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voyions par l'esprit, et non par les yeux. Ils eussent mieux fait s'ils eussent conclu qu'ils ne voyaient rien par les yeux, mais tout par l'esprit, quoique en différentes manières. Mais il leur a fallu bien du temps pour en venir jusque-là. Quoi qu'il en soit, s'étant imaginé que la vue de l'esprit était à peu près semblable à celle qu'ils avaient attribuée aux yeux, ils n'ont pas manqué, comme c'est l'ordinaire, de transférer ce mot à l'esprit avec les mêmes conditions qu'ils s'étaient imaginé qui l'accompagnaient quand ils l'appliquaient aux yeux.

La première était la présence de l'objet. Car ils n'ont point douté, et ils ont pris pour un principe certain, aussi bien au regard de l'esprit que des yeux, qu'il fallait qu'un objet fût présent pour être vu. Mais quand les philosophes, c'est-à-dire ceux qui croyaient connaître mieux la nature que le vulgaire, et qui n'avaient pas laissé de se laisser prévenir par ce principe, sans l'avoir jamais bien examiné, ont voulu s'en servir pour expliquer la vue de l'esprit, ils se sont trouvés bien empêchés. Car quelques-uns avaient reconnu que l'âme était immatérielle, et les autres, qui la croyaient corporelle, la regardaient comme une matière subtile, enfermée dans le corps, dont elle ne pouvait pas sortir pour aller trouver les objets de dehors, ni les objets de dehors s'aller joindre à elle. Comment donc les pourra-t-elle voir, puisqu'un objet ne peut être vu s'il n'est présent? Pour sortir de cette difficulté, ils ont eu recours à l'autre manière de voir, qu'ils avaient aussi accoutumé d'appliquer à ce mot au regard de la vue corporelle, qui est de voir les choses, non par elles-mêmes, mais par leurs images, comme quand on voit les corps dans les miroirs. Car, comme j'ai déjà dit, ils croyaient, et presque tout le monde le croit encore, que ce ne sont pas alors les corps que l'on voit, mais seulement leurs images. Ils s'en sont tenus là, et ce préjugé a eu tant de force sur leur esprit, qu'ils n'ont pas cru qu'il y eût seulement le moindre sujet de douter que cela ne fût ainsi. De sorte que, le supposant comme une vérité certaine et incontestable, ils ne se sont plus mis en peine que de chercher quelles pouvaient être ces images ou ces étres représentatifs des corps, dont l'esprit avait besoin pour apercevoir les corps.

Une autre chose, qui revient néanmoins à ce que nous venons de dire, et n'en est guère différente, a encore fortifié ce préjugé. C'est que nous avons une pente naturelle à vouloir connaître les choses par des exemples et des comparaisons, parce que, si on y prend garde, on reconnaîtra que l'on a toujours de la peine à croire

ce qui est singulier, et dont on ne peut donner d'exemple. Lors donc que les hommes ont commencé à s'apercevoir que nous voyons les choses par l'esprit, au lieu de se consulter eux-mêmes, et de prendre garde à ce qu'ils voyaient clairement se passer dans leur esprit quand ils connaissaient les choses, ils se sont imaginé qu'ils l'entendraient mieux par quelque comparaison. Et parce que, depuis la plaie du péché, l'amour que nous avons pour le corps nous y applique davantage, ce qui nous fait croire que nous connaissons beaucoup mieux et plus facilement les choses corporelles que les spirituelles; c'est dans les corps qu'ils ont cru devoir chercher quelque comparaison propre à leur faire comprendre comment nous voyons par l'esprit tout ce que nous concevons, et principalement les choses matérielles. Et ils n'ont pas pris garde que ce n'était pas le moyen d'éclaircir, mais plutôt d'obscurcir ce qui leur eût été très clair, s'ils se fussent contentés de le considérer en eux-mêmes. Car l'esprit et le corps étant deux natures tout-àfait distinctes et comme opposées, et dont par conséquent les propriétés ne doivent rien avoir de commun, on ne peut que se brouiller en voulant expliquer l'une par l'autre ; et c'est aussi une des sources les plus générales de nos erreurs de ce qu'en mille rencontres nous appliquons au corps les propriétés de l'esprit, et à l'esprit les propriétés du corps3.

