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eux-mêmes, je ne sais pas comment le leur faire mieux entendre. Ainsi, au regard de la cause formelle de la perception des objets, il n'y a rien à demander, car rien ne peut être plus clair, pourvu qu'on ne s'arrête qu'à ce que l'on voit clairement dans soi-même, et qu'on n'y mêle point d'autres choses que l'on n'y voit point, mais qu'on s'est imaginé faussement y devoir être, ce qui a produit toutes les erreurs des hommes touchant leur âme, comme saint Augustin a très judicieusement remarqué dans le livre X de la Trinité.

Mais la seule question raisonnable, que l'on peut faire sur cela, ne peut regarder que la cause efficiente de nos perceptions contingentes, c'est-à-dire ce qui est cause que nous pensons tantôt à une chose et tantôt à une autre; car pour les nécessaires on ne peut douter que ce ne soit Dieu. Et c'est de quoi nous nous réservons à parler à la fin de ce traité.

CHAPITRE III.'

Que l'auteur de la Recherche de la Vérité a parlé autrement des idées dans les deux premiers livres de son ouvrage, que dans le troisième, où il en traite exprès.

Ce que je viens de dire de l'âme et de ses perceptions est si conforme à nos nptions naturelles, que l'auteur même de la Recherche de la Vérité en a parlé de la même sorte, quand il n'a consulté que les premières notions qui lui sont venues dans l'esprit sur cela, et qu'il ne les a point embrouillées par d'autres notions philosophiques, qu'il a cru trop facilement être véritables dans le fond, et n'avoir besoin que d'être rectifiées.

Voici donc premièrement ses sentiments purs et naturels touchant cette matière; et nous verrons qu'il y a très peu de chose qui ne se puisse très bien accorder avec ce que nous venons de dire, quoiqu'il y ait peut-être quelques expressions ambigues, et qu'il a pu prendre dans le faux sens de ces idées mal entendues, mais qui de soi-même peuvent aussi être prises dans le sens de la vérité.

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Il dit généralement, tout au commencement du livre III : « Que si par l'essence d'une chose on entend ce que l'on conçoit le premier dans cette chose, duquel dépendent toutes les modifi" cations que l'on y remarque, on ne peut douter que l'essence de l'esprit ne consiste dans la pensée. ›

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Mais il explique plus au long ce qui se passe dans notre âme, dans le chapitre I du livre I, en se servant de la comparaison de la matière avec l'esprit.

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La matière ou l'étendue renferme en elle deux propriétés ou deux facultés. La première faculté est celle de recevoir différentes figures et la seconde est la capacité d'être mue. De même l'esprit de l'homme renferme deux facultés. La première, qui est « l'entendement, est celle de recevoir plusieurs idées, c'est-à-dire d'apercevoir plusieurs choses. La seconde, qui est la volonté, est « celle de recevoir plusieurs inclinations, ou de vouloir différentes choses. Nous expliquerons d'abord les rapports qui se trouvent << entre la première des deux facultés qui appartiennent à la ma«tière, et la première de celles qui appartiennent à l'esprit. » Remarquez bien ces paroles : « recevoir plusieurs idées, c'est-àdire apercevoir plusieurs choses. Car on n'aura besoin dans la suite que de mettre cette définition en la place du défini, pour ruiner la fausse notion des idées qu'il donne ailleurs, en voulant que nous les concevions comme de certains étres représentatifs des objets, réellement distinguées des perceptions et des objets.

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« L'étendue est capable de recevoir de deux sortes de figures. Les unes sont seulement extérieures, comme la rondeur à un « morceau de cire : les autres sont intérieures, et ce sont celles qui « sont propres à toutes les petites parties dont la cire est composée; car il est indubitable que toutes les petites parties qui composent un morceau de cire ont des figures fort différentes de celles qui composent un morceau de fer. J'appelle donc simple«ment figure celle qui est extérieure; et j'appelle configuration la figure qui est intérieure, et qui est nécessairement propre à « la cire, afin qu'elle soit ce qu'elle est.

