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tiellement uni; parce que cette union substantielle n'empêche pas qu'on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l'esprit seul, comme d'une chose complète; c'est pourquoi le concept de l'esprit diffère beaucoup de celui de la superficie et de la ligne, qui ne peuvent pas être ainsi entendues comme des choses complètes, si outre la longueur et la largeur on ne leur attribue aussi la profondeur.

Et enfin, de ce que la faculté de penser est assoupie dans les enfants, et que dans les fous elle est, non pas à la vérité « éteinte, » mais troublée, il ne faut pas penser qu'elle soit tellement attachée aux organes corporels qu'elle ne puisse être sans eux; car, de ce que nous voyons souvent qu'elle est empêchée par ces organes, il ne s'ensuit aucunement qu'elle soit produite par eux; et il n'est pas possible d'en donner aucune raison, tant légère qu'elle puisse être.

Je ne nie pas néanmoins que cette étroite liaison de l'esprit et du corps que nous expérimentons tous les jours ne soit cause que nous ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation la distinction réelle qui est entre l'un et l'autre. Mais, à mon jugement, ceux qui repasseront souvent dans leur esprit les choses que j'ai écrites dans ma seconde Méditation se persuaderont aisément que l'esprit n'est pas distingué du corps par une seule fiction ou abstraction de l'entendement, mais qu'il est connu comme une chose distincte, parce qu'il est tel en effet. Je ne réponds rien à ce que M. Arnauld a ici ajouté touchant l'immortalité de l'âme, puisque cela ne m'est point contraire; mais pour ce qui regarde les âmes des bêtes, quoique leur considération ne soit pas de ce lieu, et que, sans l'explication de toute la physique, je n'en puisse dire davantage que ce que j'ai déjà dit dans la cinquième partie de mon traité de la Méthode, toutefois je dirai encore ici qu'il me semble que c'est une chose fort remarquable qu'aucun mouvement ne se peut faire, soit dans le corps des bêtes, soit même dans les nôtres, si ces corps n'ont en eux tous les organes et instruments par le moyen desquels ces mêmes mouvements pourraient aussi être accomplis dans une machine; en sorte que même dans nous ce n'est pas l'esprit ou l'âme qui meut immédiatement les membres extérieurs, mais seulement il peut déterminer le cours de cette liqueur fort subtile qu'on nomme les esprits animaux, laquelle, coulant continuellement du cœur par le cerveau dans les muscles, est la cause de tous les mou

vements de nos membres, et souvent en peut causer plusieurs différents aussi facilement les uns que les autres. Et même il ne le détermine pas toujours, car entre les mouvements qui se font en nous il y en a plusieurs qui ne dépendent point du tout de l'esprit, comme sont le battement du cœur, la digestion des viandes, la nutrition, la respiration de ceux qui dorment, et même en ceux qui sont éveillés, le marcher, chanter, et autres actions semblables, quand elles se font sans que l'esprit y pense. Et lorsque ceux qui tombent de haut présentent leurs mains les premières pour sauver leur tête, ce n'est point par le conseil de leur raison qu'ils font cette action; et elle ne dépend point de leur esprit, mais seulement de ce que leurs sens, étant touchés par le danger présent, causent quelque changement en leur cerveau qui détermine les esprits animaux à passer de là dans les nerfs, en la façon qui est requise pour produire ce mouvement tout de même que dans une machine et sans que l'esprit le puisse empêcher.

Or, puisque nous expérimentons cela en nous-mêmes, pourquoi nous étonnerons-nous tant si la lumière réfléchie du corps d'un loup dans les yeux d'une brebis a la même force pour exciter en elle le mouvement de la fuite?

