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de concevoir que Dieu donnant le mouvement à un corps, ce corps ne se mouve pas ; et qu'ainsi, Dieu n'ayant pour but que de faire mouvoir ce corps, il serait contre sa sagesse d'y employer cette vertu impresse, puisqu'il le peut faire sans cela.

Je dis de même qu'il est impossible de concevoir que Dieu donne à mon esprit la perception du corps A, et que je n'aperçoive pas le corps A; et qu'ainsi Dieu n'ayant pour but que de me faire apercevoir le corps A, parce que cela m'est nécessaire pour la conservation du mien, il serait contre sa sagesse d'y employer un étre représentatif uni intimement à mon âme, quel qu'il puisse être; puisqu'il peut faire sans cela qu'elle connaisse le corps A, et qu'il ne fait jamais par des détours inutiles ce qu'il peut faire par des voies plus simples. Je serai fort trompé, si on me peut faire voir que ces dernières instances contre la nécessité des étres représentatifs ne soient pas aussi bien fondées et aussi solides que les premières, contre la nécessité d'une vertu impresse.

On peut voir ce que j'ai dit dans le chap. vI sur la manière dont nous voyons les propriétés des choses dans leurs idées. Et je ne doute point qu'on n'en conclue que ces étres représentatifs, distingués des perceptions, ne sont bons à rien; puisque les laissant là pour ce qu'ils valent, je trouve sans peine de quoi expliquer tout ce qui se passe dans la connaissance humaine. Et ceux mêmes qui les supposent sont obligés d'avouer qu'ils ne me sauraient servir de rien, si je ne les connais, et que je ne connaisse par eux les objets qu'ils représentent, c'est-à-dire si je n'ai par là la perception d'un carré, pour laquelle on s'est imaginé que j'avais besoin d'un étre représentatif intimement uni à mon âme. Or, dès que j'ai la perception d'un carré, qui peut douter que si je cherche les propriétés d'un carré, ce ne soit dans cette perception que je les cherche. Et par conséquent ? comme j'ai dit dans le chap. vi, lorsqu'on dit ceci ou cela est enfermé dans l'idée d'une telle chose, le mot d'idée signifie la perception que nous avons de cet objet, et non un prétendu étre représentatif, que l'école a inventé, croyant en avoir besoin, mais qui certainement n'est bon à rien en la manière qu'ils l'entendent.

CHAPITRE XI.

Démonstration V.

Rien ne peut convaincre davantage un homme qui raisonne bien de la fausseté d'un principe, que quand il le conduit dans des

erreurs tout-à-fait absurdes, et directement contraires à ce qu'il aurait supposé pour indubitable, qui l'est en effet, et qui est la chose même qu'il avait prétentendu expliquer par ce principe.

Or c'est ce qui est arrivé à l'auteur de la Recherche de la Vérité dans l'emploi qu'il a fait de ce principe : « qu'afin qu'un objet puisse être en état d'être aperçu immédiatement par notre esprit, « il faut qu'il soit uni intimement à notre âme. »

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Car il n'a employé ce principe qu'après avoir supposé, comme une chose incontestable, que nous voyons une infinité de corps, et que notre esprit les aperçoit; mais que la difficulté est d'expliquer comment il les aperçoit. C'est ce qui lui fait dire dans le titre du chap. I de la deuxième partie du livre III, « que les idées « nous sont nécessaires pour apercevoir tous les objets matériels. » Il suppose donc qu'on les aperçoit. Et c'est comme si je disais que les lunettes d'approche nous sont nécessaires pour apercevoir les satellites de Jupiter et de Saturne; car certainement il serait ridicule de parler ainsi, si même avec ces lunettes nous n'apercevions point les satellites de ces deux planètes. Il dit encore dès le commencement de ce chapitre comme nous avons déjà vu: « Nous voyons le soleil, les étoiles et une infinité d'objets hors de « nous. » Et un peu plus bas : « Toutes les choses que l'âme aperçoit sont de deux sortes : ou elles sont dans l'âme, ou elles sont « hors de l'âme. Notre âme n'a pas besoin d'idées pour apercevoir

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les premières. Mais, pour celles qui sont hors de l'âme, nous ne pouvons les apercevoir que par le moyen des idées, supposé que « ces choses ne puissent pas lui être intimement unies.

