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qu'on s'arrêterait à la vouloir prouver, puisque ce serait perdre le temps à prouver une chose connue par une autre moins connue. Notre auteur même semble en avoir reconnu la vérité, lorsqu'il n'a pas osé la nier ouvertement. Car, je vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premières Objections:

« Je n'ai pas dit, dit-il, qu'il est impossible qu'une chose soit » la cause efficiente de soi-même; car, encore que cela soit mani>> festement véritable, quand on restreint la signification d'efficient » à ces sortes de causes qui sont différentes de leurs effets ou qui » les précèdent en temps, il ne semble pas néanmoins que dans >> cette question on la doive ainsi restreindre, parce que la lu» mière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la >> cause efficiente de précéder en temps son effet. >>

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction; mais pourquoi a-t-il omis le second, et que n'at-il ajouté que la même lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficiente d'être différente de son effet, sinon parce que la lumière naturelle ne lui permettait pas de le dire? Et de vrai, tout effet étant dépendant de sa cause et recevant d'elle son être, n'est-il pas très-évident qu'une même chose ne peut pas dépendre ni recevoir l'être de soi-même ?

De plus, toute cause est la cause d'un effet, et tout effet est l'effet d'une cause; et partant il y a un rapport mutuel entre la cause et l'effet or il ne peut y avoir de rapport mutuel qu'entre deux choses.

En après on ne peut concevoir sans absurdité qu'une chose recoive l'être, et que néanmoins cette même chose ait l'être auparavant que nous ayons conçu qu'elle l'ait reçu. Or, cela arriverait si nous attribuions les notions de cause et d'effet à une même chose au regard de soi-même. Car quelle est la notion d'une cause? donner l'être; quelle est la notion d'un effet? le recevoir. Or la notion de la cause précède naturellement la notion de l'effet.

Maintenant nous ne pouvons pas concevoir une chose sous la notion de cause comme donnant l'être, si nous ne concevons qu'elle l'a; car personne ne peut donner ce qu'il n'a pas : donc nous concevrions premièrement qu'une chose a l'être que nous ne concevrions qu'elle l'a reçu ; et néanmoins, en celui qui reçoit, recevoir précède l'avoir.

Cette raison peut être encore ici expliquée : personne ne donne

ce qu'il n'a pas, donc personne ne se peut donner l'être que celui qui l'a déjà : or, s'il l'a déjà, pourquoi se le donnerait-il ?

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Enfin il dit «< qu'il est manifeste, par la lumière naturelle, que >> la création n'est distinguée de la conservation que par la raison; mais il est aussi manifeste, par la même lumière naturelle, que rien ne se peut créer soi-même, ni par conséquent aussi se con

server.

Que si de la thèse générale nous descendons à l'hypothèse spéciale de Dieu, la chose sera encore, à mon avis, plus manifeste, à savoir, que Dieu ne peut être par soi positivement, mais seulement négativement, c'est-à-dire non par autrui.

Et premièrement cela est évident par la raison que M. Descartes apporte pour prouver que si un corps est par soi, il doit être par soi positivement. « Car, dit-il, les parties du temps ne dépendent >> point les unes des autres; et partant, de ce que l'on suppose » qu'un corps jusqu'à cette heure a été par soi, c'est-à-dire sans >> cause, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il doive être encore à » l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en lui quelque puissance réelle et » positive qui, pour ainsi dire, le produise continuellement. »>

Mais tant s'en faut que cette raison puisse avoir lieu lorsqu'il est question d'un Être souverainement parfait et infini, qu'au contraire, pour des raisons tout à fait opposées, il faut conclure tout autrement car, dans l'idée d'un être infini, l'infinité de sa durée y est aussi contenue, c'est-à-dire qu'elle n'est renfermée d'aucunes limites, et partant qu'elle est indivisible, permanente et subsistante tout à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur et qu'improprement, à cause de l'imperfection de notre esprit, concevoir de passé ni d'avenir.

