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encore plus convaincu, si on considère que Dieu, d'une part, a créé l'homme pour être le spectateur et l'admirateur de ses ouvrages; et que de l'autre, ayant joint l'âme à un corps, il faut bien qu'il lui ait donné la faculté, c'est-à-dire le pouvoir de voir, d'apercevoir, de connaître, non-seulement le corps auquel elle est jointe, mais aussi tous les autres qui l'environnent, qui pouvaient lui nuire ou l'aider à la conservation du sien. Or, il ne se pouvait pas faire que tous les autres corps n'en fussent éloignés. Il a donc fallu nécessairement qu'il lui ait donné le pouvoir de connaître les corps éloignés du lieu où elle serait, c'est-à-dire du corps auquel elle serait jointe.

Mais d'où vient donc, me dira-t-on, que tout le monde s'est laissé aller à cette pensée, que l'âme ne pouvant connaître les objets éloignés d'elle, il fallait que quelque chose servît à les lui rendre présents, et que c'est à quoi sont nécessaires les idées ou espèces ?

J'en ai déjà donné la raison dans le chapitre Iv. C'est la comparaison de la vue corporelle mal entendue avec la vue de l'esprit. Et l'équivoque du mot de présence y a beaucoup servi, comme je l'ai marqué. Car il est fort ordinaire que le même mot, étant appliqué à l'esprit et au corps, est pris par la plupart du monde fort grossièrement, et selon ce qu'il convient au corps, lors même qu'on l'applique à l'esprit. Ainsi le mot de présence, signifiant au regard des corps une présence locale, et au regard des esprits une présence objective, selon laquelle les objets sont dits être dans notre esprit quand ils y sont objectivement, c'est-à-dire quand ils en sont connus, selon la quatrième définition, cette présence objective, étant trop spirituelle pour la plupart du monde, et la présence locale leur étant bien plus connue, on a attaché deux sens très faux à cette proposition équivoque : Il faut que les corps soient présents à l'âme pour en être connus. Le premier est qu'on s'est imaginé que cette présence était préalable à la connaissance des corps, et qu'elle était nécessaire, afin que les corps fussent en état d'être connus; au lieu que cette présence des objets dans notre esprit, n'étant autre chose qu'une présence objective, n'est point différente de la perception que notre esprit a de l'objet, et ainsi n'a garde de précéder la connaissance qu'il en a, puisque c'est par cela même qu'il les connaît qu'ils lui sont présents.

Le second faux sens est qu'ils ont pris grossièrement cette présence pour une présence locale, telle qu'est celle qui convient aux corps comme il paraît assez par l'auteur même de la Recherche

de la Vérité, qui fait consister en cela la difficulté qu'aurait l'àme de voir le soleil par lui-même, de ce qu'il est si éloigné, et qu'il n'est pas vraisemblable qu'elle sorte de son corps pour l'aller trouver dans le ciel. Il regarde donc l'éloignement local comme un obstacle, qui met un corps hors d'état de pouvoir être vu par notre esprit : Donc c'est aussi une présence locale qu'il croit nécessaire afin que notre esprit voie ses objets.

Cependant, comme les fausses opinions ne sauraient bien s'entretenir, et qu'elles se démentent toujours par quelque endroit, ils disent d'autres choses, qui font voir que cette présence locale n'y fait rien du tout; et que selon eux, quand Dieu aurait permis à notre âme de sortir de notre corps pour aller trouver le soleil afin de le voir, elle aurait fait un grand voyage fort inutilement, puisqu'elle ne le verrait pas davantage lorsqu'elle serait non-seulement tout proche, mais au dedans même de cet astre, qu'en demeurant où elle est. Car notre âme pourrait-elle être plus présente au soleil qu'elle l'est à son propre corps. Or, selon l'auteur de la Recherche de la Vérité, elle ne voit non plus son propre corps par lui-même que tous les autres: Donc c'est en vain qu'il allègue, comme une raison qui empêche notre âme de voir le soleil par lui-même, de ce qu'elle en est éloignée et qu'elle ne peut pas sortir de son corps pour s'aller promener dans le ciel; puisque présent ou éloigné, c'est pour elle la même chose, et qu'elle est condamnée par une sentence irrévocable de cette philosophie des fausses idées de ne voir jamais aucun corps par lui-même, présent ou absent, proche ou éloigné. Et je pourrais même ôter ces mots par lui-même, et dire absolument qu'elle est condamnée à ne voir jamais aucun corps, comme nous le verrons dans la suite.

