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à une autorité, ou publique, ou plus grande et plus établie. On ne peut témoigner trop de modération, quand il s'agit de troubler la possession d'une opinion reçue, ou d'une créance acquise depuis longtemps. Ce qui est si vrai, que saint Augustin l'étend même aux vérités de la religion, ayant donné cette excellente règle à tous ceux qui sont obligés d'instruire les autres.

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Voici de quelle sorte, dit-il, les catholiques sages et religieux enseignent ce qu'ils doivent enseigner aux autres. Si ce sont des << choses communes et autorisées, ils les proposent d'une manière pleine d'assurance, et qui ne témoigne aucun doute, en l'accompagnant de toute la douceur qui leur est possible; mais si ce sont « des choses extraordinaires, quoiqu'ils en reconnaissent très clairement la vérité, ils les proposent plutôt comme des doutes et « comme des questions à examiner, que comme des dogmes et des « décisions arrêtées, pour s'accommoder en cela à la faiblesse de << ceux qui les écoutent. » Que si une vérité est si haute qu'elle surpasse les forces de ceux à qui l'on parle, ils aiment mieux la retenir pour quelque temps, pour leur donner lieu de croître et de s'en rendre capables, que de la leur découvrir en cet état de faiblesse, où elle ne ferait que les accabler.

QUATRIÈME PARTIE.

DE LA MÉTHOde.

Il nous reste à expliquer la dernière partie de la logique, qui regarde la méthode, laquelle est sans doute l'une des plus utiles et des plus importantes. Nous avons cru devoir y joindre ce qui regarde la démonstration, parce qu'elle ne consiste pas d'ordinaire en un seul argument, mais dans une suite de plusieurs raisonnements, par lesquels on prouve invinciblement quelque vérité; et que même il sert de peu pour bien démontrer, de savoir les règles des syllogismes, ce à quoi l'on manque très peu souvent; mais que le tout est de bien arranger ses pensées, en se servant de celles qui sont claires et évidentes, pour pénétrer dans ce qui paraissait plus caché.

Et, comme la démonstration a pour fin la science, il est nécessaire d'en dire quelque chose auparavant.

CHAPITRE PREMIER.

De la science; qu'il y en a. Que les choses que l'on connaît par l'esprit sont plus certaines que ce que l'on connait par les sens. Qu'il y a des choses que l'esprit humain est incapable de savoir. Utilité que l'on peut tirer de cette ignorance nécessaire.

Si, lorsque l'on considère quelque maxime, on en connaît la vérité en elle-même, et par l'évidence qu'on y aperçoit, qui nous persuade sans autre raison, cette sorte de connaissance s'appelle intelligence; et c'est ainsi que l'on connaît les premiers principes.

Mais si elle ne nous persuade pas par elle-même, on a besoin de quelque autre motif pour s'y rendre, et ce motif est, ou l'autorité, ou la raison. Si c'est l'autorité qui fait que l'esprit embrasse ce qui lui est proposé, c'est ce qu'on appelle foi. Si c'est la raison, alors, ou cette raison ne produit pas une entière conviction, mais laisse encore quelque doute; et cet acquiescement de l'esprit, accompagné de doute, est ce qu'on nomme opinion.

Que si cette raison nous convainc entièrement, alors, ou elle

n'est claire qu'en apparence et faute d'attention; et la persuasion qu'elle produit est une erreur, si elle est fausse en effet, ou du moins un jugement téméraire, si, étant vraie en soi, on n'a pas néanmoins eu assez de raison de la croire véritable.

Mais, si cette raison n'est pas seulement apparente, mais solide et véritable, ce qui se reconnaît par une attention plus longue et plus exacte, par une persuasion plus ferme, et par la qualité de la clarté qui est plus vive et plus pénétrante, alors la conviction que cette raison produit s'appelle science, sur laquelle on forme diverses questions.

La première est, s'il y en a, c'est-à-dire, si nous avons des connaissances fondées sur des raisons claires et certaines; ou, en général, si nous avons des connaissances claires et certaines : car cette question regarde autant l'intelligence que la science.

Il s'est trouvé des philosophes qui ont fait profession de le nier, et qui ont même établi sur ce fondement toute leur philosophie; et entre ces philosophes, les uns se sont contentés de nier la certitude en admettant la vraisemblance; et ce sont les nouveaux académiciens les autres, qui sont les pyrrhoniens, ont même nié cette vraisemblance, et ont prétendu que toutes choses étaient également obscures et incertaines.

Mais la vérité est que toutes ces opinions, qui ont fait tant de bruit dans le monde, n'ont jamais subsisté que dans des discours, des disputes, ou des écrits, et que personne n'en a jamais été sérieusement persuadé. C'étaient des jeux et des amusements de personnes oisives et ingénieuses; mais ce ne furent jamais des sentiments dont ils fussent intérieurement pénétrés, et par lesquels ils voulussent se conduire : c'est pourquoi le meilleur moyen de convaincre ces philosophes, était de les rappeler à leur conscience et à la bonne foi, et de leur demander, après tous ces discours, par lesquels ils s'efforçaient de montrer qu'on ne peut distinguer le sommeil de la veille, ni la folie du bon sens, s'ils n'étaient pas persuadés, malgré toutes leurs raisons, qu'ils ne dormaient pas, et qu'ils avaient l'esprit sain: et, s'ils eussent eu quelque sincérité, ils auraient démenti toutes leurs vaines subtilités, en avouant franchement qu'ils ne pouvaient pas ne point croire toutes ces choses quand ils l'eussent voulu.