D'où il est manifeste qu'on ne peut concevoir qu'un Être infini existe, quand ce ne serait qu'un moment, qu'on ne conçoive en même temps qu'il a toujours été et qu'il sera éternellement (ce que notre auteur même dit en quelque endroit), et partant que c'est une chose superflue de demander pourquoi il persévère dans l'être. Voire même (comme l'enseigne saint Augustin, lequel, après les auteurs sacrés, a parlé de Dieu plus hautement et plus dignement qu'aucun autre), en Dieu il n'y a point de passé ni de futur, mais un continuel présent; ce qui fait voir clairement qu'on ne peut sans absurdité demander pourquoi Dieu persévère dans l'être, vu que cette question enveloppe manifestement le devant et l'après,

le passé et le futur, qui doivent être bannis de l'idée d'un Être infini.

De plus, on ne saurait concevoir que Dieu soit par soi positivement comme s'il s'était lui-même premièrement produit, car il aurait été auparavant que d'être, mais seulement (comme notre auteur déclare en plusieurs lieux) parce qu'en effet il se

conserve.

Mais la conservation ne convient pas mieux à l'Être infini que la première production. Car qu'est-ce, je vous prie, que la conservation, sinon une continuelle reproduction d'une chose? D'où il arrive que toute conservation suppose une première production; et c'est pour cela même que le nom de continuation, comme aussi celui de conservation, étant plutôt des noms de puissance que d'acte, emportent avec soi quelque capacité ou disposition à recevoir; mais l'Être infini est un acte très-pur, incapable de telles dispositions.

Concluons donc que nous ne pouvons concevoir que Dieu soit par soi positivement, sinon à cause de l'imperfection de notre esprit, qui conçoit Dieu à la façon des choses créées ; ce qui sera encore plus évident par cette autre raison :

On ne demande point la cause efficiente d'une chose sinon à raison de son existence, et non à raison de son essence: par exemple, quand on demande la cause efficiente d'un triangle, on demande qui a fait que ce triangle soit au monde; mais ce ne serait pas sans absurdité que je demanderais la cause efficiente pourquoi un triangle a ses trois angles égaux à deux droits; et à celui qui ferait cette demande, on ne répondrait pas bien par la cause efficiente; mais on doit seulement répondre : Parce que telle est la nature du triangle; d'où vient que les mathématiciens, qui ne se mettent pas beaucoup en peine de l'existence de leur objet, ne font aucune démonstration par la cause efficiente et finale. Or, il n'est pas moins de l'essence d'un être infini d'exister, voire même, si vous le voulez, de persévérer dans l'être, qu'il est de l'essence d'un triangle d'avoir ses trois angles égaux à deux droits : donc, tout ainsi qu'à celui qui demanderait pourquoi un triangle a ses trois angles égaux à deux droits, on ne doit pas répondre par la cause efficiente, mais seulement : Parce que telle est la nature immuable et éternelle du triangle; de même, si quelqu'un demande pourquoi Dieu est, ou pourquoi il ne cesse point d'être, il ne faut

point chercher en Dieu ni hors de Dieu de cause efficiente ou quasi efficiente (car je ne dispute pas ici du nom, mais de la chose), mais il faut dire pour toute raison: Parce que telle est la nature de l'Etre souverainement parfait.

C'est pourquoi, à ce que dit M. Descartes, que « la lumière na»turelle nous dicte qu'il n'y a aucune chose de laquelle il ne soit » permis de demander pourquoi elle existe, ou dont on ne puisse » rechercher la cause efficiente, ou bien, si elle n'en a point, de» mander pourquoi elle n'en a pas besoin, » je réponds que si on demande pourquoi Dieu existe, il ne faut pas répondre par la cause efficiente, mais seulement : Parce qu'il est Dieu, c'est-à-dire un Être infini; que si on demande quelle est sa cause efficiente, il faut répondre qu'il n'en est pas besoin; et enfin, si on demande pourquoi il n'en a pas besoin, il faut répondre : Parce qu'il est un Être infini duquel l'existence est son essence; car il n'y a que les choses dans lesquelles il est permis de distinguer l'existence actuelle de l'essence qui aient besoin de cause efficiente.

