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pliquer les choses que je traitais alors, j'ai dit néanmoins en termes exprès, dans les Météores, que je ne voulais pas nier qu'il y en eût.

Et dans ces Méditations j'ai de vrai supposé que je ne les connaissais pas bien encore, mais non pas que pour cela il n'y en eût point; car la manière d'écrire analytique que j'y ai suivie permet de faire quelquefois des suppositions lorsqu'on n'a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la première Méditation, où j'avais supposé beaucoup de choses que j'ai depuis réfutées dans les suivantes. Et certes ce n'a point été ici mon dessein de rien définir touchant la nature des accidents, mais j'ai seulement proposé ce qui m'a semblé d'eux de prime abord; et enfin, de ce que j'ai dit que les modes ne sauraient être conçus sans quelque substance en laquelle ils résident, on ne doit pas inférer que j'aie nié que par la toute-puissance de Dieu ils en puissent être séparés, parce que je tiens pour très-assuré et crois fermement que Dieu peut faire une infinité de choses que nous ne sommes pas capables d'entendre ni de concevoir.

Mais, pour procéder ici avec plus de franchise, je ne dissimulerai point que je me persuade qu'il n'y a rien autre chose par quoi nos sens soient touchés que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senti ou aperçu par les sens. Car c'est en la superficie seule que se fait le contact, lequel est si nécessaire pour le sentiment, que j'estime que sans lui pas un de nos sens ne pourrait être mû; et je ne suis pas le seul de cette opinion: Aristote même et quantité d'autres philosophes avant moi en ont été. De sorte que, par exemple, le pain et le vin ne sont point aperçus par les sens, sinon en tant que leur superficie est touchée par l'organe du sens, ou immédiatement ou médiatement par le moyen de l'air ou des autres corps, comme je l'estime, ou bien, comme disent plusieurs philosophes, par le moyen des espèces intentionnelles.

Et il faut remarquer que ce n'est pas la seule figure extérieure des corps, qui est sensible aux doigts et à la main, qui doit être prise pour cette superficie, mais qu'il faut aussi considérer tous ces petits intervalles qui sont, par exemple, entre les petites parties de la farine dont le pain est composé, comme aussi entre les particules de l'eau-de-vie, de l'eau douce, du vinaigre, de la lie ou du tartre, du mélange desquelles le vin est composé, et ainsi entre les petites parties des autres corps, et penser que toutes les

petites superficies qui terminent ces intervalles font partie de la superficie de chaque corps. Car de vrai ces petites parties de tous les corps ayant diverses figures et grosseurs et différents mouvements, jamais elles ne peuvent être si bien arrangées ni si justement jointes ensemble qu'il ne reste plusieurs intervalles autour d'elles qui ne sont pas néanmoins vides, mais qui sont remplis d'air ou de quelque autre matière, comme il s'en voit dans le pain qui sont assez larges, et qui peuvent être remplis non-seulement d'air, mais aussi d'eau, de vin ou de quelque autre liqueur; et puisque le pain demeure toujours le même, encore que l'air ou telle autre matière qui est contenue dans ses pores soit changée, il est constant que ces choses n'appartiennent point à la substance du pain, et partant que sa superficie n'est pas celle qui, par un petit circuit, l'environne tout entier, mais celle qui touche et environne immédiatement chacune de ses petites parties.

Il faut aussi remarquer que cette superficie n'est pas seulement remuée tout entière lorsque toute la masse du pain est portée d'un lieu en un autre, mais qu'elle est aussi remuée en partie lorsque quelques-unes de ses petites parties sont agitées par l'air ou par les autres corps qui entrent dans ses pores; tellement que s'il y a des corps qui soient d'une telle nature que quelques-unes de leurs parties ou toutes celles qui les composent se remuent continuellement, ce que j'estime être vrai de plusieurs parties du pain et de toutes celles du vin, il faudra aussi concevoir que leur superficie est dans un continuel mouvement.

