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je sais certainement et distinctement être une chose qui pense), sinon que je suis une chose qui pense, vu que peut-être il est aussi de mon essence que je sois une chose étendue?

Et certainement, dira quelqu'un, ce n'est pas merveille si, lorsque de ce que je pense je viens à conclure que je suis, l'idée que de là je forme de moi-même ne me représente point autrement å mon esprit que comme une chose qui pense, puisqu'elle a été tirée de ma seule pensée. De sorte que je ne vois pas que de cette idée l'on puisse tirer aucun argument pour prouver que rien autre chose n'appartient à mon essence que ce qui est contenu en elle.

On peut ajouter à cela que l'argument proposé semble prouver trop, et nous porter dans cette opinion de quelques platoniciens, laquelle néanmoins notre auteur réfute, que rien de corporel n'appartient à notre essence; en sorte que l'homme soit seulement un esprit, et que le corps n'en soit que le véhicule ou le char qui le porte: d'où vient qu'ils définissent l'homme un esprit usant ou se servant du corps.

Que si vous répondez que le corps n'est pas absolument exclu de mon essence, mais seulement en tant que précisément je suis une chose qui pense, on pourrait craindre que quelqu'un ne vînt à soupçonner que peut-être la notion ou l'idée que j'ai de moimême, en tant que je suis une chose qui pense, ne soit pas l'idée ou la notion de quelque être complet, qui soit pleinement et parfaitement conçu, mais seulement celle d'un être incomplet, qui ne soit conçu qu'imparfaitement et avec quelque sorte d'abstraction d'esprit ou restriction de la pensée. D'où il suit que, comme les géomètres conçoivent la ligne comme une longueur sans largeur, et la superficie comme une longueur et largeur sans profondeur, quoiqu'il n'y ait point de longueur sans largeur ni de largeur sans profondeur, peut-être aussi quelqu'un pourrait-il mettre en doute, savoir si tout ce qui pense n'est point aussi une chose étendue, mais qui, outre les propriétés qui lui sont communes avec les autres choses étendues, comme d'être mobile, figurable, etc., ait aussi cette particulière vertu et faculté de penser; ce qui fait que par une abstraction de l'esprit elle peut être conçue avec cette seule vertu comme une chose qui pense, quoique en effet les propriétés et qualités du corps conviennent à toutes les choses qui ont la faculté de penser; tout ainsi que la quantité peut être conçue avec la longueur seule, quoique en effet il n'y ait point de quantité

à laquelle, avec la longueur, la largeur et la profondeur ne conviennent. Ce qui augmente cette difficulté est que cette vertu de penser semble être attachée aux organes corporels, puisque dans les enfants elle paraît assoupie, et dans les fous tout à fait éteinte et perdue, ce que ces personnes impies et meurtrières des âmes nous objectent principalement.

Voilà ce que j'avais à dire touchant la distinction réelle de l'esprit d'avec le corps. Mais puisque M. Descartes a entrepris de démontrer l'immortalité de l'âme, on peut demander avec raison si elle suit évidemment de cette distinction. Car, selon les principes de la philosophie ordinaire, cela ne s'ensuit point du tout; vu qu'ordinairement ils disent que les âmes des bêtes sont distinctes de leurs corps, et que néanmoins elles périssent avec eux.

J'avais étendu jusques ici cet écrit, et mon dessein avait été de montrer comment, selon les principes de notre auteur (lesquels je pensais avoir recueillis de sa façon de philosopher), de la réelle distinction de l'esprit d'avec le corps son immortalité se conclut facilement, lorsqu'on m'a mis entre les mains un sommaire de six Méditations fait par le même auteur, qui, outre la grande lumière qu'il apporte à tout son ouvrage, contenait sur ce sujet les mêmes raisons que j'avais méditées pour la solution de cette question.

