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stance: car j'avoue bien que la substance, en tant qu'elle est une matière capable de recevoir divers accidents, et qui est sujette à leurs changements, est aperçue et prouvée par le raisonnement; mais néanmoins elle n'est point conçue, ou nous n'en avons aucune idée. Si cela est vrai, comment peut-on dire que les idées qui nous représentent des substances sont quelque chose de plus et ont plus de réalité objective que celles qui nous représentent des accidents? De plus, il semble que M. Descartes n'ait pas assez considéré ce qu'il veut dire par ces mots, ont plus de réalité. La réalité reçoitelle le plus ou le moins? ou, s'il pense qu'une chose soit plus chose qu'une autre, qu'il considère comment il est possible que cela puisse être rendu clair à l'esprit, et expliqué avec toute la clarté et l'évidence qui est requise à une démonstration, et avec laquelle il a plusieurs fois traité d'autres matières.

RÉPONSE.

J'ai plusieurs fois dit que j'appelais du nom d'idée cela même que la raison nous fait connaître, comme aussi toutes les autres choses que nous concevons, de quelque façon que nous les concevions. Et j'ai suffisamment expliqué comment la réalité reçoit le plus et le moins, en disant que la substance est quelque chose de plus que le mode, et que, s'il y a des qualités réelles ou des substances incomplètes, elles sont aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose de moins que les substances complètes; et enfin que s'il y a une substance infinie et indépendante, cette substance a plus d'être ou plus de réalité que la substance finie et dépendante : ce qui est de soi si manifeste qu'il n'est pas besoin d'apporter une plus ample explication.

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OBJECTION DIXIÈME.

Sur la troisième Méditation.

<< Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il >> faut considérer s'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi» même. Par le nom de Dieu, j'entends une substance infinie, indépendante, souverainement intelligente, souverainement puissante, et par laquelle non-seulement moi, mais toutes les >> autres choses qui sont (s'il y en a d'autres qui existent) ont été >> créées : toutes lesquelles choses, à dire le vrai, sont telles, que plus j'y pense, et moins me semblent-elles pouvoir venir de moi

>>

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» seul. Et par conséquent il faut conclure de tout ce qui a été dit » ci-devant, que Dieu existe nécessairement. »>

Considérant les attributs de Dieu, afin que de là nous en ayons l'idée, et que nous voyions s'il y a quelque chose en elle qui n'ait pu venir de nous-mêmes, je trouve, si je ne me trompe, que ni les choses que nous concevons par le nom de Dieu ne viennent point de nous, ni qu'il n'est pas nécessaire qu'elles viennent d'ailleurs que des objets extérieurs. Car, par le nom de Dieu, j'entends unc substance: c'est-à-dire j'entends que Dieu existe non point par une idée, mais par raisonnement; infinie : c'est-à-dire que je ne puis concevoir ni imaginer ses termes ou ses dernières parties, que je n'en puisse encore imaginer d'autres au delà, d'où il suit que le nom d'infini ne nous fournit pas d'idée de l'infinité divine, mais bien celle de mes propres termes et limites; indépendante : c'està-dire que je ne conçois point de cause de laquelle Dieu puisse venir, d'où il paraît que je n'ai point d'autre idée qui réponde à ce nom d'indépendant, sinon la mémoire de mes propres idées, qui ont toutes leur commencement en divers temps, et qui par conséquent sont dépendantes.

C'est pourquoi, dire que Dieu est indépendant, ce n'est rien dire autre chose sinon que Dieu est du nombre des choses dont je ne puis imaginer l'origine; tout ainsi que dire que Dieu est infini, c'est de même que si nous disions qu'il est du nombre des choses dont nous ne concevons point les limites. Et ainsi toute cette idée de Dieu est réfutée; car quelle est cette idée qui est sans fin et sans origine?

<< Souverainement intelligent. » Je demande aussi par quelle idée M. Descartes conçoit l'intellection de Dieu.

<< Souverainement puissant. » Je demande aussi par quelle idée sa puissance, qui regarde les choses futures, c'est-à-dire non existantes, est entendue. Certes, pour moi, je conçois la puissance par l'image ou la mémoire des choses passées, en raisonnant de cette sorte: Il a fait ainsi, donc il a pu faire ainsi; donc, tant qu'il sera, il pourra encore faire ainsi, c'est-à-dire il en la puissance. Or toutes ces choses sont des idées qui peuvent venir des objets extérieurs.

« Créateur de toutes les choses qui sont au monde. » Je puis former quelque image de la création par le moyen des choses que j'ai vues, par exemple de ce que j'ai vu un homme naissant, et qui est parvenu, d'une petitesse presque inconcevable, à la forme et

à la grandeur qu'il a maintenant; et personne, à mon avis, n'a d'autre idée à ce nom de créateur; mais il ne suffit pas, pour prouver la création du monde, que nous puissions imaginer le monde créé. C'est pourquoi, encore qu'on eût démontré qu'un être infini, indépendant, tout-puissant, etc., existe, il ne s'ensuit pas néanmoins qu'un créateur existe, si ce n'est que quelqu'un pense qu'on infère fort bien de ce qu'un certain être existe, lequel nous croyons avoir créé toutes les autres choses, que pour cela le monde a autrefois été créé par lui.

De plus, où M. Descartes dit que l'idée de Dieu et de notre âme est née et résidante en nous, je voudrais bien savoir si les âmes de ceux-là pensent qui dorment profondément et sans aucune rêverie. Si elles ne pensent point, elles n'ont alors aucunes idées; et partant il n'y a point d'idée qui soit née et résidante en nous, car ce qui est né et résidant en nous est toujours présent à notre pensée.