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« On peut dire de même que les idées de l'âme sont de deux « sortes, en prenant le nom d'idée en général pour tout ce que « l'esprit aperçoit immédiatement. Les premières nous représen«tent quelque chose hors de nous, comme celle d'un carré, d'une maison, etc. Les secondes ne nous représentent que ce qui se « passe dans nous, comme nos sensations, la douleur, le plaisir, « etc. Car on fera voir dans la suite que ces dernières idées ne << sont rien autre chose qu'une manière de l'esprit; et c'est pour « cela que je les appellerai des modifications de l'esprit. »

Les définitions des mots sont libres. Il est fâcheux néanmoins de donner à une espèce le nom du genre, et ne le point donner du tout à l'autre espèce; car cela peut empêcher qu'on ne considère cette autre espèce comme ayant part à la notion du genre. Et ainsi, pour éviter cet inconvénient, qu'il me soit permis aussi de faire mon dictionnaire, et de dire que la perception d'un carré est une

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modification de mon âme, aussi bien que la perception d'une couleur; car la perception d'un carré est quelque chose à mon âme. Or, ce n'en est pas l'essence : c'en est donc une modification. De plus, selon cet auteur, la perception d'un carré est à mon âme ce que la figure est à l'étendue. Or, la figure est une modification de l'étendue donc, recevoir l'idée d'un carré, c'est-à-dire, apercevoir un carré, est une modification de mon àme. Cependant il faut encore remarquer ici qu'il prend le mot d'idée pour perception, et non pour un certain étre représentatif, dont il prétend ailleurs que nous avons besoin pour apercevoir les choses. Car il demeure d'accord dans le livre III, deuxième partie, chap. 1, qu'au regard des sensations, c'est-à-dire dans la perception des couleurs, de la lumière, etc., l'âme n'a pas besoin de ces êtres représentatifs, et cependant il appelle ces perceptions des idées.

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On pourrait appeler aussi les inclinations de l'âme des modi(«fications de la même âme. Car, puisqu'il est constant que l'inclination de la volonté est une manière d'être de l'âme, on pourrait l'appeler modification de l'âme.

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Cela me suffit. Quelque raison qu'il croie avoir de ne la pas appeler modification, ce m'est assez qu'elle en soit une, comme il l'avoue, pour la croire telle et l'appeler de ce nom.

Il dit ensuite que notre âme est entièrement passive au regard des perceptions, mais non au regard des inclinations. D'où j'aurais à tirer des conséquences très importantes, mais je les réserve pour un autre lieu, parce qu'elles ne regardent que la cause des idées, et non leur nature. Or, c'est de la nature des idées que je veux présentement vous entretenir. C'est pourquoi je me contente de vous faire remarquer que l'auteur de la Recherche de la Vérité, ayant souvent parlé de ces idées dans le premier chapitre de son livre, il a marqué en diverses manières que les idées des objets et les perceptions des objets étaient la même chose. Et ce qui est remarquable, afin qu'on ne croie pas que cela lui est échappé, c'est que dans la deuxième partie du livre II, il continue à prendre le mot d'idée dans la même notion, surtout dans le chap. III. Car, ce qu'il appelle dans le titre de ce chapitre «la liaison mutuelle des idées de l'esprit et des traces du cerveau,» il l'appelle dans le chapitre même « la correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l'âme et des traces du cerveau. » Il croyait donc alors qu'idées étaient la même chose que pensées. Et on n'a aussi qu'à lire ce chapitre pour être convaincu qu'il y prend partout pour deux termes synonymes les idées et les pensées. Cependant il est

clair que, quand il parle à fond de la nature des idées dans la deuxième partie du livre III, et dans les éclaircissements, ce ne sont plus les pensées de l'âme et les perceptions des objets, qu'il appelle idées, mais de certains étres représentatifs des objets, différents de ces perceptions, qu'il dit « exister véritablement, et être nécessaires pour apercevoir tous les objets matériels. »

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Je veux bien ne me pas arrêter à la contradiction qui paraît en cela; car il pourrait n'y en avoir pas, mais seulement un manquement d'exactitude, en ce qu'il aurait pris un même mot en deux différentes manières, sans nous en avoir suffisamment avertis. Mais je soutiens deux choses :

La première, que les idées prises en ce dernier sens sont de vraies chimères qui, n'ayant été inventées que pour nous mieux faire comprendre comment notre âme, qui est immatérielle, peut connaître les choses matérielles que Dieu a créées, nous le fait si peu entendre, que le fruit de ces spéculations est de nous vouloir persuader, après un long circuit, que Dieu n'a donné aucun moyen à nos âmes d'apercevoir les corps réels et véritables qu'il a créés, . mais seulement des corps intelligibles qui sont hors d'elles, et qui ressemblent aux corps réels.

