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vous ne supposez que cet être souverain existe; car alors, avec toutes ses autres perfections, il enfermera aussi actuellement celle de l'existence, et ainsi il faut prouver d'ailleurs que cet être souverainement parfait existe.

J'en dirai peu touchant l'essence de l'âme et sa distinction réelle d'avec le corps; car je confesse que ce grand esprit m'a déjà tellement fatigué qu'au delà je ne puis quasi plus rien. S'il y a une distinction entre l'âme et le corps, il semble la prouver de ce que ces deux choses peuvent être conçues distinctement et séparément l'une de l'autre. Et sur cela je mets ce savant homme aux prises avec Scot, qui dit qu'afin qu'une chose soit conçue distinctement et séparément d'une autre, il suffit qu'il y ait entre elles une distinction qu'il appellé formelle et objective, laquelle il met entre la distinction réelle et celle de raison; et c'est ainsi qu'il distingue la justice de Dieu d'avec sa miséricorde car elles ont, dit-il, avant aucune opération de l'entendement, des raisons formelles différentes, en sorte que l'une n'est pas l'autre ; et néanmoins ce serait une mauvaise conséquence de dire : La justice peut étre conçue séparément d'avec la miséricorde, donc elle peut aussi exister séparément. Mais je ne vois pas que j'ai déjà passé les bornes d'une lettre.

Voilà, Messieurs, les choses que j'avais à dire touchant ce que vous m'avez proposé ; c'est à vous maintenant d'en être les juges. Si vous prononcez en ma faveur, il ne sera pas malaisé d'obliger M. Descartes à ne me vouloir point de mal si je lui ai un peu contredit; que si vous êtes pour lui, je donne dès à présent les mains, et me confesse vaincu, et ce d'autant plus volontiers que je craindrais de l'être encore une autre fois. Adieu.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX PREMIÈRES OBJECTIONS.

MESSIEURS,

Je vous confesse que vous avez suscité contre moi un puissant adversaire, duquel l'esprit et la doctrine eussent pu me donner

beaucoup de peine, si cet officieux et dévot théologien n'eût mieux aimé favoriser la cause de Dieu et celle de son faible défenseur que de la combattre à force ouverte. Mais, quoiqu'il lui ait été trèshonnête d'en user de la sorte, je ne pourrais pas m'exempter de blâme si je tâchais de m'en prévaloir : c'est pourquoi mon dessein est plutôt de découvrir ici l'artifice dont il s'est servi pour m'assister que de lui répondre comme à un adversaire.

Il a commencé par une briève déduction de la principale raison dont je me sers pour prouver l'existence de Dieu, afin que les lecteurs s'en ressouviennent d'autant mieux. Puis, ayant succinctement accordé les choses qu'il a jugé être suffisamment démontrées, et ainsi les ayant appuyées de son autorité, il est venu au nœud de la difficulté, qui est de savoir ce qu'il faut ici entendre par le nom d'idée, et quelle cause cette idée requiert.

Or, j'ai écrit quelque part que « l'idée est la chose même » conçue, ou pensée, en tant qu'elle est objectivement dans » l'entendement, » lesquelles paroles il feint d'entendre tout autrement que je ne les ai dites, afin de me donner occasion de les expliquer plus clairement. «< Être, dit-il, objectivement dans >> l'entendement, c'est terminer à la façon d'un objet l'acte de >> l'entendement, ce qui n'est qu'une dénomination extérieure, >> et qui n'ajoute rien de réel à la chose, » etc. Où il faut remarquer qu'il a égard à la chose même, en tant qu'elle est hors de l'entendement, au respect de laquelle c'est de vrai une dénomination extérieure qu'elle soit objectivement dans l'entendement; mais que je parle de l'idée qui n'est jamais hors de l'entendement, et au respect de laquelle être objectivement ne signifie autre chose qu'être dans l'entendement en la manière que les objets ont coutume d'y être. Ainsi, par exemple, si quelqu'un demande qu'est-ce qui arrive au soleil de ce qu'il est objectivement dans mon entendement, on répond fort bien qu'il ne lui arrive rien qu'une dénomination extérieure, savoir est, qu'il termine à la façon d'un objet l'opération de mon entendement; mais si l'on demande de l'idée du soleil ce que c'est, et qu'on réponde que c'est la chose même pensée, en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement, personne n'entendra que c'est le soleil même en tant que cette extérieure dénomination est en lui. Et là être objectivement dans l'entendement ne signifiera pas terminer son opération à la façon d'un objet, mais bien être dans l'entendement en la manière que ces objets ont coutume d'y être, en telle sorte