On dira peut-être que cela vient de ce que les corps ne peuvent être présents à notre âme de la manière qui est nécessaire, afin que notre esprit les aperçoive. Mais je ne saurais croire que notre ami approuvât cette réponse. Il hait trop les termes vagues qui ne sont point expliqués, pour prétendre que nous nous en devons payer. Il faudrait donc qu'il nous fît entendre ce que c'est au regard d'un corps étre présent à notre âme, de la manière qui est nécessaire afin que notre esprit l'aperçoive. Or, quelle notion distincte nous pourrait-il donner de cette sorte de présence, si ce qu'il en dira nous fait comprendre que ce n'est ni la présence objective ni la présence locale? Il faudra donc qu'il abandonne la prétendue nécessité d'une présence locale entre le soleil et notre âme, afin que notre âme puisse voir le soleil. Et il ne le pourrait faire sans

m'accorder tout ce que j'ai entrepris de prouver, et sans être en même temps obligé de reconnaître qu'il n'a pas assez pris garde à ce qu'il disait, quand il a représenté l'éloignement local du soleil, comme une raison qui empêchait notre âme de le voir, à moins que cet empêchement ne fût levé; ou parce que notre âme sortant de notre corps irait trouver le soleil, ce qui n'est pas vraisemblable, ou parce que quelque être représentatif du soleil viendrait s'unir intimement à notre âme, pour suppléer à son absence. Car, s'il était maintenant forcé d'avouer que la présence locale ou l'éloignement local ne fait rien à un corps, pour pouvoir ou ne pouvoir pas être l'objet de notre esprit, ce qu'il dit de l'éloignement du soleil, et de ce que notre âme ne sort pas de notre corps pour l'aller trouver, serait aussi peu raisonnable que, si, parlant d'un bas breton, qui m'aurait parlé en sa langue que je n'entends pas, je me plaignais de n'avoir pu rien comprendre à tout ce qu'il m'aurait dit, parce qu'il m'aurait parlé trop bas; ce qui serait sans doute ridicule, puisqu'un regard d'une langue que je n'entends peint, que l'on me la parle bas, ou que l'on me la parle haut, c'est pour moi la même chose. L'application est aisée à faire.

Que si, pour ne pas tomber dans cet inconvénient, il persistait toujours à nous expliquer cette présence d'une présence locale, l'argument que j'ai fait contre demeure donc dans toute sa force. Et en voici encore un autre que je ne crois pas moins fort.

Il est certain par la sixième demande que mon esprit n'aperçoit pas seulement les choses matérielles singulières, comme un tel carré, un tel triangle, un tel cube, mais qu'il conçoit un carré en général, un triangle en général, un cube en général ; et sans cela il n'y aurait point proprement de géométrie. Car quand un géomètre démontre les propriétés d'un carré ou d'un triangle, ce n'est point d'un tel carré ou d'un tel triangle, mais de tout carré et de tout triangle.

Or ces sortes d'objets, quoique corporels, un carré en général, un triangle en général, un cube en général, ne sont nulle part localement; et ce qui n'est nulle part localement ne peut être localement ni présent ni absent de mon âme. Et il en est de même des nombres abstraits qui sont l'objet de l'arithmétique.

On ne peut donc dire raisonnablement que c'est parce qu'ils sont absents localement de mon âme qu'ils ont besoin d'étres représentatifs, qui suppléent à cette absence, pour en pouvoir être connus. Voici encore une autre raison qui, pour être un peu subtile, n'en sera peut-être pas moins bonne.

Parce que c'est une condition de l'objet de la volonté d'être bon ou de le paraître, afin d'en pouvoir être aimé, il est impossible que notre volonté aime un objet que comme bon. D'où il s'ensuit, ce me semble, que si c'était une condition de l'objet de l'entendement d'être présent localement à notre âme pour en être connu, il faudrait que, comme notre volonté ne peut rien aimer comme mauvais, notre entendement ne pût aussi rien concevoir comme absent localement de notre âme.

