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ment; il y en a que l'on ne connaît pas, à la vérité, clairement, mais que l'on peut espérer de pouvoir connaître; et il y en a enfin qu'il est comme impossible de connaître avec certitude, ou parce que nous n'avons point de principes qui nous y conduisent, ou parce qu'elles sont trop disproportionnées à notre esprit.

Le premier genre comprend tout ce que l'on connaît par démonstration, ou par intelligence..

Le second est la matière de l'étude des philosophes; mais il est possible qu'ils s'y occupent fort inutilement, s'ils ne savent le distinguer du troisième, c'est-à-dire s'ils ne peuvent discerner les choses où l'esprit peut arriver, de celles où il n'est pas capable d'atteindre.

Le plus grand abrégement que l'on puisse trouver dans l'étude des sciences, est de ne s'appliquer jamais à la recherche de tout ce qui est au-dessus de nous, et que nous ne saurions espérer raisonnablement de pouvoir comprendre. De ce genre sont toutes les questions qui regardent la puissance de Dieu, qu'il est ridicule de vouloir renfermer dans les bornes étroites de notre esprit, et généralement tout ce qui tient de l'infini; car notre esprit étant fini, il se perd et s'éblouit dans l'infinité, et demeure accablé sous la multitude des pensées contraires qu'elle fournit.

C'est une solution très commode et très courte pour se tirer d'un grand nombre de questions, dont on disputera toujours tant que l'on en voudra disputer, parce que l'on n'arrivera jamais à une connaissance assez claire pour fixer et arrêter nos esprits. Est-il possible qu'une créature ait été créée dans l'éternité? Dieu peut-il faire un corps infini en grandeur, un mouvement infini en vitesse, une multitude infinie en nombre? Un nombre infini est-il pair ou impair? Y a-t-il un infini plus grand que l'autre? Celui qui dira tout d'un coup, je n'en sais rien, sera aussi avancé en un moment que celui qui s'appliquera à raisonner vingt ans sur ces sortes de sujets; et la seule différence qu'il peut y avoir entre eux, est que celui qui s'efforcera de pénétrer ces questions est en danger de tomber en un degré plus bas que la simple ignorance, qui est de croire savoir ce qu'il ne sait pas.

Il y a de même une infinité de questions métaphysiques qui, étant trop vagues, trop abstraites, et trop éloignées des principes clairs et connus, ne se résoudront jamais; et le plus sûr est de s'en délivrer le plus tôt qu'on. peut, et après avoir appris légèrement qu'on les forme, se résoudre de bon cœur à les ignorer.

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Nescire quædam magna pars sapientiæ.

Par ce moyen, en se délivrant des recherches où il est comme impossible de réussir, on pourra faire plus de progrès dans celles qui sont plus proportionnées à notre esprit.

Mais il faut remarquer qu'il y a des choses qui sont incompréhensibles dans leur manière, et qui sont certaines dans leur existence. On ne peut concevoir comment elles peuvent être, et il est certain néanmoins qu'elles sont.

Qu'y a-t-il de plus incompréhensible que l'éternité! et qu'y a-t-il en même temps de plus certain? en sorte que ceux qui, par un aveuglement horrible, ont détruit dans leur esprit la connaissance de Dieu, sont obligés de l'attribuer au plus vil et au plus méprisable de tous les êtres, qui est la matière.

Quel moyen de comprendre que le plus petit grain de matière soit divisible à l'infini, et que l'on ne puisse jamais arriver à une partie si petite, que, non-seulement elle n'en enferme plusieurs autres, mais qu'elle n'en enferme une infinité; que le plus petit grain de blé enferme en soi autant de parties, quoique à proportion plus petites, que le monde entier ; que toutes les figures imaginables s'y trouvent actuellement, et qu'il contienne en soi un petit monde avec toutes ses parties, un soleil, un ciel, des étoiles, des planètes, une terre dans une justesse admirable de proportions; et qu'il n'y ait aucune des parties de ce grain qui ne contienne encore un monde proportionnel! Quelle peut être la partie dans ce petit monde, qui répond à la grosseur d'un grain de blé, et quelle effroyable différence doit-il y avoir, afin qu'on puisse dire véritablement que ce qu'est un grain de blé à l'égard du monde entier, cette partie l'est à l'égard d'un grain de blé! Néanmoins cette partie, dont la petitesse nous est déjà incompréhensible, contient encore un autre monde proportionnel, et ainsi à l'infini, sans qu'on en puisse trouver aucune qui n'ait autant de parties proportionnelles que tout le monde, quelque étendue qu'on lui donne 96.