Et, partant, ce qu'il ajoute immédiatement après les paroles que je viens de citer se détruit de soi-même, à savoir: « Si je pensais, » dit-il, qu'aucune chose ne pût en quelque façon être à l'égard » de soi-même ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet, » tant s'en faut que de là je voulusse conclure qu'il y a une pre» mière cause, qu'au contraire de celle-là même qu'on appellerait » première je rechercherais derechef la cause. et ainsi je ne vien»drais jamais à une première. » Car, au contraire, si je pensais que de quelque chose que ce fût il fallût rechercher la cause efficiente ou quasi efficiente, j'aurais dans l'esprit de chercher une cause différente de cette chose; d'autant qu'il oot manlleste que rien ne peut en aucune façon etre à l'égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet.

Or il me semble que notre auteur doit être averti de considérer diligemment et avec attention toutes ces choses, parce que je suis assuré qu'il y a peu de théologiens qui ne s'offensent de cette proposition, à savoir, que « Dieu est par soi positivement, et comme » par une cause. »>

Il ne me reste plus qu'un scrupule, qui est de savoir comment il se peut défendre de ne pas commettre un cercle lorsqu'il dit que a nous ne sommes assurés que les choses que nous concevons >> clairement et distinctement sont vraies qu'à cause que Dieu est » ou existe. » Car nous ne pouvons être assurés que Dieu est, sinon

parce que nous concevons cela très-clairement et très-distinctement: donc, avant que d'être assurés de l'existence de Dieu, nous devons être assurés que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont toutes vraies.

J'ajouterai une chose qui m'était échappée, c'est à savoir, que cette proposition me semble fausse que M. Descartes donne pour une vérité très-constante, à savoir, que « rien ne peut être en lui, » en tant qu'il est une chose qui pense, dont il n'ait connaissance. » Car par ce mot, en lui, en tant qu'il est une chose qui pense, il n'entend autre chose que son esprit, en tant qu'il est distingué du corps. Mais qui ne voit qu'il peut y avoir plusieurs choses en l'esprit dont l'esprit même n'ait aucune connaissance? Par exemple, l'esprit d'un enfant qui est dans le ventre de sa mère a bien la vertu ou la faculté de penser, mais il n'en a pas connaissance. Je passe sous silence un grand nombre de semblables choses.

DES CHOSES QUI PEUVENT ARRÊTER LES THÉOLOGIENS.

Enfin, pour finir un discours qui n'est déjà que trop ennuyeux, je veux ici traiter les choses le plus brièvement qu'il me sera possible; et à ce sujet mon dessein est de marquer seulement les difficultés, sans m'arrêter à une dispute plus exacte.

Premièrement, je crains que quelques-uns ne s'offensent de cette libre façon de philosopher par laquelle toutes choses sont révoquées en doute. Et de vrai, notre auteur même confesse, dans sa Méthode, que cette voie est dangereuse pour les faibles esprits; j'avoue néanmoins qu'il tempère un peu le sujet de cette crainte dans l'abrege dc sa promière Méditation.

Toutefois je ne sais s'il ne serait poum & propos de la munir de quelque préface, dans laquelle le lecteur fût averti que co n'est pas sérieusement et tout de bon que l'on doute de ces choses, mais afin qu'ayant pour quelque temps mis à part toutes celles qui peuvent laisser le moindre doute, ou, comme parle notre auteur en un autre endroit, qui peuvent donner à notre esprit une occasion de douter la plus hyperbolique, nous voyions si après cela il n'y aura pas moyen de trouver quelque vérité qui soit si ferme et si assurée que les plus opiniâtres n'en puissent aucunement douter. Et aussi, au lieu de ces paroles, ne connaissant pas l'auteur de mon origine, je penserais qu'il vaudrait mieux mettre : feignant de ne pas connaître.

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