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parce qu'il y va non-seulement de leur conscience et de leur honneur, mais aussi de leur bien et de leur vie. Cette seule considération, suffit, si nous ne savons point d'autres particularités d'un contrat, pour croire qu'il n'est point antidaté; non qu'il n'y en puisse avoir d'antidatés, mais parce qu'il est certain que de mille contrats, il y en a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui ne le sont point de sorte qu'il est incomparablement plus probable que ce contrat que je vois est l'un des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, que non pas qu'il soit cet unique qui entre mille peut se trouver antidaté. Que si la probité des notaires qui l'ont signé m'est parfaitement connue, je tiendrai alors pour très certain qu'ils n'y auront point commis de fausseté.

Mais si, à cette circonstance commune d'être signé par deux notaires, qui m'est une raison suffisante, quand elle n'est point combattue par d'autres, d'ajouter foi à la date d'un contrat, on y joint d'autres circonstances particulières, comme que ces notaires soient diffamés pour être sans honneur et sans conscience, et qu'ils aient pu avoir un grand intérêt à cette falsification, cela ne me fera pas encore conclure que ce contrat est antidaté, mais diminuera le poids qu'aurait eu sans cela dans mon esprit la signature des deux notaires pour me faire croire qu'il ne le serait pas. Que si, de plus, je puis découvrir d'autres preuves positives de cette antidate, ou par témoins, ou par des arguments très forts, comme serait l'impuissance où un homme aurait été de prêter vingt mille écus en un temps où l'on montrerait qu'il n'aurait pas eu cent écus vaillant, je me déterminerai alors à croire qu'il y a de la fausseté dans ce contrat; et ce serait une prétention très déraisonnable de vouloir m'obliger, ou à ne pas croire ce contrat antidaté, ou à reconnaître que j'avais tort de supposer que les autres où je ne voyais pas les mêmes marques de fausseté ne l'étaient pas, puisqu'ils pouvaient l'être comme celui-là.

On peut appliquer tout ceci à des matières qui causent souvent des disputes parmi les doctes. On demande si un livré est véritablement d'un auteur dont il a toujours porté le nom; ou si les actes d'un concile sont vrais ou supposés.

Il est certain que le préjugé est pour l'auteur, qui est depuis longtemps en possession d'un ouvrage, et pour la vérité des actes d'un concile que nous lisons tous les jours, et qu'il faut des raisons considérables pour nous faire croire le contraire, nonobstant ce préjugé.

C'est pourquoi un fort habile homme de ce temps ayant voulu

montrer que la lettre de saint Cyprien au pape Etienne, sur le sujet de Martien, évêque d'Arles, n'est pas de ce saint martyr, il n'en a pu persuader les savants, ses conjectures ne leur ayant pas paru assez fortes pour ôter à saint Cyprien une pièce qui a toujours porté son nom, et qui a une parfaite ressemblance de style avec ses ouvrages.

C'est en vain aussi que Blondel et Saumaise, ne pouvant répondre à l'argument qu'on tire des lettres de saint Ignace pour la supériorité de l'évêque au-dessus des prêtres dès le commencement de l'Église, ont voulu prétendre que toutes ces lettres étaient supposées, selon même qu'elles ont été imprimées par Isaac Vossius et Ussérius sur l'ancien manuscrit grec de la bibliothèque de Florence; et ils ont été réfutés par ceux même de leur parti, parce qu'avouant, comme ils font, que nous avons les mêmes lettres qui ont été citées par Eusèbe, par saint Jérôme, par Théodoret, et même par Origène, il n'y a nulle apparence que les lettres de saint Ignace, ayant été recueillies par saint Polycarpe, ces véritables lettres soient disparues, et qu'on en ait supposé d'autres dans le temps qui s'est passé entre saint Polycarpe et Origène, ou Eusèbe; outre que ces lettres de saint Ignace, que nous avons maintenant, ont un certain caractère de sainteté et de simplicité si propre à ces temps apostoliques, qu'elles se défendent toutes seules contre ces vaines accusations de supposition et de fausseté.

Enfin, toutes les difficultés que le cardinal du Perron a proposées contre la lettre du concile d'Afrique au pape saint Célestin, touchant les appellations au saint-siége, n'ont point empêché que l'on n'ait cru depuis, comme auparavant, qu'elle a été véritablement écrite par ce concile.

