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Dans la quatrième Méditation, qui traite du vrai et du faux, je voudrais, pour plusieurs raisons qu'il serait long de rapporter ici, que M. Descartes, dans son abrégé ou dans le tissu même de cette Méditation, avertit le lecteur de deux choses :

La première, que, lorsqu'il explique la cause de l'erreur, il entend principalement parler de celle qui se commet dans le discernement du vrai et du faux, et non pas de celle qui arrive dans la poursuite du bien et du mal. Gar, puisque cela suffit pour le dessein et le but de notre auteur, et que les choses qu'il dit ici touchant la cause de l'erreur souffriraient de très-grandes objections si on les étendait aussi à ce qui regarde la poursuite du bien et du mal, il me semble qu'il est de la prudence, et que l'ordre même, dont notre auteur paraît si jaloux, requiert que toutes les choses qui ne servent point au sujet et qui peuvent donner lieu à plusieurs disputes soient retranchées, de peur que, tandis que le lecteur s'amuse inutilement à disputer des choses qui sont superflues, il ne soit diverti de la connaissance des nécessaires.

La seconde chose dont je voudrais que notre auteur donnât quelque avertissement est que, lorsqu'il dit que nous ne devons donner notre créance qu'aux choses que nous concevons clairement et distinctement, cela s'entend seulement des choses qui concernent les sciences et qui tombent sous notre intelligence, et non pas de celles qui regardent la foi et les actions de notre vie; ce qui a fait qu'il a toujours condamné l'arrogance et présomption de ceux qui opinent, c'est-à-dire de ceux qui présument savoir ce qu'ils ne savent pas; mais qu'il n'a jamais blâmé la juste persuasion de ceux qui croient avec prudence. Car, comme remarque fort judicieusement saint Augustin, au chapitre XI, DE L'UTILITÉ DE LA CROYANCE, il y a trois choses en l'esprit de l'homme qui ont entre elles un trèsgrand rapport et semblent quasi n'être qu'une même chose, mais qu'il faut néanmoins très-soigneusement distinguer, savoir est: ENTENDRE, CROIRE et OPINER.

Celui-là ENTEND qui comprend quelque chose par des raisons certaines. Celui-là CROIT, lequel, emporté par le poids et le crédit de quelque grave et puissante autorité, tient pour vrai cela même qu'il ne comprend pas par des raisons certaines. Celuilà OPINE qui se persuade ou plutôt qui présume de savoir ce qu'il ne sait pas.

Or c'est une chose honteuse et fort indigne d'un homme que d'OPINER, pour deux raisons: la première, pour ce que celui-là

n'est plus en état d'apprendre qui s'est déjà persuadé de savoir ce qu'il ignore; et la seconde, pour ce que la présomption est de soi la marque d'un esprit mal fait et d'un homme de peu de sens.

Donc ce que nous entendons, nous le devons à la RAISON; ce que nous croyons, à l'AUTORITÉ; ce que nous opinons, à l'ERREUR. Je dis cela afin que nous sachions qu'ajoutant foi méme aux choses que nous ne comprenons pas encore, nous sommes exempts de la présomption de ceux qui opinent. Car ceux qui disent qu'il ne faut rien croire que ce que nous savons, tâchent seulement de ne point tomber dans la faute de ceux qui opinent, laquelle en effet est de soi honteuse et blámable. Mais si quelqu'un considère avec soin la grande différence qu'il y a entre celui qui présume savoir ce qu'il ne sait pas et celui qui croit ce qu'il sait bien qu'il n'entend pas, y étant toutefois porté par quelque puissante autorité, il verra que celui-ci évite sagement le péril de l'erreur, le blâme de peu de confiance et d'humanité, et le péché de superbe.

Et un peu après, chap. XII, il ajoute :

On peut apporter plusieurs raisons qui feront voir qu'il ne reste plus rien d'assuré parmi la société des hommes, si nous sommes résolus de ne rien croire que ce que nous pourrons connaître certainement. Jusques ici saint Augustin.