Enfin, il faut remarquer que par la superficie du pain ou du vin, ou de quelque autre corps que ce soit, on n'entend pas ici aucune partie de la substance, ni même de la quantité de ce même corps, ni aussi áucunes parties des autres corps qui l'environnent, mais seulement ce terme que l'on conçoit être moyen entre chacune des particules de ce corps et les corps qui les environnent, et qui n'a point d'autre entité que la modale.

Ainsi, puisque le contact se fait dans ce seul terme, et que rien n'est senti si ce n'est par contact, c'est une chose manifeste que, de cela seul que les substances du pain et du vin sont dites être tellement changées en la substance de quelque autre chose que cette nouvelle substance soit contenue précisément sous les mêmes termes sous qui les autres étaient contenues, ou qu'elle existe dans le même lieu où le pain et le vin existaient auparavant, ou plutôt, d'autant que leurs termes sont continuellement agités, dans lequel

ils existeraient s'ils étaient présents, il s'ensuit nécessairement que cette nouvelle substance doit mouvoir tous nos sens de la même façon que feraient le pain et le vin, s'il n'y avait point eu de transsubstantiation.

Or, l'Église nous enseigne, dans le Concile de Trente, sess. xiii, can. 2 et 4, qu'il se fait une conversion de toute la substance du pain en la substance du corps de Notre-Seigneur JésusChrist, demeurant seulement l'espèce du pain. Où je ne vois pas ce que l'on peut entendre par l'espèce du pain, si ce n'est cette superficie qui est moyenne entre chacune de ses petites parties et les corps qui les environnent. Car, comme il a déjà été dit, le contact se fait en cette seule superficie; et Aristote même confesse que non-seulement ce sens que, par un privilége spécial, on nomme l'attouchement, mais aussi tous les autres, ne sentent que par le moyen de l'attouchement. C'est dans le livre III de l'Ame, chapitre XIII, où sont ces mots, xal тà äλλa aioonτήρια ἀφῇ αἰσθάνεται. Or il n'y a personne qui pense que par l'espèce on entende ici autre chose que ce qui est précisément requis pour toucher les sens. Et il n'y a aussi personne qui croie la conversion du pain au corps de Christ, qui ne pense que ce corps de Christ est précisément contenu sous la même superficie sous qui le pain serait contenu s'il était présent, quoique néanmoins il ne soit pas là comme proprement dans un lieu, mais sacramentellement, et de cette manière d'exister, laquelle, quoique nous ne puissions qu'à peine exprimer par paroles, après néanmoins que notre esprit est éclairé des lumières de la foi, nous pouvons concevoir comme possible à Dieu, et laquelle nous sommes obligés de croire très-fermement. Toutes lesquelles choses me semblent être si commodément expliquées par mes principes, que non-seulement je ne crains pas d'avoir rien dit ici qui puisse offenser nos théologiens, qu'au contraire j'espère qu'ils me sauront gré de ce que les opinions que je propose dans la physique sont telles, qu'elles conviennent beaucoup mieux avec la théologie que celles qu'on y propose d'ordinaire. Car de vrai l'Église n'a jamais enseigné, au moins que je sache, que les espèces du pain et du vin qui demeurent au sacrement de l'Eucharistie soient des accidents réels qui subsistent miraculeusement tout seuls après que la substance à laquelle ils étaient attachés a été ôtée.

Mais à cause que peut-être les premiers théologiens qui ont entrepris d'expliquer cette question par les raisons de la philosophie

