelligible. Car, quoique je ne voie immédiatement ce soleil intelligible, par la réflexion virtuelle que j'ai de ma perception, je n'en demeure pas là, mais cette même perception, dans laquelle je vois ce soleil intelligible, me fait voir en même temps le soleil matériel que Dieu a créé. Or, comme ce n'est pas cela que l'auteur de la Recherche de la Vérité a voulu dire, et qu'il est certain qu'il a entendu par le soleil intelligible quelque chose de réellement distingué de la perception que j'ai du soleil, lorsqu'il a prétendu, dans les Éclaircissements, p. 498 et 546, que ce n'est que ce soleil intelligible que nous voyons, on supplie ceux qui voudraient s'opiniâtrer à soutenir son paradoxe de répondre à cet argument.

Mon âme est capable de voir, et voit en effet ce que Dieu a voulu qu'elle vit.

Or, Dieu l'ayant jointe à un corps, a voulu qu'elle vît, non un corps intelligible, mais celui qu'elle anime, non d'autres corps intelligibles, mais les corps matériels qui sont autour de celui qui lui est joint, non un soleil intelligible, mais le soleil matériel qu'il a créé et qu'il a mis dans le ciel.

Donc il n'est point vrai que notre âme ne voie qu'un corps intelligible, et non celui qu'elle anime. Et il en est de même des autres corps.

La majeure ne se peut nier sans impiété, puisque ce ne serait pas concevoir Dieu tel qu'il est, c'est-à-dire tout-puissant, que de prétendre qu'il n'ait pas fait tout ce qu'il a voulu. Il n'y a donc qu'à prouver la mineure.

Dieu, en créant mon âme et la mettant dans un corps, a voulu qu'elle veillât à la conservation de ce corps, et que, composant un homme avec ce corps, je vécusse en société avec d'autres hommes qui auraient un corps et une âme comme moi, et que cette société consistât à nous rendre mutuellement des offices de charité.

Or, il a été nécessaire pour cela que je connusse le corps que j'anime, et non un corps intelligible; car je dois connaître le corps que je dois conserver or ce n'est point un corps intelligible que je dois conserver, mais le corps que j'anime. Et de même, si, lorsque je sens un grand froid, j'ai besoin de m'approcher du feu, c'est du feu matériel que je dois approcher le corps que j'anime, et non point d'un feu intelligible. Si, étant exposé aux rayons du soleil pendant le grand été, je m'en trouve incommodé et comme

brûlé, et que je doive chercher un lieu où je puisse être à couvert des rayons du soleil, ce sera des rayons du soleil matériel et non de ceux d'un soleil intelligible. C'est une viande matérielle et un breuvage matériel que je dois prendre par la bouche matérielle, pour soutenir le corps que j'anime, et en réparer les ruines. C'est donc tout cela que je dois connaître, et non une viande intelligible et un breuvage intelligible, que mon esprit verrait être reçus par une bouche intelligible, dans un corps intelligible; car il n'y a pas d'apparence que tout cela fût propre à nourrir mon corps. Il en est de même de la société que je dois avoir avec les autres hommes. Je les dois connaître pour les assister dans leurs besoins ou pour en être assisté, pour les instruire ou pour en être instruit, et enfin pour leur rendre ou pour recevoir d'eux une infinité d'offices de charité. Or, il est bien clair que ce n'est point à des hommes intelligibles que je rends tous ces devoirs, mais à des hommes que je vois et qui me voient, qui me parlent et à qui je parle.

Donc rien n'est plus mal fondé, pour ne rien dire de plus fort, que cette imagination bizarre que quand nous tournons les yeux vers les corps matériels, ce qui s'appelle regarder, ce ne sont pas ces corps matériels que nous voyons, mais des corps intelligibles.

On voudra peut-être nous faire croire par de vaines subtilités que cela revient à un, et que nous ne laisserons pas de bien veiller à la conservation de notre corps, quoique nous ne le voyions pas, mais seulement un corps intelligible, et que nous pourrons aussi agir de la même sorte avec les autres hommes, quoique nous ne les voyions point, mais seulement des hommes intelligibles.

Mais que les partisans de ce paradoxe poussent leurs raffinements si loin qu'ils voudront, sans m'amuser à les combattre, je n'ai besoin pour les leur rendre inutiles que d'un argument que j'ai déjà fait.