Mais il y a néanmoins d'autres rencontres où les raisons particulières l'emportent sur cette raison générale d'une longue possession.

Ainsi, quoique la lettre de saint Clément à saint Jacques, évêque de Jérusalem, ait été traduite par Ruffin, il y a près de treize cents ans, et qu'elle soit alléguée comme étant de saint Clément par un concile de France, il y a plus de douze cents ans, il est toutefois difficile de ne pas avouer qu'elle est supposée, puisque ce saint évêque de Jérusalem ayant été martyrisé avant saint Pierre, il est impossible que saint Clément lui ait écrit depuis la mort de saint Pierre, comme le suppose cette lettre.

De même, quoique les commentaires sur saint Paul, attribués à saint Ambroise, aient été cités sous son [nom par un très grand

nombre d'auteurs, et l'œuvre imparfait sur saint Mathieu sous celui de saint Chrysostôme, tout le monde néanmoins convient aujourd'hui qu'ils ne sont pas de ces saints, mais d'autres auteurs anciens engagés dans beaucoup d'erreurs.

Enfin, les Actes que nous voyons dans les conciles de Sinuesse sous Marcellin, de deux ou trois de Rome sous saint Sylvestre, et d'un autre de Rome sous Sixte III, seraient suffisants pour nous persuader de la vérité de ces conciles, s'ils ne contenaient rien que de raisonnable, et qui eût du rapport au temps qu'on attribue à ces conciles; mais ils en contiennent tant de déraisonnables, et qui ne conviennent point à ces temps-là, qu'il y a grande apparence qu'ils sont faux et supposés.

Voilà quelques remarques qui peuvent servir en ces sortes de jugements mais il ne faut pas s'imaginer qu'elles soient de si grand usage qu'elles empêchent toujours qu'on ne s'y trompe. Tout ce qu'elles peuvent au plus, est de faire éviter les fautes les plus grossières, et d'accoutumer l'esprit à ne pas se laisser emporter par des lieux communs, qui, ayant quelque vérité en général, ne laissent pas d'être faux en beaucoup d'occasions particulières, ce qui est une des plus grandes sources des erreurs des hommes.

CHAPITRE XVI.

Du jugement que 'on doit faire des accidents futurs.

Ces règles, qui servent à juger des faits passés, peuvent facilement s'appliquer aux faits à venir: car, comme l'on doit croire probablement qu'un fait est arrivé, lorsque les circonstances certaines que l'on connaît sont ordinairement jointes avec ce fait, on doit croire aussi probablement qu'il arrivera, lorsque les circonstances présentes sont telles, qu'elles sont ordinairement suivies d'un tel effet. C'est ainsi que les médecins peuvent juger du bon ou du mauvais succès des maladies, les capitaines, des événements futurs d'une guerre, et que l'on juge dans le monde de la plupart des affaires contingentes.

Mais, à l'égard des accidents où l'on a quelque part, et que l'on peut, ou procurer ou empêcher en quelque sorte par ses soins, en s'y exposant ou en les évitant, il arrive à bien des gens de tomber dans une illusion qui est d'autant plus trompeuse qu'elle leur paraît plus raisonnable. C'est qu'ils ne regardent que la grandeur et la conséquence de l'avantage qu'ils souhaitent, ou de l'inconvénient qu'ils craignent, sans considérer en aucune sorte

l'apparence et la probabilité qu'il y a que cet avantage ou cet inconvénient arrive, ou n'arrive pas.

Ainsi, lorsque c'est quelque grand mal qu'ils appréhendent, comme la perte de la vie ou de tout leur bien, ils croient qu'il est de la prudence de ne négliger aucune précaution pour s'en garantir; et si c'est quelque grand bien, comme le gain de cent mille écus, ils croient que c'est agir sagement que de tâcher de l'obtenir si le hasard en coûte peu, quelque peu d'apparence qu'il y ait qu'on y réussisse.

C'est par un raisonnement de cette sorte qu'une princesse ayant ouï dire que des personnes avaient été accablées par la chute d'un plancher, ne voulait jamais ensuite entrer dans une maison, sans l'avoir fait visiter auparavant ; et elle était tellement persuadée qu'elle avait raison, qu'il lui semblait que tous ceux qui agissaient autrement étaient imprudents.