Après avoir remarqué cela, si nous voulons un peu raisonner pour connaître si quelques mouvements des bêtes sont semblables à ceux qui se font en nous par le ministère de l'esprit, ou bien à ceux qui dépendent seulement des esprits animaux et de la disposition des organes, il faut considérer les différences qui sont entre les uns et les autres, lesquelles j'ai expliquées dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, car je ne pense pas qu'on en puisse trouver d'autres; et alors on verra facilement que toutes les actions des bêtes sont seulement semblables à celles que nous faisons sans que notre esprit y contribue. A raison de quoi nous serons obligés de conclure que nous ne connaissons en effet en elles aucun autre principe de mouvement que la seule disposition des organes et la continuelle affluence des esprits animaux produits par la chaleur du cœur, qui atténue et subtilise le sang; et ensemble nous reconnaîtrons que rien ne nous a ci-devant donné occasion de leur en attribuer un autre, sinon que, ne distinguant pas ces deux principes du mouvement, et voyant que l'un, qui dépend seulement des esprits animaux et des organes, est dans les bêtes aussi bien que dans nous, nous avons cru inconsidérément que

l'autre, qui dépend de l'esprit et de la pensée, était aussi en elles. Et certes, lorsque nous nous sommes persuadé quelque chose dès notre jeunesse et que notre opinion s'est fortifiée par le temps, quelques raisons qu'on emploie par après pour nous en faire voir la fausseté, ou plutôt quelque fausseté que nous remarquions en elle, il est néanmoins très-difficile de l'ôter entièrement de notre créance, si nous ne les repassons souvent en notre esprit et ne nous accoutumons ainsi à déraciner peu à peu ce que l'habitude à croire plutôt que la raison avait profondément gravé en notre esprit.

RÉPONSE A L'AUTRE PARTIE.

DE DIEU.

Jusqu'ici j'ai tâché de résoudre les arguments qui m'ont été proposés par M. Arnauld, et me suis mis en devoir de soutenir tous ses efforts; mais désormais, imitant ceux qui ont affaire à un trop fort adversaire, je tâcherai plutôt d'éviter les coups que de m'exposer directement à leur violence.

Il traite seulement de trois choses dans cette partie qui peuvent facilement être accordées selon qu'il les entend; mais je les prenais en un autre sens lorsque je les ai écrites, lequel sens me semble aussi pouvoir être reçu comme véritable.

La première est que « quelques idées sont matériellement fausses; » c'est-à-dire, selon mon sens, qu'elles sont telles qu'elles donnent au jugement matière ou occasion d'erreur; mais lui, considérant les idées prises formellement, soutient qu'il n'y a en elles aucune fausseté.

La seconde, que « Dieu est par su positivement et comme par une cause, » où j'ai seulement voulu dire que la raison pour laquelle Dieu n'a besoin d'aucune cause efficiente pour exister est fondée en une chose positive, à savoir, dans l'immensité même de Dieu, qui est la chose la plus positive qui puisse être; mais lui, prenant la chose autrement, prouve que Dieu n'est point produit par soi-même, et qu'il n'est point conservé par une action positive de la cause efficiente; de quoi je demeure aussi d'accord.

Enfin, la troisième est «< qu'il ne peut y avoir rien dans notre esprit dont nous n'ayons connaissance, » ce que j'ai entendu des opérations, et lui le nie des puissances.

Mais je tâcherai d'expliquer tout ceci plus au long. Et premiè

rement où il dit que « si le froid est seulement une privation, il »> ne peut y avoir d'idée qui me le représente comme une chose » positive,» il est manifeste qu'il parle de l'idée prise formellement. Car, puisque les idées mêmes ne sont rien que des formes, et qu'elles ne sont point composées de matière, toutes et quantes fois qu'elles sont considérées en tant qu'elles représentent quelque chose, elles ne sont pas prises matériellement, mais formellement; que si on les considérait non pas en tant qu'elles représentent une chose ou une autre, mais seulement comme étant des opérations de l'entendement, on pourrait bien à la vérité dire qu'elles seraient prises matériellement, mais alors elles ne se rapporteraient point du tout à la vérité ni à la fausseté des objets : c'est pourquoi je ne pense pas qu'elles puissent être dites matériellement fausses en un autre sens que celui que j'ai déjà expliqué : c'est à savoir, soit que le froid soit une chose positive, soit qu'il soit une privation, je n'ai pas pour cela une autre idée de lui, mais elle demeure en moi la même que j'ai toujours eue, laquelle je dis me donner matière ou occasion d'erreur, s'il est vrai que le froid soit une privation et qu'il n'ait pas autant de réalité que la chaleur, d'autant que, venant à considérer l'une et l'autre de ces idées selon que je les ai reçues des sens, je ne puis reconnaître qu'il y ait plus de réalité qui me soit représentée par l'une que par l'autre.