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Il est donc indubitable par tout cela que nous apercevons les choses qui sont hors de l'âme, aussi bien que celles qui sont dans l'âme mais toute la difficulté c'est de savoir si nous avons besoin d'idées pour voir les unes plutôt que les autres, et de quelle nature seront ces idées, dont on aura besoin pour voir celles qui sont hors de nous.

Dans tout ce livre III il demeure dans cette supposition que nous apercevons les choses matérielles; mais que ce ne peut être que par des idées. Et il dit même expressément dans le chap. vi, page 200, qu'on ne voit pas tant les idées des choses, que les choses mêmes que les idées représentent. « Car, lors, dit-il, qu'on voit un carré, on ne dit pas qu'on voit l'idée de ce carré, qui « est unie à l'esprit, mais seulement le carré, qui est au dehors. » Cependant, dans les Éclaircissements, poussant encore plus loin les conséquences naturelles de cette philosophie des idées, il

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nous transporte tout d'un coup en des pays inconnus, où les hommes n'ont plus de véritable connaissance les uns des autres, ni même de leurs propres corps, ni du soleil et des astres que Dieu a créés; mais où chacun ne voit, au lieu des hommes vers lesquels il tourne les yeux, que des hommes intelligibles, au lieu de son propre corps qu'il regarde, qu'un corps intelligible, au lieu du soleil et des autres astres que Dieu a créés, qu'un soleil et des astres intelligibles, et au lieu des espaces matériels, qui sont entre nous et le soleil, que des espaces intelligibles 10. On croira peutêtre que je ne dis cela que pour rire, et que ce ne sont que des conséquences qu'il n'avoue point et que je lui attribue sans raison. Écoutons-le donc parler lui-même en la page 546 :

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Il faut prendre garde que le soleil, par exemple, que l'on voit « n'est pas celui que l'on regarde. Le soleil et tout ce qu'il y a dans le monde matériel n'est pas visible par lui-même : je l'ai prouvé ailleurs. L'âme ne peut voir que le soleil auquel elle est « immédiatement unie. »

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C'est visiblement le contraire de ce que nous venons de voir qu'il dit en la page 200. « Lorsqu'on voit un carré, on ne dit pas << que l'on voit l'idée de ce carré, qui est unie à l'esprit, mais le « carré même, qui est au dehors. » Il faut donc qu'ayant pénétré plus avant dans ces mystérieuses idées, à mesure qu'il a plus avancé dans son travail, il ait reconnu que la manière dont il s'était expliqué dans cette page 200 n'était pas assez exacte, et que c'était trop se conformer aux sentiments et au langage du peuple que de dire que, « lorsqu'on voit un carré, c'est le carré même qui est au dehors que l'on voit, et non pas l'idée du carré, « qui est unie à l'esprit; mais que pour parler philosophiquement et dans une rigoureuse exactitude, il fallait franchir le pas, et dire nettement que notre âme ne peut voir que le carré qui est uni à notre âme, c'est-à-dire l'être représentatif de ce carré, distingué de la perception que nous en avons, et non pas le carré même qui est hors de nous comme le soleil que nous regardons n'est pas celui que l'on voit, mais un autre soleil, auquel notre âme est immédiatement unie.

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Il s'explique encore plus au long sur cela, et plus affirmative ment, en la page 498. « Le corps matériel que nous animons (prenons-y garde) n'est pas celui que nous voyons, lorsque nous le regardons, je veux dire, lorsque nous tournons les yeux du « corps vers lui c'est un corps intelligible que nous voyons,.

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comme il y a des espaces matériels entre notre corps et le soleil que nous regardons.

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Rien ne peut être plus net ni mieux expliqué. Il distingue regarder et voir. Il définit regarder, en disant que c'est seulement tourner nos yeux vers un objet : et il fait entendre que voir est apercevoir un objet par notre esprit. Et il distingue ensuite avec encore plus de soin ce que nous regardons de ce que nous voyons. Et il nous avertit d'y prendre garde, comme étant une chose dont on ne peut pas douter, pourvu qu'on y fasse attention. Il nous déclare donc que lorsque nous regardons notre corps, c'est-à-dire lorsque nous tournons les yeux vers lui, ce que nous voyons par notre esprit à l'occasion de ce regard n'est pas le corps que nous animons, mais que c'est un corps intelligible, qui, n'ayant rien de matériel, a pu être intimement uni à notre âme. Et que de même, quand nous regardons le soleil, en tournant les yeux vers lui, ce que nous voyons par notre esprit n'est pas le soleil matériel que Dieu a créé, mais un soleil intelligible. Et il va au-devant d'une objection, prise du grand espace que nous voyons par l'esprit entre notre corps et le soleil, qui ne paraît pas pouvoir être autre que matériel. Car il prétend qu'il y a des espaces intelligibles entre ce corps intelligible et ce soleil intelligible que nous voyons, comme il y a des espaces matériels entre notre corps et le soleil que nous regardons.