Dieu ne fait point par des voies composées, brouillées, embarrassées, ce qu'il peut faire par des voies plus simples. L'auteur de la Recherche de la Vérité n'a garde de contester cette proposition, puisqu'il la met entre les premières notions dont personne ne saurait douter: « Qui oserait dire, dit-il p. 494, que Dieu n'agit point les voies les plus simples?

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Or, quand il serait vrai que ce qui se fait si facilement et si naturellement dans la supposition : que Dieu a rendu notre âme capable de connaître les corps matériels, se pourrait faire aussi dans l'autre supposition; qu'elle n'est point capable de les connaître, mais

seulement de connaître des corps intelligibles, il faudrait toujours avouer que cela ne se ferait dans cette dernière supposition que par une voie, non-seulement bien moins simple que dans l'autre, mais qui serait assurément très brouillée et très embarrassée.

Donc cette dernière supposition doit être rejetée comme tout-àfait indigne de la sagesse de Dieu, quand on y pourrait donner quelque vraisemblance par de vaines subtilités.

Enfin, le dernier retranchement serait de dire que Dieu, qui a créé les corps matériels, n'a pas dû faire en faveur de notre âme ce qui est contraire à leur nature; et qu'ainsi il ne faut pas s'étonner si notre âme ne peut voir ni connaître des corps matériels, mais seulement les intelligibles, parce qu'il est de la nature des corps matériels de n'être ni visibles ni intelligibles.

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C'est aussi le principe dont se sert l'auteur de la Recherche de la Vérité, pour condamner notre âme à ne voir aucun corps matériel. Nous l'avons déjà vu dans ce passage de la page 546 : « Il faut prendre garde que le soleil que l'on voit n'est pas celui que l'on regarde. Le soleil, et tout ce qu'il y a dans le monde matériel, << n'est pas visible par lui-même; je l'ai prouvé ailleurs : l'âme ne peut voir que le soleil auquel elle est immédiatement unie. » Et c'est par là qu'il commence l'Éclaircissement sur la nature des idées, où il prétend expliquer comme on voit en Dieu toutes choses, ce qui est la même chose dans sa philosophie que de ne voir que les corps qui, étant en Dieu, sont intimement unis à notre âme, ce qu'il appelle autrement les corps intelligibles; car il y établit d'abord comme un principe, d'où cela doit suivre, que les corps ne sont point visibles par eux-mêmes. Mais, au lieu d'en demeurer là, ce qui aurait laissé quelque obscurité mystérieuse qui eût un peu caché ce qu'il y a de défectueux, ou dans ce prétendu principe, ou dans les conséquences qu'il en tire, pour ne nous laisser voir que des corps intelligibles, il a tout gâté, en nous marquant ce qu'il entend par étre visible par soi-même; car il le fait en des termes qui ne rendent ce principe vrai qu'en le rendant en même temps entièrement inutile à l'usage qu'il en veut faire: « Il est évident, dit-il, que les corps ne sont point visibles par eux-mêmes, qu'ils « ne peuvent agir sur notre esprit ni se représenter à lui. Cela n'a pas besoin de preuves, cela se découvre d'une simple vue; mais cela n'est certain qu'à ceux qui font taire leur sens pour écouter leur raison. Ainsi, tout le monde croit que les corps « se poussent les uns les autres, parce que les sens le disent; mais on ne croit pas que les corps sont par eux-mêmes entière

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ment invisibles et incapables d'agir dans l'esprit, parce que les << sens ne le disent pas, et qu'ils semblent dire le contraire. »

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On voit donc qu'il prend pour la même chose étre visible par soi-même, et pouvoir agir sur notre esprit; et au contraire, étre soi-même entièrement invisible et étre incapable d'agir dans notre esprit. Ainsi, laissant là les termes équivoques d'étre visible ou invisible par soi-même, et mettant en leur place le sens qu'il leur donne, qui est d'être capable ou incapable d'agir sur notre esprit et de se représenter à lui, c'est-à-dire de s'en faire connaître, qui ne voit tout d'un coup que rien n'est moins propre à établir ce qu'il prétend: «que nous ne voyons point les corps matériels, mais seulement les corps intelligibles; car il ne pourrait y employer ce principe qu'en vertu de cette majeure.