naturelle se persuadaient si fortement que ces accidents qui touchent nos sens étaient quelque chose de réel différent de la substance, qu'ils ne pensaient pas seulement que jamais on en pût douter, ils avaient supposé, sans aucune valable raison et sans y avoir bien pensé, que les espèces du pain étaient des accidents réels de cette nature; ensuite de quoi ils ont mis toute leur étude à expliquer comment ces accidents peuvent subsister sans sujet. En quoi ils ont trouvé tant de difficultés que cela seul leur devait faire juger qu'ils s'étaient détournés du droit chemin, ainsi que font les voyageurs quand quelque sentier les a conduits à des lieux pleins d'épines et inaccessibles. Car, premièrement, ils semblent se contredire, au moins ceux qui tiennent que les objets ne meuvent nos sens que par le moyen du contact, lorsqu'ils supposent qu'il faut encore quelque autre chose dans les objets pour mouvoir les sens que leurs superficies diversement disposées; d'autant que c'est une chose qui de soi est évidente que la superficie seule suffit pour le contact; et s'il y en a qui ne veuillent pas tomber d'accord que nous ne sentons rien sans contact, ils ne peuvent rien dire, touchant la façon dont les sens sont mus par leurs objets, qui ait aucune apparence de vérité. Outre cela, l'esprit humain ne peut pas concevoir que les accidents du pain soient réels et que néanmoins ils existent sans sa substance, qu'il ne les conçoive à la façon des substances; en sorte qu'il semble qu'il y ait de la contradiction que toute la substance du pain soit changée, ainsi que le croit l'Église, et que cependant il demeure quelque chose de réel qui était auparavant dans le pain; parce qu'on ne peut pas concevoir qu'il demeure rien de réel que ce qui subsiste; et encore qu'on nomme cela un accident, on le conçoit néanmoins comme une substance. Et c'est en effet la même chose que si on disait qu'à la vérité toute la substance du pain est changée, mais que néanmoins cette partie de sa substance qu'on nomme accident réel demeure; dans lesquelles paroles s'il n'y a point de contradiction, certainement dans le concept il en paraît beaucoup. Et il semble que ce soit principalement pour ce sujet que quelques-uns se sont éloignés en ceci de la créance de l'Église romaine. Mais qui pourra nier que lorsqu'il est permis, et que nulle raison, ni théologique, ni même philosophique, ne nous oblige à embrasser une opinion plutôt qu'une autre, il ne faille principalement choisir celles qui ne peuvent donner occasion ni prétexte à personne de s'éloigner des vérités de la foi? Or, que

l'opinion qui admet des accidents réels ne s'accommode pas aux raisons de la théologie, je pense que cela se voit ici assez clairement; et qu'elle soit tout à fait contraire à celles de la philosophie, j'espère dans peu le démontrer évidemment dans un traité des principes que j'ai dessein de publier, et d'y expliquer comment la couleur, la saveur, la pesanteur, et toutes les autres qualités qui touchent nos sens, dépendent seulement en cela de la superficie extérieure des corps. Au reste, on ne peut pas supposer que les accidents soient réels sans qu'au miracle de la transsubstantiation, lequel seul peut être inféré des paroles de la consécration, on n'en ajoute sans nécessité un nouveau et incompréhensible, par lequel ces accidents réels existent tellement sans la substance du pain, que cependant ils ne soient pas eux-mêmes faits des substances; ce qui ne répugne pas seulement à la raison humaine, mais même à l'axiome des théologiens, qui disent que les paroles de la consécration n'opèrent rien que ce qu'elles signifient, et qui ne veulent pas attribuer à miracle les choses qui peuvent être expliquées par raison naturelle; toutes lesquelles difficultés sont entièrement levées par l'explication que je donne à ces choses. Car tant s'en faut que, selon l'explication que j'y donne, il soit besoin de quelque miracle pour conserver les accidents après que la substance du pain est ôtée, qu'au contraire, sans un nouveau miracle, à savoir, par lequel les dimensions fussent changées, ils ne peuvent pas être ôtés. Et les histoires nous apprennent que cela est quelquefois arrivé, lorsqu'au lieu du pain consacré il a paru de la chair ou un petit enfant entre les mains du prêtre; car jamais on n'a cru que cela soit arrivé par une cessation de miracle, mais on a toujours attribué cet effet à un miracle nouveau. Davantage, il n'y a rien en cela d'incompréhensible ou de difficile, que Dieu, créateur de toutes choses, puisse changer une substance en une autre, et que cette dernière substance demeure précisément sous la même superficie sous qui la première était contenue. On ne peut aussi rien dire de plus conforme à la raison, ni qui soit plus communément reçu par les philosophes, que non-seulement tout sentiment, mais généralement toute action d'un corps sur un autre, se fait par le contact, et que ce contact peut être en la seule superficie d'où il suit évidemment que la même superficie doit toujours agir ou pâtir de la même façon, quelque changement qui arrive en la substance qu'elle couvre.

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