La deuxième est que cet auteur, qui est l'homme du monde qui parle avec le plus de force contre ceux qui quittent les notions claires qu'ils trouvent en eux mêmes, pour suivre des notions confuses qui leur sont restées des préjugés de leur enfance, n'est tombé lui-même dans les pensées extraordinaires que j'entreprends de réfuter, que pour ne s'être pu défaire entièrement de ces préjugés, et en avoir retenu un faux principe qui lui est commun avec presque tous les philosophes de l'école, mais qui l'a mené dans des sentiments plus étranges que les autres, parce qu'il l'a poussé plus loin qu'eux : comme de plusieurs qui se sont détournés du vrai chemin, il n'y en a point qui s'égare davantage que celui qui court avec plus de force.

C'est par ce dernier, Monsieur, que je commencerai. Car on reconnaîtra plus facilement la fausseté des paradoxes qu'il a avancés sur cette matière, quand on en aura découvert la cause. Pardonnez-moi, Monsieur, si je me sers de termes si forts. Ce n'est, ce me semble, que l'amour de la vérité, et le désir de la faire mieux entendre qui m'y oblige, sans que je cesse pour cela d'avoir toujours beaucoup d'estime pour la personne que je réfute. Je trouve seulement en ceci un grand exemple de l'infirmité humaine, qui fait que des esprits, fort éclairés d'ailleurs et fort pénétrants,

peuvent tomber en de fort grandes erreurs, en philosophant sur ces matières abstraites, sitôt qu'ils se sont laissés aller par mégarde à suivre comme vrai un principe commun, qu'ils n'ont pas pris assez de soin d'examiner, qui se trouve n'être pas vrai. Car la fausseté est féconde aussi bien que la vérité : un faux principe qu'on aura admis pour vrai, faute d'y avoir pris garde d'assez près, n'étant pas moins capable de nous engager en des opinions très absurdes, qu'un seul principe véritable et important est capable de nous découvrir beaucoup d'autres vérités.

CHAPITRE IV.

Que ce que l'auteur de la Recherche de la Vérité dit de la nature des idées, dans son troisième livre, n'est fondé que sur des imaginations, qui nous sont restées des préjugés de l'enfance.

Comme tous les hommes ont été d'abord enfants, et qu'alors ils n'étaient presque occupés que de leur corps et de ce qui frappait leurs sens, ils ont été longtemps sans connaître d'autre vue que la vue corporelle, qu'ils attribuaient à leurs yeux. Et ils n'ont pu s'empêcher de remarquer deux choses dans cette vue. L'une, qu'il fallait que l'objet fût devant nos yeux, afin que nous le pussions voir, ce qu'ils ont appelé présence; et c'est ce qui leur a fait regarder cette présence de l'objet comme une condition nécessaire pour voir. L'autre, qu'on voyait aussi quelquefois les choses visibles dans les miroirs, ou dans l'eau, ou d'autres choses qui nous le représentaient; et alors ils ont cru, quoique par erreur, que ce n'étaient pas les corps mêmes que l'on voyait, mais leurs images. Voilà la seule idée qu'ils ont eue longtemps de ce qu'ils ont appelé voir, d'où il est arrivé qu'ils se sont accoutumés, par une longue habitude, à joindre à l'idée de ce mot l'une ou l'autre de ces deux circonstances de la présence de l'objet dans la vue directe, ou de voir seulement l'objet par son image, dans la vue réfléchie par des miroirs. Or, on sait assez la peine qu'on a de séparer les idées qui ont accoutumé de se trouver ensemble dans notre esprit, et que c'est une des causes les plus ordinaires de nos erreurs.

Mais les hommes avec le temps se sont aperçus, qu'ils connaissaient diverses choses qu'ils ne pouvaient voir par leurs yeux, ou parce qu'elles étaient trop petites, ou parce qu'elles n'étaient pas visibles, comme l'air, ou parce qu'elles étaient trop éloignées, comme les villes des pays étrangers où nous n'avons jamais été. C'est ce qui les a obligés de croire qu'il y avait des choses que nous

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