Pour ce qui est des âmes des bêtes, il a déjà assez fait connaître en d'autres lieux que son opinion est qu'elles n'en ont point, mais bien seulement un corps figuré d'une certaine façon, et composé de plusieurs différents organes disposés de telle sorte que toutes les opérations que nous remarquons en elles peuvent être faites en lui et par lui.

Mais il y a lieu de craindre que cette opinion ne puisse pas trouver créance dans les esprits des hommes, si elle n'est soutenue et prouvée par de très-fortes raisons. Car cela semble incroyable d'abord qu'il se puisse faire, sans le ministère d'aucune âme, que la lumière, par exemple, qui réfléchit du corps d'un loup dans les yeux d'une brebis, remue tellement les petits filets de ses nerfs optiques, qu'en vertu de ce mouvement, qui va jusqu'au cerveau, les esprits animaux soient répandus dans ses nerfs en la manière qui est requise pour faire que cette brebis prenne la fuite.

J'ajouterai seulement ici que j'approuve grandement ce que M. Descartes dit touchant la distinction qui est entre l'imagination et la conception pure ou l'intelligence; et que ç'a toujours été mon

opinion que les choses que nous concevons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font apercevoir. Car il y a longtemps que j'ai appris de saint Augustin, chap. xv, De la quantité de l'âme, qu'il faut rejeter le sentiment de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons par l'esprit sont moins certaines que celles que nous voyons par les yeux du corps, qui sont presque toujours troublés par la pituite. Ce qui fait dire au même saint Augustin, dans le livre Ier de ses Soliloques, chap. iv, qu'il a expérimenté plusieurs fois qu'en matière de géométrie les sens sont comme des vaisseaux. Car (dit-il), lorsque, pour l'établissement et la preuve de quelque proposition de géométrie, je me suis laissé conduire par mes sens jusqu'au lieu où je prétendais aller, je ne les ai pas plutôt quittés, que, venant à repasser par ma pensée toutes les choses qu'ils semblaient m'avoir apprises, je me suis trouvé l'esprit aussi inconstant que sont les pas de ceux que l'on vient de mettre à terre après une longue navigation. C'est pourquoi je pense qu'on pourrait plutôt trouver l'art de naviguer sur la terre que de pouvoir comprendre la géométrie par la seule entremise des sens, quoiqu'il semble pourtant qu'ils n'aident pas peu ceux qui commencent à l'apprendre.

DE DIEU.

La première raison que notre auteur apporte pour démontrer l'existence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouver dans sa troisième Méditation, contient deux parties: la première est que Dieu existe, parce que son idée est en moi; et la seconde, que moi qui ai une telle idée, je ne puis venir que de Dieu.

Touchant la première partie, il n'y a qu'une seule chose que je ne puis approuver, qui est que M. Descartes ayant fait voir que la fausseté ne se trouve proprement que dans les jugements, il dit néanmoins un peu après qu'il y a des idées qui peuvent, non pas à la vérité formellement, mais matériellement être fausses; ce qui me semble avoir de la répugnance avec ces principes.

Mais, de peur qu'en une matière si obscure je ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, je me servirai d'un exemple qui la rendra plus manifeste. « Si, dit-il, le froid est seulement une >> privation de la chaleur, l'idée qui me le représente comme une >> chose positive sera matériellement fausse. » Au contraire, si le froid est seulement une privation, il ne pourra y avoir aucune

idée du froid qui me le représente comme une chose positive; et ici notre auteur confond le jugement avec l'idée : car qu'est-ce que l'idée du froid? c'est le froid même, en tant qu'il est objectivement dans l'entendement; mais si le froid est une privation, il ne saurait être objectivement dans l'entendement par une idée de qui l'être objectif soit un être positif: donc, si le froid est seulement une privation, jamais l'idée n'en pourra être positive, et conséquemment il n'y en pourra avoir aucune qui soit matériellement fausse.