RÉPONSE.

Aucune chose de celles que nous attribuons à Dieu ne peut venir des objets extérieurs comme d'une cause exemplaire: car il n'y a rien en Dieu de semblable aux choses extérieures, c'est-à-dire aux choses corporelles. Or il est manifeste que tout ce que nous concevons être en Dieu de dissemblable aux choses extérieures ne peut venir en notre pensée par l'entremise de ces mêmes choses, mais seulement par celle de la cause de cette diversité, c'est-à-dire de Dieu.

Et je demande ici de quelle façon ce philosophe tire l'intellection de Dieu des choses extérieures; car pour moi j'explique aisément quelle est l'idée que j'en ai, en disant que par le mot d'idée j'entends la forme de toute perception: car qui est celui qui conçoit quelque chose qui ne s'en aperçoive, et partant qui n'ait cette forme ou cette idée de l'intellection; laquelle venant à étendre à l'infini, il forme l'idée de l'intellection divine ? Et ce que je dis de cette perfection se doit entendre de même de toutes les autres.

Mais, d'autant que je me suis servi de l'idée de Dieu qui est en nous pour démontrer son existence, et que dans cette idée une puissance si immense est contenue que nous concevons qu'il répugne, s'il est vrai que Dieu existe, que quelque autre chose que lui existe si elle n'a été créée par lui, il suit clairement de ce que son existence a été démontrée qu'il a été aussi démontré que

tout ce monde, c'est-à-dire toutes les autres choses différentes de Dieu qui existent, ont été créées par lui.

Enfin, lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu'elle est naturellement empreinte en nos âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en aurait aucune; mais j'entends seulement que nous avons en nousmêmes la faculté de la produire.

OBJECTION ONZIEM E.

Sur la troisième Méditation.

« Et toute la force de l'argument dont je me suis servi pour >> prouver l'existence de Dieu consiste en ce que je vois qu'il ne >> serait pas possible que ma nature fût telle qu'elle est, c'est-à>> dire que j'eusse en moi l'idée de Dieu, si Dieu n'existait vérita»blement, à savoir, ce même Dieu dont j'ai en moi l'idée. »

Donc, puisque ce n'est pas une chose démontrée que nous ayons en nous l'idée de Dieu, et que la religion chrétienne nous oblige de croire que Dieu est inconcevable, c'est-à-dire, selon mon opinion, qu'on n'en peut avoir l'idée, il s'ensuit que l'existence de Dieu n'a point été démontrée, et beaucoup moins la création.

RÉPONSE.

Lorsque Dieu est dit inconcevable, cela s'entend d'une conception qui le comprenne totalement et parfaitement. Au reste j'ai déjà tant de fois expliqué comment nous avons l'idée de Dieu, que je ne le puis encore ici répéter sans ennuyer les lecteurs.

OBJECTION DOUZIÈME.

Sur la quatrième Méditation.

DU VRAI ET DU FAUX.

<< Et ainsi je connais que l'erreur, en tant que telle, n'est pas » quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c'est seu>>lement un défaut; et partant que pour faillir je n'ai pas besoin » de quelque faculté qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement » pour cet effet. »

Il est certain que l'ignorance est seulement un défaut, et qu'il n'est pas besoin d'aucune faculté positive pour ignorer; mais quant

à l'erreur, la chose n'est pas si manifeste : car il semble que si les pierres et les autres choses inanimées ne peuvent errer, c'est seulement parce qu'elles n'ont pas la faculté de raisonner ni d'imaginer; et partant il faut conclure que pour errer il est besoin d'un entendement, ou du moins d'une imagination (qui sont des facultés toutes deux positives), accordés à tous ceux qui se trompent, mais aussi à eux seuls.

Outre cela, M. Descartes ajoute : « J'aperçois que mes erreurs » dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la faculté de >> connaître qui est en moi, et de la faculté d'élire ou bien de mon » libre arbitre. » Ce qui me semble avoir de la contradiction avec les choses qui ont été dites auparavant. Où il faut aussi remarquer que la liberté du franc arbitre est supposée sans être prouvée, quoique cette supposition soit contraire à l'opinion des calvinistes.

RÉPONSE.

Encore que pour faillir il soit besoin de la faculté de raisonner, ou pour mieux dire de juger, c'est-à-dire d'affirmer et de nier, d'autant que c'en est le défaut, il ne s'ensuit pas pour cela que ce défaut soit réel, non plus que l'aveuglement n'est pas appelé réel, quoique les pierres ne soient pas dites aveugles pour cela seulement qu'elles ne sont pas capables de voir. Et je suis étonné de n'avoir encore pu rencontrer dans toutes ces objections aucune conséquence qui me semblât être bien déduite de ses principes.

Je n'ai rien supposé ou avancé touchant la liberté que ce que nous ressentons tous les jours en nous-mêmes, et qui est trèsconnu par la lumière naturelle; et je ne puis comprendre pourquoi il est dit ici que cela répugne ou a de la contradiction avec ce qui a été dit auparavant.

Mais encore que peut-être il y en ait plusieurs qui, lorsqu'ils considèrent la préordination de Dieu, ne peuvent comprendre comment notre liberté peut subsister et s'accorder avec elle, il n'y a néanmoins personne qui, se regardant soi-même, ne ressente et n'expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. Et ce n'est pas ici le lieu d'examiner quelle est en cela l'opinion des calvinistes.

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