M. Descartes peut maintenant juger combien il est nécessaire de distinguer ces choses, de peur que plusieurs de ceux qui penchent aujourd'hui vers l'impiété ne puissent se servir de ses paroles pour combattre la foi et la vérité de notre créance.

Mais ce dont je prévois que les théologiens s'offenseront le plus est que, selon ses principes, il ne semble pas que les choses que l'Église nous enseigne touchant le sacré mystère de l'eucharistie puissent subsister et demeurer en leur entier. Car nous tenons pour article de foi que la substance du pain étant ôtée du pain eucharistique, les seuls accidents y demeurent. Or, ces accidents sont l'étendue, la figure, la couleur, l'odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles.

De qualités sensibles notre auteur n'en reconnaît point, mais seulement certains différents mouvements des petits corps qui sont autour de nous, par le moyen desquels nous sentons ces différentes impressions, lesquelles puis après nous appelons du nom de couleur, de saveur, d'odeur, etc. Ainsi il reste seulement la figure,

l'étendue et la mobilité. Mais notre auteur nie que ces facultés puissent être entendues sans quelque substance en laquelle elles résident, et partant aussi qu'elles puissent exister sans elle; ce que même il répète dans ses réponses aux premières objections.

Il ne reconnaît point aussi entre ces modes ou affections et la substance d'autre distinction que la formelle, laquelle ne suffit pas, ce semble, pour que les choses qui sont ainsi distinguées puissent être séparées l'une de l'autre, même par la toute-puissance de Dieu.

Je ne doute point que M. Descartes, dont la piété nous est trèsconnue, n'examine et ne pèse diligemment ces choses, et qu'il ne juge bien qu'il lui faut soigneusement prendre garde qu'en tâchant de soutenir la cause de Dieu contre l'impiété des libertins il ne semble pas leur avoir mis des armes en main pour combattre une foi que l'autorité du Dieu qu'il défend a fondée, et au moyen de laquelle il espère parvenir à cette vie immortelle qu'il a entrepris de persuader aux hommes.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX QUATRIÈMES OBJECTIONS.

LETTRE AU R. P. MERSENNE.

MON RÉVÉREND PÈRE,

Il m'eût été difficile de souhaiter un plus clairvoyant et plus officieux examinateur de mes écrits que celui dont vous m'avez envoyé les remarques, car il me traite avec tant de douceur et de civilité que je vois bien que son dessein n'a pas été de rien dire contre moi ni contre le sujet que j'ai traité; et néanmoins c'est avec tant de soin qu'il a examiné ce qu'il a combattu, que j'ai raison de croire que rien ne lui a échappé. Et outre cela il insiste si vivement contre les choses qui n'ont pu obtenir de lui son approbation, que je n'ai pas sujet de craindre qu'on estime que la complaisance lui ait rien fait dissimuler. C'est pourquoi je ne me

mets pas tant en peine des objections qu'il m'a faites, que je me réjouis de ce qu'il n'y a point plus de choses en mon écrit auxquelles il contredise.

RÉPONSE A LA PREMIÈRE PARTIE.

DE LA NATURE DE L'ESPRIT HUMAIN.

Je ne m'arrêterai point ici à le remercier du secours qu'il m'a donné en me fortifiant de l'autorité de saint Augustin, et de ce qu'il a proposé mes raisons de telle sorte qu'il semblait avoir peur que les autres ne les trouvassent pas assez fortes et convain

cantes.