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Ce qui est incapable d'agir sur notre esprit et de s'en faire connaître, ne peut être vu par notre esprit.

Or, les corps matériels sont incapables d'agir sur notre esprit et de s'en faire connaître.

Donc les corps matériels ne peuvent être vus par notre esprit. Donc quand nous croyons les voir, ce sont des corps intelligibles que nous voyons au lieu d'eux.

Ces conséquences sont fort justes, et on ne les pourrait nier si la majeure était vraie. Mais à qui persuadera-t-on que rien ne puisse être connu par notre esprit que ce qui peut agir sur lui, pour s'en faire connaître; comme si étre connu supposait une faculté active en ce qui est connu, au lieu que c'est tout au plus s'il en suppose une passive. C'est donc la même chose que si on disait que la matière ne saurait être mue, et qu'il faut que ce soit quelque autre chose qui soit mue au lieu d'elle, parce qu'elle n'est pas mobile d'elle-même, c'est-à-dire qu'elle ne se peut pas donner le mouvement à elle-même. On voit assez combien cela serait absurde. Cependant je ne vois pas que cela le fût davantage que d'argumenter comme on fait ici: Les corps ne sont pas visibles par euxmêmes, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas agir sur notre esprit; donc ils ne sont pas visibles, donc ils ne peuvent être connus par notre esprit. C'est le sophisme que les logiciens appellent à dicto secundùm quid ad dictum simpliciter.

Il ne me reste plus qu'à dire un mot sur une autre équivoque du mot d'intelligible, afin que l'on puisse juger si les corps matériels sont ou ne sont point intelligibles; et par là on pourra voir qu'il y a un très bon sens, selon lequel de grands philosophes ont pu dire que le monde matériel n'était pas intelligible.

Il faut donc remarquer que le mot d'intelligible vient d'intelligere, et qu'il signifie proprement quod potest intelligi. Or, le verbe d'intelligere a deux significations: l'une générale, quand il se prend pour connaître, de quelque manière que cette connaissance se fasse; l'autre particulière, quand on le restreint à une seule manière de connaître, qui est celle de pure intellection, laquelle consiste en ce que notre âme connaît ses objets, sans qu'il s'en forme d'images corporelles dans le cerveau pour les représenter; et alors intelligible est opposé à sensible ou à imaginable.

Dans le premier sens, intelligible signifie ce qui peut être connu, comme qui dirait connaissable, et alors il est sans doute que les choses matérielles sont intelligibles, puisqu'il est plus clair que le jour, comme je l'ai prouvé ci-dessus, que notre âme a la faculté de connaître les choses matérielles, et que par conséquent les choses matérielles en peuvent être connues.

Dans le deuxième sens, les choses matérielles singulières, comme un tel cube, un tel cylindre, ne sont point proprement intelligibles, mais sensibles, parce que nous n'apercevons les corps singuliers que par le moyen de nos sens; mais en général elles sont intelligibles, et ne sont même proprement qu'intelligibles. Car, comme il n'y a que des corps singuliers qui puissent frapper nos sens, n'étant pas possible qu'un cube quelconque, c'est-à-dire un cube en général, qui n'est en aucun lieu, comme je l'ai déjà remarqué, puisse faire impression sur mes yeux, en ébranlant les filets du nerf optique par les rayons de lumière qui en seraient réfléchis, il faut nécessairement ou que nous ne connaissions aucun corps en général (ce que l'on ne peut pas dire, chacun se pouvant convaincre du contraire par sa propre expérience), ou que nous les connaissions par la pure intellection, et que par conséquent ils soient intelligibles, sans avoir besoin d'autres idées que de nos perceptions, et non de ces étres représentatifs, que l'on voudrait qui en fussent distingués. Il faut seulement remarquer que la perception d'un corps singulier, que nous n'aurons eue que par les sens, nous peut réveiller l'idée d'un corps en général, comme la figure d'un carré tracé sur du papier nous réveille l'idée universelle d'un carré; mais cela n'empêche pas, à ce qu'il me semble, que l'idée universelle de ce carré ne soit une pure intellection, lors même qu'elle est accompagnée d'une image dans le cerveau, parce que notre esprit ne s'arrête point à ce qu'il y a de singulier, ni dans cette image du cerveau, ni dans celle qui est tracée sur le papier, mais qu'il s'applique seulement à l'idée abstraite d'un

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