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courte longueur qui puisse se donner entre deux points, et la mesure naturelle de la distance d'un point à un point, ce qu'elle ne serait pas, si elle n'était aussi la plus courte de toutes les lignes qui puissent être tirées d'un point à un point.

C'est ce qui l'a encore porté à ne pas faire une demande, mais un problème qui doit être démontré, de tirer une ligne égale à une ligne donnée, quoique cela soit aussi facile et plus facile que de faire un cercle ayant un rayon donné.

Ce défaut est venu, sans doute, de n'avoir pas considéré que toute la certitude et l'évidence de nos connaissances dans les sciences naturelles vient de ce principe: Qu'on peut assurer d'une chose, tout ce qui est contenu dans son idée claire et distincte. D'où il s'ensuit que si nous n'avons besoin, pour connaître qu'un attribut est renfermé dans une idée, que de la simple considération de l'idée, sans y en mêler d'autres, cela doit passer pour évident et pour clair, comme nous avons déjà dit plus haut.

Je sais bien qu'il y a de certains attributs qui se voient plus facilement dans les idées que les autres; mais je crois qu'il suffit qu'ils puissent s'y voir clairement avec une médiocre attention, et que nul homme qui aura l'esprit bien fait n'en puisse douter sérieusement, pour regarder les propositions qui se tirent ainsi de la simple considération des idées, comme des principes qui n'ont point besoin de preuves, mais au plus d'explication et d'un peu de discours. Ainsi, je soutiens qu'on ne peut faire un peu d'attention sur l'idée d'une ligne droite, qu'on ne conçoive non-seulement que sa position ne dépend què de deux points (ce qu'Euclide a pris pour une de ses demandes), mais qu'on ne comprenne aussi sans peine et très clairement que si une ligne droite en coupe une autre et qu'il y ait deux points dans la coupante, dont chacun soit également distant de deux points de la coupée, il n'y aura aucun autre point de la coupante qui ne soit également distant de ces deux points de la coupée : d'où il sera aisé de juger quand une ligne sera perpendiculaire à une autre, sans se servir d'angle ni de triangle, dont on ne doit traiter qu'après avoir établi beaucoup de choses qu'on ne saurait démontrer que par les perpendiculaires.

Il est aussi à remarquer que d'excellents géomètres emploient pour principes des propositions moins claires que celles-là; comme lorsque Archimède a établi ses plus belles démonstrations sur cet axiome: Que si deux lignes sur le même plan ont les extrémités communes, et sont courbées ou creuses vers la même part, celle qui est contenue sera moindre que celle qui la contient.

J'avoue que ce défaut de prouver ce qui n'a pas besoin de preuves ne paraît pas grand, et qu'il ne l'est pas aussi en soi; mais il l'est beaucoup dans les suites, parce que c'est de là que naît ordinairement le renversement de l'ordre naturel dont nous parlerons plus bas; cette envie de prouver ce qui devait être supposé comme clair et évident de soi-même, ayant souvent obligé les géomètres de traiter des choses pour servir de preuve à ce qu'ils n'auraient point dû prouver, qui ne devraient être traitées qu'après, selon l'ordre de la nature.

DÉFAUT III. Démonstration par l'impossible.

Ces sortes de démonstrations qui montrent qu'une chose est telle, non par ses principes, mais par quelque absurdité qui s'ensuivrait si elle était autrement, sont très ordinaires dans Euclide. Cependant il est visible qu'elles peuvent convaincre l'esprit, mais qu'elles ne l'éclairent point; ce qui doit être le principal fruit de la science: car notre esprit n'est point satisfait, s'il ne sait non-seulement que la chose est, mais pourquoi elle est; ce qui ne s'apprend point par une démonstration qui réduit à l'impossible.