Mais je dirai d'abord en quel lieu j'ai commencé de prouver comment, de ce que je ne connais rien autre chose qui appartienne à mon essence, c'est-à-dire l'essence de mon esprit, sinon que je suis une chose qui pense, il s'ensuit qu'il n'y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne : c'est au même lieu où j'ai prouvé que Dieu est ou existe, ce Dieu, dis-je, qui peut faire toutes les choses que je conçois clairement et distinctement comme possibles. Car, quoique peut-être il y ait en moi plusieurs choses que je ne connais pas encore (comme en effet je supposais en ce lieu-là que je ne savais pas encore que l'esprit eût la force de mouvoir le corps ou qu'il lui fût substantiellement uni); néanmoins, d'autant que ce que je connais être en moi me suffit pour subsister avec cela seul, je suis assuré que Dieu me pouvait créer sans les autres choses que je ne connais pas encore, et partant que ces autres choses n'appartiennent point à l'essence de mon esprit. Car il me semble qu'aucune des choses sans lesquelles une autre peut être n'est comprise en son essence; et encore que l'esprit soit de l'essence de l'homme, il n'est pas néanmoins, à proprement parler, de l'essence de l'esprit qu'il soit uni au corps humain.

Il faut aussi que j'explique ici quelle est ma pensée lorsque je dis « qu'on ne peut pas inférer une distinction réelle entre deux » choses, de ce que l'une est conçue sans l'autre par une abstrac» tion de l'esprit qui conçoit la chose imparfaitement; mais seule>>ment de ce que chacune d'elles est conçue sans l'autre pleine>>>ment ou comme une chose complète. » Car je n'estime pas que pour établir une distinction réelle entre deux choses il soit besoin

d'une connaissance entière et parfaite, comme le prétend M. Arnauld; mais il y a en cela cette différence, qu'une connaissance, pour être entière et parfaite, doit contenir en soi toutes et chacunes les propriétés qui sont dans la chose connue : et c'est pour cela qu'il n'y a que Dieu seul qui sache qu'il a les connaissances entières et parfaites de toutes choses.

Mais quoiqu'un entendement créé ait peut-être en effet les connaissances entières et parfaites de plusieurs choses, néanmoins jamais il ne peut savoir qu'il les a, si Dieu même ne les lui révèle particulièrement; car, pour faire qu'il ait une connaissance pleine et entière de quelque chose, il est seulement requis que la puissance de connaître qui est en lui égale cette chose, ce qui se peut faire aisément; mais, pour faire qu'il sache qu'il a une telle connaissance, ou bien que Dieu n'a rien mis de plus dans cette chose que ce qu'il en connaît, il faut que par sa puissance de connaître il égale la puissance infinie de Dieu, ce qui est entièrement impossible.

Or, pour connaître la distinction réelle qui est entre deux choses, il n'est pas nécessaire que la connaissance que nous avons de ces choses soit entière et parfaite, si nous ne savons en même temps qu'elle est telle; mais nous ne le pouvons jamais savoir, comme je viens de prouver: donc il n'est pas nécessaire qu'elle soit entière et parfaite.

C'est pourquoi, où j'ai dit « qu'il ne suffit pas qu'une chose soit » conçue sans une autre par une abstraction de l'esprit qui conçoit » la chose imparfaitement, » je n'ai pas pensé que de là l'on pût inférer que, pour établir une distinction réelle, il fût besoin d'une connaissance entière et parfaite, mais seulement d'une qui fût telle que nous ne la rendissions point imparfaite et défectueuse par l'abstraction et restriction de notre esprit. Car il y a bien de la différence entre avoir une connaissance entièrement parfaite, de laquelle personne ne peut jamais être assuré, si Dieu même ne la lui révèle, et avoir une connaissance parfaite jusqu'à ce point que nous sachions qu'elle n'est point rendue imparfaite par aucune abstraction de notre esprit.

Ainsi, quand j'ai dit qu'il fallait concevoir pleinement une chose, ce n'était pas mon intention de dire que notre conception devait être entière et parfaite, mais seulement que nous la devions assez connaître pour savoir qu'elle était complète. Ce que je pensais être manifeste, tant par les choses que j'avais dites aupara

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