Quoi qu'il en soit, ils n'ont pas été assez éclairés pour éviter cet écueil. Ils ont voulu à toute force avoir une comparaison prise du corps, pour faire mieux entendre (à ce qu'ils croyaient) et à euxmêmes et aux autres, comment notre esprit pouvait voir les choses matérielles. Car c'est ce qu'ils trouvaient, et ce qu'on trouve encore de plus difficile à comprendre. Et ils n'ont pas eu de peine à la trouver. Elle s'est offerte comme d'elle-même, par cette autre prévention qu'il doit y avoir au moins beaucoup de ressemblance entre les choses qui ont un même nom. Or, ils avaient donné, comme j'ai déjà remarqué, le même nom à la vue corporelle et à la vue spirituelle, et c'est ce qui les a fait raisonner ainsi : Il faut qu'il se passe quelque chose d'à peu près semblable dans la vue de l'esprit que dans la vue du corps: or, dans cette dernière, nous ne pouvons voir que ce qui est présent, c'est-à-dire ce qui est devant nos yeux; ou si nous voyons quelquefois les choses qui ne sont pas devant nos yeux, ce n'est que par des images qui nous les représentent : il faut donc que c'en soit de même dans la vue de l'esprit. Il ne leur en a pas fallu davantage pour se faire un principe certain de cette maxime : Que nous ne

voyons par notre esprit que les objets qui sont présents à notre âme ce qu'ils n'ont pas entendu d'une présence objective, selon laquelle une chose n'est objectivement dans notre esprit que parce que notre esprit la connaît; de sorte que ce n'est qu'exprimer la même chose diversement que de dire qu'une chose est objectivement dans notre esprit (et par conséquent lui est présente), et qu'elle est connue de notre esprit. Ce n'est pas ainsi qu'ils ont pris ce mot de présence; mais ils l'ont entendu d'une présence préalable à la perception de l'objet, et qu'ils ont jugée nécessaire afin qu'il fût en état de pouvoir être aperçu: comme ils avaient trouvé, à ce qu'il leur semblait, que cela était nécessaire dans la vue. Et de là ils ont passé bien vite dans l'autre principe : que tous les corps, que notre âme connaît, ne pouvant pas lui être présents par eux-mêmes, il fallait qu'ils lui fussent présents par des images qui les représentassent. Et les philosophes se sont encore plus fortifiés que le peuple dans cette opinion, parce qu'ils avaient la même pensée au regard de la vue corporelle, s'étant imaginé que nos yeux mêmes n'aperçoivent leurs objets que par des images qu'ils ont appelées espèces intentionnelles, dont ils croyaient avoir une preuve convaincante par ce qui arrive dans une chambre lorsque, l'ayant toute fermée, à la réserve d'un seul trou, et ayant mis au-devant de ce trou un verre en forme de lentille, on étend derrière à certaine distance un linge blanc, sur qui la lumière, qui vient de dehors, forme ces images, qui représentent parfaitement, à ceux qui sont dans la chambre, les objets de dehors qui sont vis-à-vis.

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Ils ont donc reçu encore cet autre principe comme incontestable : que l'âme ne voit les corps que par des images ou espèces qui les représentent. Et ils ont tiré de la différentes conclusions, selon leur différente manière de philosopher, et quelques-uns de fort méchantes. Car voici comme raisonne M. Gassendi, ou plutôt ceux dont il propose les pensées comme des objections, auxquelles il souhaitait que M. Descartes satisfit : « Notre âme ne connaît les corps que par des idées qui les représentent : or, ces idées « ne pourraient pas représenter des choses matérielles et étendues, « si elles n'étaient elles-mêmes matérielles et étendues elles le « sont donc ; mais, afin qu'elles servent à l'âme à connaître les corps, il faut qu'elles soient présentes à l'âme, c'est-à-dire qu'elles soient reçues dans l'âme : or, ce qui est étendu ne peut « être reçu que dans une chose étendue : donc il faut que l'âme soit étendue, et par conséquent corporelle 4. » Quelque damnable

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que soit cette conclusion, je ne vois pas qu'il soit facile de ne la pas admettre, si on en admet les principes, ce qui doit faire juger que ces principes ne sauraient être vrais.