Toutes ces choses sont inconcevables, et néanmoins il faut nécessairement qu'elles soient, puisque l'on démontre la divisibilité de la matière à l'infini, et que la géométrie nous en fournit des preuves aussi claires que d'aucune des vérités qu'elle nous découvre.

Car cette science nous fait voir qu'il y a de certaines lignes qui n'ont nulle mesure commune, et qu'elle appelle pour cette raison

incommensurables, comme la diagonale d'un carré et les côtés. Or, si cette diagonale et ces côtés étaient composés d'un certain nombre de parties indivisibles, une de ces parties indivisibles ferait la mesure commune de ces deux lignes; et, par conséquent, il est impossible que ces deux lignes soient composées d'un certain nombre de parties indivisibles.

On démontre encore dans cette science qu'il est impossible qu'un nombre carré soit double d'un autre nombre carré, et que cependant il est très possible qu'un carré d'étendue soit double d'un autre carré d'étendue; or, si ces deux carrés d'étendue étaient composés d'un certain nombre de parties finies, le grand carré contiendrait le double des parties du petit; et tous les deux étant carrés, il y aurait un carré de nombre double d'un autre carré de nombre, ce qui est impossible.

Enfin, il n'y a rien de plus clair que cette raison, que deux néants d'étendue ne peuvent former une étendue, et que toute étendue a des parties: or, en prenant deux de ces parties qu'on suppose indivisibles, je demande si elles ont de l'étendue, ou si elles n'en ont point; si elles en ont, elles sont donc divisibles, et elles ont plusieurs parties; si elles n'en ont point, ce sont donc deux néants d'étendue; et ainsi il est impossible qu'elles puissent former une étendue.

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Il faut renoncer à la certitude humaine, pour douter de la vérité de ces démonstrations; mais pour aider à concevoir, autant qu'il est possible, cette divisibilité infinie de la matière, j'y joindrai encore une preuve qui fait voir en même temps une division à l'infini, et un mouvement qui se ralentit à l'infini sans arriver jamais au repos.

Il est certain que quand on douterait si l'étendue peut se diviser à l'infini, on ne saurait au moins douter qu'elle ne puisse s'augmenter à l'infini, et qu'à un plan de cent mille lieues on ne puisse en joindre un autre de cent mille lieues, et ainsi à l'infini: or, cette augmentation infinie de l'étendue prouve sa divisibilité à l'infini; et, pour le comprendre, il n'y a qu'à s'imaginer une mer plate, que l'on augmente en longueur à l'infini, et un vaisseau sur le bord de cette mer, qui s'éloigne du port en droite ligne; il est certain qu'en regardant du port le bas du vaisseau au travers d'un verre ou d'un autre corps diaphane, le rayon qui se terminera au bas de ce vaisseau passera par un certain point du verre, et que le rayon horizontal passera par un autre point du verre plus élevé que le premier. Or, à mesure que le vaisseau s'éloignera, le point du

rayon qui se terminera au bas du vaisseau montera toujours, et divisera infiniment l'espace qui est entre ces deux points; et plus le vaisseau s'éloignera, plus il montera lentement, sans que jamais il cesse de monter, ni qu'il puisse arriver au point du rayon horizontal, parce que ces deux lignes se coupant dans l'œil, ne seront jamais ni parallèles, ni une même ligne. Ainsi, cet exemple nous fournit en même temps la preuve d'une division à l'infini de l'étendue, et d'un ralentissement à l'infini du mouvement.