que l'idée du soleil est le soleil même existant dans l'entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d'exister dans l'entendement : laquelle façon d'être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement; mais pourtant ce n'est pas un pur rien, comme j'ai déjà dit ci-devant.

Et lorsque ce savant théologien dit qu'il y a de l'équivoque en ces paroles, un pur rien, il semble avoir voulu m'avertir de celle que je viens tout maintenant de remarquer, de peur que je n'y prisse pas garde. Car il dit premièrement qu'une chose ainsi existante dans l'entendement par son idée n'est pas un être réel ou actuel, c'est-à-dire que ce n'est pas quelque chose qui soit hors de l'entendement; ce qui est vrai. Et après il dit aussi que ce n'est pas quelque chose de feint par l'esprit, ou un être de raison, mais quelque chose de réel qui est conçu distinctement; par lesquelles paroles il admet entièrement tout ce que j'ai avancé. Mais néanmoins il ajoute : « Parce que cette chose est seulement » conçue, et qu'actuellement elle n'est pas, c'est-à-dire parce » qu'elle est seulement une idée et non pas quelque chose hors » de l'entendement, elle peut à la vérité être conçue, mais elle »> ne peut aucunement être causée ou mise hors de l'entendement, » c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin de cause pour exister hors » de l'entendement; » ce que je confesse, car hors de lui elle n'est rien; mais certes elle a besoin de cause pour être conçue, et c'est de celle-là seule qu'il est ici question. Ainsi, si quelqu'un a dans l'esprit l'idée de quelque machine fort artificielle, on peut avec raison demander quelle est la cause de cette idée; et celui-là ne satisferait pas qui dirait que cette idée hors de l'entendement n'est rien, et partant qu'elle ne peut être causée, mais seulement conçue; car on ne demande ici rien autre chose sinon quelle est la cause pourquoi elle est conçue. Celui-là ne satisfera pas non plus qui dira que l'entendement même en est la cause, comme étant une de ses opérations; car on ne doute point de cela, mais seulement on demande quelle est la cause de l'artifice objectif qui est en elle. Car que cette idée contienne un tel artifice objectif plutôt qu'un autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause, et l'artifice objectif est la même chose au respect de cette idée qu'au respect de l'idée de Dieu la réalité ou perfection objective. Et de vrai l'on peut assigner diverses causes de cet artifice; car ou c'est quelque réelle et semblable machine qu'on aura vue auparavant, à