Cela se confirme par le même argument que M. Descartes emploie pour prouver que l'idée d'un Etre infini est nécessairement vraie : « Car, dit-il, bien que l'on puisse feindre qu'un tel être » n'existe point, on ne peut pas néanmoins feindre que son idée »> ne me représente rien de réel. »

La même chose peut se dire de toute idée positive; car, encore que l'on puisse feindre que le froid, que je pense être représenté par une idée positive, ne soit pas une chose positive, on ne peut pas néanmoins feindre qu'une idée positive ne me représente rien de réel et de positif, vu que les idées ne sont pas appelées positives selon l'être qu'elles ont en qualité de modes ou de manières de penser, car en ce sens elles seraient toutes positives; mais elles sont ainsi appelées de l'être objectif qu'elles contiennent et représentent à notre esprit. Partant cette idée peut bien n'être pas l'idée du froid, mais elle ne peut pas être fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela même qu'elle n'est pas l'idée du froid. Au contraire, c'est votre jugement qui est faux, si vous la jugez être l'idée du froid; mais pour elle, il est certain qu'elle est très-vraie; tout ainsi que l'idée de Dieu ne doit pas matériellement même être appelée fausse, encore que quelqu'un la puisse transférer et rapporter à une chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolâtres.

Enfin, cette idée du froid, que vous dites être matériellement fausse, que représente-t-elle à votre esprit? une privation? donc elle est vraie; un être positif? donc elle n'est pas l'idée du froid. Et de plus, quelle est la cause de cet être positif objectif qui, selon votre opinion, fait que cette idée soit matériellement fausse? C'est, dites-vous, moi-même, en tant que je participe du » néant. » Donc l'être objectif positif de quelque idée peut venir du néant, ce qui néanmoins répugne tout à fait à vos premiers fondements.

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Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande « si, moi qui ai l'idée d'un Être infini, je puis » être par un autre que par un Être infini, et principalement si je » puis être par moi-même, » M. Descartes soutient que je ne puis être par moi-même, d'autant que « si je me donnais l'être, je me >> donnerais aussi toutes les perfections dont je trouve en moi » quelque idée. » Mais l'auteur des premières objections réplique fort subtilement : Étre par soi ne doit pas être pris positivement, mais négativement; en sorte que ce soit le même que n'être pas par autrui. Or (ajoute-t-il), si quelque chose est par soi, c'està-dire non par autrui, comment prouverez-vous pour cela qu'elle comprend tout et qu'elle est infinie? Car à présent je ne vous écoute point si vous dites : Puisqu'elle est par soi, elle se sera aisément donné toutes choses ; d'autant qu'elle n'est pas par soi comme par une cause, et qu'il ne lui a pas été possible, avant qu'elle fût, de prévoir ce qu'elle pourrait être, pour choisir ce qu'elle serait après.

Pour soudre cet argument, M. Descartes répond que cette façon de parler, étre par soi, ne doit pas être prise négativement, mais positivement, eu égard même à l'existence de Dieu : en telle sorte que « Dieu fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi» même, que la cause efficiente à l'égard de son effet. » Ce qui me semble un peu hardi, et n'être pas véritable.

C'est pourquoi je conviens en partie avec lui, et en partie je n'y conviens pas. Car j'avoue bien que je ne puis être par moi-même que positivement, mais je nie que le même se doive dire de Dieu. Au contraire, je trouve une manifeste contradiction que quelque chose soit par soi positivement et comme par une cause. C'est pourquoi je conclus la même chose que notre auteur, mais par une voie tout à fait différente; en cette sorte : « Pour être par moimême, je devrais être par moi positivement et comme par une cause; donc il est impossible que je sois par moi-même. » La majeure de cet argument est prouvée par ce qu'il dit lui-même, que << les parties du temps pouvant être séparées et ne dépendant >> point les unes des autres, il ne s'ensuit pas de ce que je suis » que je doive être encore à l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en moi » quelque puissance réelle et positive qui me crée quasi derechef >>> en tous les moments. » Quant à la mineure, à savoir, que je ne puis être par moi positivement et comme par une cause, elle me semble si manifeste par la lumière naturelle, que ce serait en vain

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