Que s'il se trouvait quelqu'un qui pût entrer en doute s'il ne dort point, ou s'il n'est point fou, ou qui pût même croire que l'existence de toutes les choses extérieures est incertaine, et qu'il est douteux s'il y a un soleil, une lune, et une matière, au moins

personne ne saurait douter, comme dit saint Augustin 94, s'il est, s'il pense, s'il vit: car, soit qu'il dorme ou qu'il veille, soit qu'il ait l'esprit sain ou malade, soit qu'il se trompe ou qu'il ne se trompe pas, il est certain au moins, puisqu'il pense, qu'il est et qu'il vit, étant impossible de séparer l'être et la vie de la pensée, et de croire que ce qui pense n'est pas, et ne vit pas; et de cette connaissance claire, certaine et indubitable, il peut en former une règle pour approuver comme vraies toutes les pensées qu'il trouvera claires, comme celle-là lui paraît.

Il est impossible de même de douter de ses perceptions, en les séparant de leur objet : qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas un soleil et une terre, il m'est certain que je m'imagine en voir un; il m'est certain que je doute, lorsque je doute; que je crois voir, lorsque je crois voir; que je crois entendre, lorsque je crois entendre; et ainsi des autres de sorte qu'en se renfermant dans son esprit seul, et en y considérant ce qui s'y passe, on y trouvera une infinité de connaissances claires, et dont il est impossible de douter. Cette considération peut servir à décider une autre question que l'on fait sur ce sujet, qui est, si les choses que l'on ne connaît que par l'esprit sont plus ou moins certaines que celles que l'on connaît par les sens: car il est clair, par ce que nous venons de dire, que nous sommes plus assurés de nos perceptions et de nos idées, que nous ne voyons que par une réflexion d'esprit, que nous ne le sommes de tous les objets de nos sens 95. L'on peut dire même qu'encore que les sens ne nous trompent pas toujours dans le rapport qu'ils nous font, néanmoins la certitude que nous avons qu'ils ne nous trompent pas, ne vient pas des sens, mais d'une réflexion de l'esprit, par laquelle nous discernons quand nous devons croire et quand nous ne devons pas croire les sens.

Et c'est pourquoi il faut avouer que saint Augustin a eu raison de soutenir, après Platon, que le jugement de la vérité et la règle pour la discerner n'appartiennent point aux sens, mais à l'esprit : Non est judicium veritatis in sensibus; et que même cette certitude que l'on peut tirer des sens ne s'étend pas bien loin, et qu'il y a plusieurs choses que l'on peut savoir par les sens, et dont on ne peut pas dire que l'on ait une assurance entière.

Par exemple, on peut bien savoir par les sens qu'un tel corps est plus grand qu'un autre corps; mais on ne saurait savoir avec certitude quelle est la grandeur véritable et naturelle de chaque corps; et, pour comprendre cela, il n'y a qu'à considérer que si tout le monde n'avait jamais regardé les objets extérieurs qu'avec

des lunettes qui les grossissent, il est certain qu'on ne se serait figuré les corps et toutes les mesures des corps, que selon la grandeur dans laquelle ils nous auraient été représentés par ces lunettes or, nos yeux mêmes sont des lunettes, et nous ne savons pas précisément s'ils ne diminuent point ou n'augmentent point les objets que nous voyons, et si les lunettes artificielles, que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point, au contraire, dans leur grandeur véritable; et partant, on ne connaît pas certainement la grandeur absolue et naturelle de chaque corps.

On ne sait point aussi si nous les voyons de la même grandeur que les autres hommes: car encore que deux personnes les mesurant conviennent ensemble qu'un certain corps n'a, par exemple, que cinq pieds, néanmoins ce que l'on conçoit par un pied n'est peut-être pas ce que l'autre conçoit; car l'un conçoit ce que ses yeux lui rapportent, et un autre de même : or, peut-être que les yeux de l'un ne lui rapportent pas la même chose que ce que les yeux des autres leur représentent, parce que ce sont des lunettes autrement taillées.

Il y a pourtant beaucoup d'apparence que cette diversité n'est pas grande, parce que l'on ne voit pas dans la conformation de l'œil une différence qui puisse produire un changement bien notable; outre que, quoiqué nos yeux soient des lunettes, ce sont pourtant des lunettes taillées de la main de Dieu; et ainsi l'on a sujet de croire qu'elles ne s'éloignent de la vérité des objets que par quelques défauts qui corrompent ou troublent leur figure naturelle.

Quoi qu'il en soit, si le jugement de la grandeur des objets est incertain en quelque sorte, aussi n'est-il guère nécessaire; et il n'en faut nullement conclure qu'il n'y ait pas plus de certitude dans tous les autres rapports des sens: car, si je ne sais pas précisément, comme j'ai dit, quelle est la grandeur absolue et naturelle d'un éléphant, je sais pourtant qu'il est plus grand qu'un cheval et moindre qu'une baleine, ce qui suffit pour l'usage de la vie.

Il y a donc de la certitude et de l'incertitude et dans l'esprit et dans les sens; et ce serait une faute égale de vouloir faire passer toutes choses ou pour certaines ou pour incertaines.

La raison, au contraire, nous oblige d'en reconnaître de trois genres.

Car il y en a que l'on peut connaître clairement et certaine

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