Et certes je n'ai pas confondu le jugement avec l'idée; car j'ai dit qu'en celle-ci se rencontrait une fausseté matérielle; mais dans le jugement il ne peut y en avoir d'autre qu'une formelle. Et quand il dit que « l'idée du froid est le froid même, en tant qu'il est objectivement dans l'entendement, » je pense qu'il faut user de distinction; car il arrive souvent dans les

et confuses.ontic lesquelles celles du froid et de la chaleur doivent être mises, qu'elles se rapportent à d'autres choses qu'à celles dont elles sont véritablement les idées. Ainsi, si le froid est seulement une privation, l'idée du froid n'est pas le froid même en tant qu'il est objectivement dans l'entendement, mais quelque autre chose qui est prise faussement pour cette privation; savoir est, un certain sentiment qui n'a aucun être hors de l'entendement.

Il n'en est pas de même de l'idée de Dieu, au moins de celle qui est claire et distincte, parce qu'on ne peut pas dire qu'elle se rapporte à quelque chose à quoi elle ne soit pas conforme.

Quant aux idées confuses des dieux qui sont forgées par les idolâtres, je ne vois pas pourquoi elles ne pourraient point aussi être dites matériellement fausses, en tant qu'elles servent de matière à leurs faux jugements, combien qu'à dire vrai celles qui ne donnent pour ainsi dire au jugement aucune occasion d'erreur, ou qui la donnent fort légère, ne doivent pas avec tant de raison être dites matériellement fausses que celles qui la donnent fort grande : or il est aisé de faire voir, par plusieurs exemples, qu'il y en a qui donnent une plus grande occasion d'erreur les unes que les autres. Car elle n'est pas si grande en ces idées confuses que notre esprit invente lui-même, telles que sont celles des faux dieux, qu'en celles qui nous sont offertes confusément par les sens, comme sont les idées du froid et de la chaleur, s'il est vrai, comme j'ai dit, qu'elles ne représentent rien de réel. Mais la plus grande de toutes est dans ces idées qui naissent de l'appétit sensitif. Par exemple, l'idée de la soif dans un hydropique ne lui est-elle pas en effet occasion d'erreur lorsqu'elle lui donne sujet de croire que le boire lui sera profitable, qui toutefois lui doit être nuisible?

Mais M. Arnauld demande ce que cette idée du froid me représente, laquelle j'ai dit être matériellement fausse : « car, dit-il, si >> elle représente une privation, donc elle est vraie; si un être » positif, donc elle n'est pas l'idée du froid; » ce que je lui accorde; mais je ne l'appelle fausse que parce qu'étant obscure et confuse, je ne puis discerner si elle me représente quelque chose qui, hors de mon sentiment, soit positive ou non; c'est pourquoi j'ai occasion de juger que c'est quelque chose de positif, quoique peut-être ce ne soit qu'une simple privation. Et partant il ne faut pas demander << quelle est la cause de cet être positif objectif qui, >> selon mon opinion, fait que cette idée est matériellement fausse ;» d'autant que je ne dis pas qu'elle soit faite matériellement fausse par quelque être positif, mais par la seule obscurité, laquelle néanmoins a pour sujet et fondement un être positif, à savoir, le sentiment même. Et de vrai cet être positif est en moi en tant que je suis une chose vraie; mais l'obscurité, laquelle seule me donne occasion de juger que l'idée de ce sentiment représente quelque objet hors de moi qu'on appelle froid, n'a point de cause réelle, mais elle vient seulement de ce que ma nature n'est pas entièrement parfaite. Et cela ne renverse en façon quelconque mes fondements. Mais ce que j'aurais le plus à craindre serait que, ne m'étant jamais beaucoup arrêté à lire les livres des philosophes,

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