Ce n'est pas que ces démonstrations soient tout-à-fait à rejeter; car on peut quelquefois s'en servir pour prouver des négatives qui ne sont proprement que des corollaires d'autres propositions, ou claires d'elles-mêmes, ou démontrées auparavant par une autre voie; et alors cette sorte de démonstration, en réduisant à l'impossible, tient plutôt lieu d'explication que d'une démonstration nouvelle.

Enfin, on peut dire que ces démonstrations ne sont recevables que quand on n'en peut donner d'autres; et que c'est une faute de s'en servir pour prouver ce qui peut se prouver positivement : or, il y a beaucoup de propositions dans Euclide qu'il ne prouve que par cette voie, qui peuvent se prouver autrement sans beau- . coup de difficulté.

DÉFAUT IV. Démonstrations tirées par des voies trop éloignées.

Ce défaut est très commun parmi les géomètres. Ils ne se mettent pas en peine d'où les preuves qu'ils apportent sont prises, pourvu qu'elles soient convaincantes; et cependant ce n'est que prouver les choses très imparfaitement, que de les prouver par des voies étrangères, d'où elles ne dépendent point selon leur nature.

C'est ce qu'on comprendra mieux par quelques exemples. Euclide, liv. I, propos. 5, prouve qu'un triangle isocèle a les deux angles sur

la base égaux en prolongeant également les côtés du triangle, et faisant de nouveaux triangles qu'il compare les uns avec les autres. Mais il n'est pas incroyable qu'une chose aussi facile à prouver que l'égalité de ces angles, ait besoin de tant d'artifice pour être prouvée ? comme s'il y avait rien de plus ridicule que de s'imaginer que cette égalité dépendît de ces triangles étrangers; au lieu qu'en suivant le vrai ordre, il y a plusieurs voies très faciles, très courtes et très naturelles pour prouver cette même égalité.

La 47o du livre I, où il est prouvé que le carré de la base qui soutient un angle droit est égal aux deux carrés des côtés, est une des plus estimées propositions d'Euclide; et néanmoins il est assez clair que la manière dont elle y est prouvée n'est point naturelle, puisque l'égalité de ces carrés ne dépend point de l'égalité des triangles qu'on prend pour moyen de cette démonstration, mais de la proportion des lignes, qu'il est aisé de démontrer sans se servir d'aucune autre ligne que de la perpendiculaire du sommet de l'angle droit sur la base.

Tout Euclide est plein de ces démonstrations par des voies étrangères.

DÉFAUT V. N'avoir aucun soin du vrai ordre de la nature.

C'est ici le plus grand défaut des géomètres. Ils se sont imaginé qu'il n'y avait presque aucun ordre à garder, sinon que les premières propositions pussent servir à démontrer les suivantes; et ainsi, sans se mettre en peine des règles de la véritable méthode, qui est de commencer toujours par les choses les plus simples et les plus générales, pour passer ensuite aux plus composées et aux plus particulières, ils brouillent toutes choses, et traitent pêle-mêle les lignes et les surfaces, les triangles et les carrés, prouvent, par des figures, les propriétés des lignes simples, et font une infinité d'autres renversements qui défigurent cette belle science.

Les éléments d'Euclide sont tout pleins de ce défaut. Après avoir traité de l'étendue dans les quatre premiers livres, il traite géné– ralement des proportions de toutes sortes de grandeurs dans le cinquième. Il reprend l'étendue dans le sixième, et traite des nombres dans les septième, huitième et neuvième, pour recommencer au dixième à parler de l'étendue. Voilà pour le désordre général; mais il est rempli d'une infinité d'autres particuliers. Il commence le premier livre par la construction d'un triangle équilatère; et vingt-deux propositions après, il donne le moyen général de faire tout triangle de trois lignes droites données, pourvu que les deux

soient plus grandes qu'une seule; ce qui emporte la construction particulière d'un triangle équilatère sur une ligne donnée.

Il ne prouve rien des lignes perpendiculaires et des parallèles que par des triangles. Il mêle la dimension des surfaces à celles des lignes.