Néanmoins, les autres philosophes, qui auraient eu horreur d'une telle conséquence, ont cru l'éviter, en disant que ces idées des corps sont d'abord matérielles et étendues, mais qu'avant que d'être reçues dans l'âme, elles sont spiritualisées, comme les matières grossières se subtilisent en passant par l'alambic. Je ne sais s'ils se servent de cette comparaison, mais c'est à quoi revient ce qu'ils disent, que « les idées des corps, qu'ils appellent « espèces impresses, étant d'abord matérielles et sensibles, sont rendues intelligibles et immatérielles par l'intellect agent, et « que par là elles deviennent propres à être reçues dans l'intellect patient. »

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Je ne m'étonne pas que la plupart des philosophes, ayant raisonné de la sorte, après avoir reçu aveuglément ces deux principes comme incontestables : « Que l'âme ne pouvait apercevoir que « les objets qui lui étaient présents: et que les corps ne lui pou« vaient être présents que par de certains êtres représentatifs « appelés idées ou espèces, qui tenaient leur place, leur étant semblables, et qui, au lieu d'eux, étaient unis intimement à l'âme ; » mais que l'auteur du livre de la Recherche de la Vérité, qui fait profession de suivre une route toute différente, les ait reçus aussi bien qu'eux sans autre examen, rien en vérité n'est plus étonnant.

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Car il sait mieux que personne que la comparaison de la vue corporelle avec la spirituelle, sur laquelle apparemment tout cela est fondé, est fausse en toutes manières : non-seulement parce que c'est l'âme, et non pas les yeux qui voient, mais aussi parce que, quand ce serait les yeux qui verraient, ou l'âme autant qu'elle est dans les yeux, on ne trouverait rien dans cette vue qui pût servir à autoriser les deux choses que les philosophes de l'école prétendent se devoir trouver dans celle de l'esprit. La première est la présence de l'objet, qu'ils disent devoir être uni intimement à l'àme. Or, c'est tout le contraire dans la vue du corps. Car, quoi qu'en parlant populairement, on dise que l'objet doit être présent à nos yeux, afin que nous le voyions, ce qui a été la cause de l'erreur; néanmoins, en parlant exactement et philosophiquement, c'est tout l'opposé. Il en doit être absent, puisqu'il en doit être éloigné, et que ce qui serait dans l'œil, ou trop près de l'œil, ne se pourrait voir.

ARNAULD,

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Il en est de même de la deuxième condition, qui est de voir de certains êtres représentatifs, qui, étant semblables aux objets, nous les font connaître. Il sait bien que nos yeux ne voient rien de tel, ni notre âme par nos yeux. Il sait que quand on se voit dans un miroir, c'est soi-même que l'on voit, et non point son image. Il sait bien que ces petits êtres voltigeant par l'air, et dont il devrait être tout rempli, que l'école appelle des espèces intentionnelles, ne sont que des chimères. Et enfin il sait bien que, quoique les objets que nous regardons forment des images assez parfaites dans le fond de nos yeux, il est certain néanmoins que nos yeux ne voient ces petites images peintes dans la rétine, et que ce n'est point en cela qu'elles servent à la vision, mais d'une autre manière, que M. Descartes a expliqué dans sa dioptrique.

C'est donc assurément une chose fort surprenante, qu'ayant si bien connu la fausseté de tout ce qui a donné lieu à ces préjugés, il n'ait pas laissé d'en être si persuadé, qu'il les a pris sans hésiter pour les fondements inébranlables de tout ce qu'il avait à nous dire sur cette matière. Car c'est ce qu'il fait dans son livre III, part. í, qui est De la nature des idées; et dont le premier chapitre a pour titre « Ce qu'on entend par idées. Qu'elles existent véritable«ment, et qu'elles sont nécessaires pour apercevoir les objets « matériels. » Par où l'on voit ce qu'il a dessein de prouver; et voici comme il s'y prend pour l'établir sur des principes certains.

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Je crois, dit-il, que tout le monde tombe d'accord (voilà « comme parlent tous ceux qui veulent que l'on juge des choses par les préjugés ordinaires) que nous n'apercevons point les « objets qui sont hors de nous par eux-mêmes. Nous voyons le « soleil, les étoiles, et une infinité d'objets hors de nous; et il n'est « pas vraisemblable que l'âme sorte du corps, et qu'elle aille, pour ainsi dire, se promener dans les cieux, pour y contempler tous « ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-mêmes, et l'objet « immédiat de notre esprit, lorsqu'il voit le soleil, par exemple, « n'est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement uni à « notre âme, et c'est ce que j'appelle idée. Ainsi, par ce mot idée, « je n'entends ici autre chose que ce qui est l'objet immédiat, ou « le plus proche de l'esprit, quand il aperçoit quelque chose. Il « faut bien remarquer qu'afin que l'esprit aperçoive quelque objet, il est absolument nécessaire que l'idée de cet objet lui soit actuellement présente : il n'est pas possible d'en douter. »

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Voilà, Monsieur, comme il entre en matière. Il n'examine pas si ce qu'il suppose comme indubitable, parce qu'on le croit ainsi

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