Or nous ne pouvons douter que notre esprit ne conçoive une infinité de choses, comme absentes du lieu où est notre âme : 'comme quand, par exemple, la mère du jeune Tobie pleurait si amèrement de ce qu'il tardait à revenir, il est bien certain que son esprit le concevait comme absent d'elle.

Donc la présence locale n'est point une condition nécessaire à ce qu'un objet puisse être vu de notre âme; et par conséquent l'absence locale ne fait rien aussi à ce qu'il n'en puisse être vu.

On ne s'est avisé de s'imaginer le contraire que parce que, depuis le péché, n'étant presque appliqués qu'au soin de la conservation de notre machine, principalement dans l'enfance, qui dure longtemps en bien des gens, nous avons bien de la peine à nous élever au-dessus de la matière, et à concevoir spirituellement les choses spirituelles. Nous y mêlons presque toujours des notions de ce qui ne convient qu'aux corps, et nous nous imaginons qu'en les laissant dans le même genre, nous les avons néanmoins mises en état d'être attribuées aux esprits, en les concevant, à ce qu'il nous semble, d'une manière un peu moins grossière que quand nous les attribuons aux corps. C'est ce qui fait que saint Thomas a raison de dire, après Boëce, qu'il y a des maximes très claires et très certaines, qui ne sont néanmoins telles qu'à l'égard des sages, et qui n'entrent point dans l'esprit du peuple, dont ils donnent pour exemple que les choses incorporelles ne sont point dans un lieu Quædam sunt communes animi conceptiones, et per se notæ, apud sapientes tantum, ut incorporalia in loco non esse. Car il n'y a presque personne qui, quoique persuadé que notre âme est incorporelle, ne croie que, pour être, il faut qu'elle soit en quelque lieu, et qu'elle aurait cessé d'être si elle n'était quelque part. Il ne faut donc pas s'étonner si on a changé sans presque s'en apercevoir la présence objective, qui est la seule nécessaire à un corps aussi bien qu'à toute autre chose, pour être connu de notre esprit; mais qui n'est point différente de la connaissance même, si on l'a, dis-je, changé en une présence locale (le mot de présence

étant beaucoup plus lié à cette notion qu'à l'autre.) Et, si ensuite on a tiré de la supposition de cette présence locale, comme nécessaire, afin qu'un objet puisse être en état d'être aperçu par notre âme, toutes les conséquences bizarres que nous ont enfanté ces étres représentatifs, qui doivent suppléer à l'absence des corps, sauf à disputer entre ceux qui conviennent en général de la nécessité de ces êtres chimériques ce qu'on doit entendre par-là, et quelle est leur origine 9. Car il est assez plaisant qu'ils commencent tous par ne point douter qu'il ne faille nécessairement qu'une chose soit, parce qu'ils croient en avoir besoin pour expliquer comment notre âme, sans sortir de son corps, peut voir le soleil, qui en est éloigné de tant de millions de lieues, sauf à chercher ensuite à loisir ce que ce sera qui leur rendra ce bon office de leur donner le moyen d'expliquer ce qu'ils verraient clairement n'avoir pas besoin de leurs prétendues explications, s'ils avaient voulu prendre la peine de consulter ce qui se passe dans leur esprit, sans y vouloir mêler des choses qu'ils n'y trouvent point, et qui ne conviennent qu'à leur machine, comme est la considération de la présence ou de l'absence locale.

CHAPITRE IX.

Démonstration III.

Celle-ci sera plus courte. Elle consistera à faire voir qu'une proposition, qu'il joint aux précédentes, et qui ne lui paraît pas moins considérable, est encore une proposition équivoque, qui dans un sens est véritable, mais entièrement inutile à son dessein; et dans l'autre est très fausse, et suppose ce qui est en question. Cette proposition est : « Il faut bien remarquer qu'afin que l'esprit aperçoive quelque chose, il est absolument nécessaire « que l'idée de cet objet lui soit actuellement présente; mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait au dehors quelque chose de semblable à cette idée. »

J'ai fait voir dans les chap. III et IV que dans le commencement de son ouvrage il prend le mot d'idée pour la perception même, mais que dans le lieu où il traite expressément de la nature des idées, il le prend pour un certain être représentatif, distingué réellement de la perception et de l'objet. Ainsi on ne peut porter aucun jugement de cette proposition si on ne lève auparavant l'ambiguïté du mot d'idée, et pour cela il en faut faire deux propo

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