C'est par cette diminution infinie de l'étendue, qui naît de sa divisibilité, qu'on peut prouver ces problèmes qui semblent impossibles dans les termes. Trouver un espace infini égal à un espace fini, ou qui ne soit que la moitié, le tiers, etc., d'un espace fini. On peut les résoudre en diverses manières; et en voici une assez grossière, mais très facile. Si l'on prend la moitié d'un carré, et la moitié de cette moitié, et ainsi à l'infini, et que l'on joigne toutes ces moitiés par leur plus longue ligne, on en fera un espace d'une figure irrégulière, et qui diminuera toujours à l'infini par un des bouts, mais qui sera égal à tout le carré; car la moitié, et la moitié de la moitié, plus la moitié de cette seconde moitié, et ainsi à l'infini, font le tout; le tiers et le tiers du tiers, et le tiers du nouveau tiers, et ainsi à l'infini, font la moitié. Les quarts pris de la même sorte font le tiers, et les cinquièmes le quart. Joignant bout à bout ces tiers ou ces quarts, on en fera une figure qui contiendra la moitié ou le tiers de l'aire du total, et qui sera infinie d'un côté en longueur, en diminuant continuellement en largeur.

L'utilité qu'on peut tirer de ces spéculations n'est pas simplement d'acquérir ces connaissances, qui sont d'elles-mêmes assez stériles; mais c'est d'apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui faire avouer, malgré qu'il en ait, qu'il y a des choses qui sont, quoiqu'il ne soit pas capable de les comprendre; et c'est pourquoi il est bon de le fatiguer à ces subtilités, afin de dompter sa présomption, et lui ôter la hardiesse d'opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l'Église lui propose, sous prétexte qu'il ne peut pas les comprendre; car, puisque la vigueur de l'esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d'avouer qu'il voit clairement qu'il est infiniment divisible, sans pouvoir comprendre comment cela peut se faire, n'estce pas pécher visiblement contre la raison que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d'ellemême incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne peut les comprendre.

Mais comme il est avantageux de faire sentir quelquefois à son esprit sa propre faiblesse, par la considération de ces objets qui le surpassent, et qui, le surpassant, l'abattent et l'humilient, il est certain aussi qu'il faut tâcher de choisir, pour l'occuper ordinairement, des sujets et des matières qui lui soient plus proportionnés, et dont il soit capable de trouver et de comprendre la vérité, soit en prouvant les effets par les causes, ce qui s'appelle démontrer à priori; soit en démontrant, au contraire, les causes par les effets, ce qui s'appelle prouver à posteriori. Il faut un peu étendre ces termes, pour y réduire toutes sortes de démonstrations; mais il a été bon de les marquer en passant, afin qu'on les entende, et que l'on ne soit pas surpris en les voyant dans des livres ou dans des discours de philosophie; et, parce que ces raisons sont d'ordinaire composées de plusieurs parties, il est nécessaire, pour les rendre claires et concluantes, de les disposer en un certain ordre et une certaine méthode; et c'est de cette méthode que nous traiterons dans la plus grande partie de ce Livre.

CHAPITRE II.

De deux sortes de méthodes, analyse et synthèse. Exemple de l'analyse.

On peut appeler généralement méthode l'art de bien disposer une suite de plusieurs pensées, ou pour découvrir la vérité quand nous l'ignorons, ou pour la prouver aux autres, quand nous la connaissons déjà.

Ainsi, il Ꭹ a deux sortes de méthodes; l'une pour découvrir la vérité, qu'on appelle analyse ou méthode de résolution, et qu'on peut aussi appeler méthode d'invention; et l'autre pour la faire entendre aux autres, quand on l'a trouvée, qu'on appelle synthèse ou méthode de composition, et qu'on peut aussi appeler méthode de doctrine.

On ne traite pas d'ordinaire par analyse le corps entier d'une science, mais on s'en sert seulement pour résoudre quelque question (a).

Or, toutes les questions sont, ou de mots, ou de choses.

J'appelle ici questions de mots, non pas celles où on cherche des mots, mais celles où, par les mots, on cherche des choses, comme celles où il s'agit de trouver le sens d'une énigme, ou d'ex

(a) La plus grande partie de tout ce que l'on dit ici des questions, a été tirée d'un manuscrit de Descartes, que M. Clerselier a eu la bonté de prêter.

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