C'est aussi l'apparence de cette raison qui engage diverses personnes en des précautions incommodes et excessives pour conserver leur santé. C'est ce qui en rend d'autres défiantes jusqu'à l'excès dans les plus petites choses, parce qu'ayant été quelquefois trompées, elles s'imaginent qu'elles le seront de même dans toutes les autres affaires : c'est ce qui attire tant de gens aux loteries: gagner, disent-ils, vingt mille écus pour un écu, n'est-ce pas une chose bien avantageuse? Chacun croit être cet heureux à qui le gros lot arrivera; et personne ne fait réflexion que s'il est, par exemple, de vingt mille écus, il sera peut-être trente mille fois plus probable pour chaque particulier qu'il ne l'obtiendra pas, que non pas qu'il l'obtiendra.

Le défaut de ces raisonnements est que, pour juger de ce que l'on doit faire pour obtenir un bien, ou pour éviter un mal, il ne faut pas seulement considérer le bien et le mal en soi, mais aussi la probabilité qu'il arrive ou n'arrive pas, et regarder géométriquement la proportion que toutes ces choses ont ensemble; ce qui peut être éclairci par cet exemple 109.

Il y a des jeux ou dix personnes mettant chacune un écu, il n'y en a qu'une qui gagne le tout, et toutes les autres perdent; ainsi chacun des joueurs n'est au hasard que de perdre un écu, et peut en gagner neuf. Si l'on ne considérait que le gain et la perte en soi, il semblerait que tous y ont de l'avantage; mais il faut de plus considérer que si chacun peut gagner neuf écus, et n'est au hasard que d'en perdre un, il est aussi neuf fois plus probable, à l'égard de chacun, qu'il perdra son écu et ne gagnera pas les neuf.

Ainsi, chacun a pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu, et un seul de gagner les neuf écus; ce qui met la chose dans une parfaite égalité.

Tous les jeux qui sont de cette sorte sont équitables, autant que les jeux peuvent l'être, et ceux qui sont hors de cette proportion sont manifestement injustes et c'est par là qu'on peut faire voir qu'il y a une injustice évidente dans ces espèces de jeux qu'on appelle loteries, parce que le maître de loterie prenant d'ordinaire sur le tout une dixième partie pour son préciput, tout le corps des joueurs est dupé de la même manière que si un homme jouait à un jeu égal, c'est-à-dire, où il y a autant d'apparence de gain que de perte, dix pistoles contre neuf. Or, si cela est désavantageux à tout le corps, cela l'est aussi à chacun de ceux qui le composent, puisqu'il arrive de là que la probabilité de la perte surpasse plus la probabilité du gain, que l'avantage qu'on espère ne surpasse le désavantage auquel on s'expose, qui est de perdre ce qu'on y met.

Il y a quelquefois si peu d'apparence dans le succès d'une chose, que, quelque avantageuse qu'elle soit, et quelque petite que soit celle que l'on hasarde pour l'obtenir, il est utile de ne pas la hasarder. Ainsi, ce serait une sottise de jouer vingt sols contre dix millions de livres, ou contre un royaume, à condition que l'on ne pourrait le gagner, qu'au cas qu'un enfant arrangeant au hasard les lettres d'une imprimerie, composât tout d'un coup les vingt premiers vers de l'Énéide de Virgile : aussi, sans qu'on y pense, il n'y a point de moment dans la vie où l'on ne la hasarde plus qu'un prince ne hasardera son royaume en le jouant à cette condition 109.

Ces réflexions paraissent petites, et elles le sont en effet si on en demeure là; mais on peut les faire servir à des choses plus importantes; et le principal usage qu'on doit en tirer, est de nous rendre plus raisonnables dans nos espérances et dans nos craintes. Il y a, par exemple, beaucoup de personnes qui sont dans une frayeur excessive lorsqu'elles entendent tonner. Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort, à la bonne heure; on n'y saurait trop penser; mais si c'est le seul danger de mourir par le tonnerre qui leur cause cette appréhension extraordinaire, il est aisé de leur faire voir qu'elle n'est pas raisonnable; car de deux millions de personnes, c'est beaucoup s'il y en a une qui meure de cette manière, et on peut dire même qu'il n'y a guère de mort violente qui

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