N'est-ce pas visiblement ce que j'ai dit? Il a supposé d'abord que notre esprit aperçoit les choses matérielles. Il n'était en peine que du comment: si c'était par des idées ou sans idées, en prenant le mot d'idée pour des étres représentatifs distingués des perceptions. Et après avoir bien philosophé sur la nature de ces étres représentatifs, après les avoir promenés partout, et n'avoir pu les placer qu'en Dieu, tout le fruit qu'il en recueille n'est plus de nous expliquer comment neus voyons les choses matérielles, qui était uniquement ce que l'on cherchait, mais c'est que notre esprit est incapable de les apercevoir, et que nous vivons dans une continuelle illusion, en croyant voir les choses matérielles que Dieu a créées, lorsque nous les regardons, c'est-à-dire que nous tournos nos yeux vers elles; et cependant ne voyant au lieu d'elles que des corps intelligibles qui leur ressemblent.

En faut-il davantage pour n'avoir aucune créance, à ce que dit cet auteur de la Nature des Idées, quelque air de spiritualité qu'il y donne? Car, qu'avait-il entrepris de prouver ? Que les idées dont il recherche la nature sont nécessaires pour apercevoir les objets

matériels. Et que conclut-il après beaucoup de subtilités? Que notre corps tourne ses yeux vers les corps matériels, ce qui s'appelle regarder, mais que notre esprit est incapable de les apercevoir, et qu'il n'aperçoit que les corps intelligibles. Peut-on croire qu'un homme qui a accoutumé de bien raisonner, ait raisonné sur de bons principes lorsqu'il en conclut tout le contraire de ce qu'il avait entrepris de prouver, ou plutôt de ce qu'il avait supposé comme étant incontestable et n'ayant pas besoin d'aucune preuve ? C'est comme si un homme avait promis de faire voir comment la liberté de l'homme se peut accorder avec la providence de Dieu, et que, après beaucoup de discours, il ne trouvât point d'autre moyen de faire cet accord qu'en niant que l'homme soit libre.

J'en pourrais demeurer là : mais, parce qu'il se pourrait trouver des gens qui aimeraient mieux croire que la faute qu'a faite l'auteur de la Recherche de la Vérité est d'avoir supposé d'abord que notre esprit aperçoit les choses matérielles, que de se départir de ce qu'il dit dans les Éclaircissements qu'il ne peut apercevoir que les choses intelligibles, ou qu'il n'aurait manqué que de parler exactement, je veux bien examiner si cette opinion, qui paraît si extraordinaire, peut avoir quelque fondement.

Je ne veux point me prévaloir de l'avantage que donne la surprise où tout le monde peut être à la seule proposition d'une doctrine si étrange, et qu'il serait si facile de tourner en ridicule. Je sais qu'il y en a de très véritables contre lesquelles on n'est pas moins prévenu, et qu'il y a bien des gens qui ne sont guère moins choqués quand on leur dit que les bêtes ne sont que des machines qui ne sentent rien et qui ne connaissent rien, que s'ils entendaient dire que nous ne voyons que des corps intelligibles. Laissons donc là toutes les préventions, et n'employons que la raison pour juger de la vérité ou de la fausseté de cette pensée, qui a d'une part quelque chose de fort choquant pour le commun du monde, mais qui, de l'autre, semble avoir quelque chose de mystérieux qui la peut faire agréer à beaucoup de personnes qui aiment les mystères, surtout quand ils sont revêtus de termes nobles, comme est celui d'intelligible. Mais c'est ce mot même qu'il faut expliquer, pour en démêler l'équivoque. Car, comme on peut dire que ce qui est objectivement dans notre esprit y est intelligiblement, on peut dire aussi en ce sens que ce que je vois immédiatement, en tournant mes yeux vers le soleil, est le soleil intelligible, pourvu qu'on n'entende par là que l'idée du soleil, qui n'est point distin

ARNAULD.

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