la ressemblance de laquelle cette idée a été formée, ou une grande connaissance de la mécanique qui est dans l'entendement de celui qui a cette idée, ou peut-être une grande subtilité d'esprit par le moyen de laquelle il a pu l'inventer sans aucune autre connaissance précédente. Et il faut remarquer que tout l'artifice, qui n'est qu'objectivement dans cette idée, doit par nécessité être formellement ou éminemment dans sa cause, quelle que cette cause puisse être. Le même aussi faut-il penser de la réalité objective qui est dans l'idée de Dieu. Mais en qui est-ce que toute cette réalité ou perfection se pourra ainsi rencontrer, sinon en Dieu réellement existant? Et cet esprit excellent a fort bien vu toutes ces choses; c'est pourquoi il confesse qu'on peut demander pourquoi cette idée contient cette réalité objective plutôt qu'une autre; à laquelle demande il a répondu premièrement : que « de » toutes les idées il en est de même que de ce que j'ai écrit de » l'idée du triangle, savoir est, que bien que peut-être il n'y ait >> point de triangle en aucun lieu du monde, il ne laisse point »> néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence » déterminée du triangle, laquelle est immuable et éternelle, » et laquelle il dit n'avoir pas besoin de cause. Ce que néanmoins il a bien jugé ne pouvoir pas satisfaire; car, encore que la nature du triangle soit immuable et éternelle, il n'est pas pour cela moins permis de demander pourquoi son idée est en nous. C'est pourquoi il a ajouté: « Si néanmoins vous me pressez de vous dire une » raison, je vous dirai que cela vient de l'imperfection de notre » esprit, » etc. Par laquelle réponse il semble n'avoir voulu signifier autre chose sinon que ceux qui se voudront ici éloigner de mon sentiment ne pourront rien répondre de vraisemblable. Car, en effet, il n'est pas plus probable de dire que la cause pourquoi l'idée de Dieu est en nous soit l'imperfection de notre esprit, que si on disait que l'ignorance des mécaniques fût la cause pourquoi nous imaginons plutôt une machine fort pleine d'artifice qu'une autre moins parfaite. Car, tout au contraire, si quelqu'un a l'idée d'une machine dans laquelle soit contenu tout l'artifice que l'on saurait imaginer, l'on infère fort bien de là que cette idée procède d'une cause dans laquelle il y avait réellement et en effet tout l'artifice imaginable, encore qu'il ne soit qu'objectivement et non point en effet dans cette idée. Et par la même raison, puisque nous avons en nous l'idée de Dieu, dans laquelle toute la perfection est contenue que l'on puisse jamais concevoir, on peut de là conclure très-évidemment que cette idée dépend et

procède de quelque cause qui contient en soi véritablement toute cette perfection, à savoir, de Dieu réellement existant. Et certes la difficulté ne paraîtrait pas plus grande en l'un qu'en l'autre, si. comme tous les hommes ne sont pas savants en la mécanique, et pour cela ne peuvent pas avoir des idées de machines fort artificielles, ainsi tous n'avaient pas la même faculté de concevoir l'idée de Dieu. Mais, parce qu'elle est empreinte d'une même façon dans l'esprit de tout le monde, et que nous ne voyons pas qu'elle nous vienne jamais d'ailleurs que de nous-mêmes, nous supposons qu'elle appartient à la nature de notre esprit, et certes non mal à propos; mais nous oublions une autre chose que l'on doit principalement considérer, et d'où dépend toute la force et toute la lumière ou l'intelligence de cet argument, qui est que cette faculté d'avoir en soi l'idée de Dieu ne pourrait être en nous si notre esprit était seulement une chose finie, comme il est en effet, et qu'il n'eût point pour cause de son être une cause qui fût Dieu. C'est pourquoi, outre cela, j'ai demandé, savoir: si je pourrais être en cas que Dieu ne fût point; non tant pour apporter une raison différente de la précédente que pour l'expliquer plus parfaitement.

Mais ici la courtoisie de cet adversaire me jette dans un passage assez difficile et capable d'attirer sur moi l'envie et la jalousie de plusieurs; car il compare mon argument avec un autre tiré de saint Thomas et d'Aristote, comme s'il voulait par ce moyen m'obliger à dire la raison pourquoi, étant entré avec eux dans un même chemin, je ne l'ai pas néanmoins suivi en toutes choses; mais je le prie de me permettre de ne point parler des autres, et de rendre seulement raison des choses que j'ai écrites. Premièrement donc, je n'ai point tiré mon argument de ce que je voyais que dans les choses sensibles il y avait un ordre ou une certaine suite de causes efficientes; partie à cause que j'ai pensé que l'existence de Dieu était beaucoup plus évidente que celle d'aucune chose sensible, et partie aussi pour ce que je ne voyais pas que cette suite de causes me pût conduire ailleurs qu'à me faire connaître l'imperfection de mon esprit, en ce que je ne puis comprendre comment une infinité de telles causes ont tellement succédé les unes aux autres de toute éternité qu'il n'y en ait point eu de première. Car certainement, de ce que je ne puis comprendre cela, il ne s'ensuit pas qu'il y en doive avoir une première; non plus que de ce que je ne puis comprendre une infinité de divisions en une quantité finie, il

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