Il prouve, livre I, proposition 16, que le côté d'un triangle étant prolongé, l'angle extérieur est plus grand que l'un ou l'autre des opposés intérieurement; et seize propositions plus bas, il prouve que cet angle extérieur est égal aux deux opposés.

Il faudrait transcrire tout Euclide pour donner tous les exemples qu'on pourrait apporter de ce désordre..

DÉFAUT VI. Ne point se servir de divisions et de partitions.

C'est encore un autre défaut dans la méthode des géomètres, de ne point se servir de divisions et de partitions. Ce n'est pas qu'ils ne marquent toutes les espèces de genres qu'ils traitent; mais c'est simplement en définissant les termes, et mettant toutes les définitions de suite, sans marquer qu'un genre a tant d'espèces, et qu'il ne peut pas en avoir davantage, parce que l'idée générale du genre ne peut recevoir que tant de différences, ce qui donne beaucoup de lumière pour pénétrer la nature du genre et des espèces.

Par exemple, on trouvera dans le 1er livre d'Euclide les définitions de toutes les espèces de triangles : mais qui doute que ce ne fût une chose bien plus claire de dire ainsi?

Le triangle peut se diviser selon les côtés, ou selon les angles. Car les côtés sont :

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Il est même beaucoup mieux de ne donner cette division du triangle, qu'après avoir expliqué et démontré toutes les propriétés du triangle en général; d'où l'on aura appris qu'il faut nécessairement que deux angles au moins du triangle soient aigus, parce que les trois ensemble ne sauraient valoir plus de deux droits,

Ce défaut retombe dans celui de l'ordre, qui ne voudrait pas qu'on traitât ni même qu'on définit les espèces qu'après avoir bien connu le genre, surtout quand il y a beaucoup de choses à dire du genre, qui peut être expliqué sans parler des espèces.

CHAPITRE X.

Réponse à ce que disent les géomètres sur ce sujet.

Il y a des géomètres qui croient avoir justifié ces défauts, en disant qu'ils ne se mettent pas en peine de cela; qu'il leur suffit de ne rien dire qu'ils ne prouvent d'une manière convaincante; et qu'ils sont par là assurés d'avoir trouvé la vérité, qui est leur unique but.

On avoue aussi que ces défauts ne sont pas si considérables, qu'on ne soit obligé de reconnaître que, de toutes les sciences humaines, il n'y en a point qui aient été mieux traitées que celles qui sont comprises sous le nom général de mathématiques; mais on prétend seulement qu'on pourrait encore y ajouter quelque chose qui les rendrait plus parfaites; et que, quoique la principale chose qu'ils aient dû y considérer soit de ne rien avancer que de véritable, il aurait été néanmoins à souhaiter qu'ils eussent eu plus d'attention à la manière la plus naturelle de faire entrer la vérité dans l'esprit.

Car ils ont beau dire qu'ils ne se soucient pas du vrai ordre, ni de prouver par des voies naturelles ou éloignées, pourvu qu'ils fassent ce qu'ils prétendent, qui est de convaincre ; ils ne peuvent pas changer par là la nature de notre esprit, ni faire que nous n'ayons une connaissance beaucoup plus nette, plus entière et plus parfaite des choses que nous savons par leurs vraies causes et leurs vrais principes, que de celles qu'on ne nous a prouvées que par des voies obliques et étrangères.

Et il est de même indubitable qu'on apprend avec une facilité incomparablement plus grande, et qu'on retient beaucoup mieux ce qu'on enseigne dans le vrai ordre; parce que les idées qui ont une suite naturelle s'arrangent bien mieux dans notre mémoire, et se réveillent bien plus aisément les unes les autres.

On peut dire même que ce qu'on a su une fois pour en avoir pénétré la vraie raison, ne se retient pas par mémoire, mais par jugement, et que cela devient tellement propre, qu'on ne peut l'oublier au lieu que ce qu'on ne sait que par des démonstrations qui ne sont point fondées sur des raisons naturelles, s'échappe aisé

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