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» Peut-être de moi-même, ou de mes parents, ou de quelques » autres, etc. or est-il que, si je l'avais de moi-même, je ne dou>> terais point ni ne désirerais point, et il ne me manquerait au>> cune chose; car je me serais donné toutes les perfections dont » j'ai en moi quelque idée, et ainsi moi-même je serais Dieu. Que >> si j'ai mon existence d'autrui, je viendrai enfin à ce qui l'a de >> soi; et ainsi le même raisonnement que je viens de faire pour >> moi est pour lui, et prouve qu'il est Dieu. » Voilà certes, à mon avis, la même voie que suit saint Thomas, qu'il appelle la voie de la causalité de la cause efficiente, laquelle il a tirée du Philosophe, hormis que saint Thomas ni Aristote ne se sont pas souciés des causes des idées. Et peut-être n'en était-il pas besoin, car pourquoi ne suivrai-je pas la voie la plus droite et la moins écartée? Je pense, donc je suis, voire même je suis l'esprit même et la pensée: or, cette pensée et cet esprit, ou il est par soi-même ou par autrui ; si par autrui, celui-là enfin par qui est-il? s'il est par soi, donc il est Dieu; car ce qui est par soi se sera aisément donné toutes choses.

Je prie ici ce grand personnage et le conjure de ne se point cacher à un lecteur qui est désireux d'apprendre, et qui peut-être n'est pas beaucoup intelligent. Car ce mot par soi est pris en deux façons. En la première il est pris positivement, à savoir, par soimême comme par une cause; et ainsi ce qui serait par soi et se donnerait l'être à soi-même, si par un choix prévu et prémédité il se donnait ce qu'il voudrait, sans doute qu'il se donnerait toutes choses, et partant il serait Dieu. En la seconde, ce mot par soi est pris négativement, et est la même chose que de soi-même ou non par autrui; et c'est de cette façon, si je m'en souviens, qu'il est pris de tout le monde.

Or maintenant, si une chose est par soi, c'est-à-dire non par autrui, comment prouverez-vous pour cela qu'elle comprend tout et qu'elle est infinie? Car, à présent, je ne vous écoute point, si vous dites: Puisqu'elle est par soi, elle se sera aisément donné toute chose; d'autant qu'elle n'est pas par soi comme par une cause, et qu'il ne lui a pas été possible, avant qu'elle fût, de prévoir ce qu'elle pourrait être pour choisir ce qu'elle serait après. Il me souvient d'avoir autrefois entendu Suarez raisonner de la sorte: Toute limitation vient d'une cause; car une chose est finie et limitée ou parce que la cause ne lui a pu donner rien de plus grand ni de plus parfait, ou parce qu'elle ne l'a pas voulu :

si donc quelque chose est par soi et non par une cause, il est vrai de dire qu'elle est infinie et non limitée.

Pour moi, je n'acquiesce pas tout à fait à ce raisonnement; car, qu'une chose soit par soi, tant qu'il vous plaira, c'est-à-dire qu'elle ne soit point par autrui, que pourrez-vous dire si cette limitation vient de ses principes internes et constituants, c'est-àdire de sa forme même et de son essence, laquelle néanmoins vous n'avez pas encore prouvé être infinie? Certainement, si vous supposez que le chaud est chaud, il sera chaud par ses principes internes et constituants, et non pas froid, encore que vous imaginiez qu'il ne soit pas par autrui ce qu'il est. Je ne doute point que M. Descartes ne manque pas de raisons pour substituer à ce que les autres n'ont peut-être pas assez suffisamment expliqué ni déduit assez clairement.

Enfin, je conviens avec ce grand homme en ce qu'il établit pour règle générale que « les choses que nous concevons fort clairement >> et fort distinctement sont toutes vraies. » Même je crois que tout ce que je pense est vrai, et il y a déjà longtemps que j'ai renoncé à toutes les chimères et à tous les êtres de raison, car aucune puissance ne se peut détourner de son propre objet : si la volonté se meut, elle tend au bien; les sens mêmes ne se trompent point, car la vue voit ce qu'elle voit, l'oreille entend ce qu'elle entend: et si on voit de l'oripeau, on voit bien; mais on se trompe lorsqu'on détermine par son jugement que ce que l'on voit est de l'or. Et alors c'est qu'on ne conçoit pas bien, ou plutôt qu'on ne conçoit point; car, comme chaque faculté ne se trompe point vers son propre objet, si une fois l'entendement conçoit clairement et distinctement une chose, elle est vraie ; de sorte que M. Descartes attribue avec beaucoup de raison toutes les erreurs au jugement et à la volonté.

Mais maintenant voyons si ce qu'il veut inférer de cette règle est véritable. « Je connais, dit-il, clairement et distinctement l'Être » infini; donc c'est un être vrai et qui est quelque chose. » Quelqu'un lui demandera : Connaissez-vous clairement et distinctement l'Être infini? Que veut donc dire cette commune maxime, laquelle est reçue d'un chacun : L'infini, en tant qu'infini, est inconnu? Car si, lorsque je pense à un chiliogone, me représentant confusément quelque figure, je n'imagine ou ne connais pas distinctement ce chiliogone, parce que je ne me représente pas distinctement ses mille côtés, comment est-ce que je concevrai distinc

tement et non pas confusément l'Être infini, en tant qu'infini, vu que je ne puis voir clairement, et comme au doigt et à l'œil, les infinies perfections dont il est composé ?

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Et c'est peut-être ce qu'a voulu dire saint Thomas; car, ayant nié que cette proposition: Dieu est, fût claire et connue sans preuve, il se fait à soi-même cette objection des paroles de saint Damascène : La connaissance que Dieu est, est naturellement empreinte en l'esprit de tous les hommes donc c'est une chose claire et qui n'a point besoin de preuve pour étre connue. A quoi il répond: Connaître que Dieu est en général, et (comme il dit) sous quelque confusion, à savoir, en tant qu'il est la béatitude de l'homme, cela est naturellement imprimé en nous; mais ce n'est pas (dit-il) connaître simplement que Dieu est tout ainsi que connaître que quelqu'un vient ; ce n'est pas connaître Pierre, encore que ce soit Pierre qui vienne, etc. Comme s'il voulait dire que Dieu est connu sous une raison commune ou de fin dernière, ou même de premier être et trèsparfait, ou enfin sous la raison d'un être qui comprend et embrasse confusément et en général toutes choses, mais non pas sous la raison précise de son être, car ainsi il est infini et nous est inconnu. Je sais que M. Descartes répondra facilement à celui qui l'interrogera de la sorte; je crois néanmoins que les choses que j'allègue ici, seulement par forme d'entretien et d'exercice, feront qu'il se ressouviendra de ce que dit Boëce, qu'il y a certaines notions communes qui ne peuvent être connues sans preuves que par les savants; de sorte qu'il ne se faut pas beaucoup étonner si ceux-là interrogent beaucoup qui désirent savoir plus que les autres, et s'ils s'arrêtent longtemps à considérer ce qu'ils savent avoir été dit et avancé, comme le premier et principal fondement de toute l'affaire, et que néanmoins ils ne peuvent entendre sans une longue recherche et une très-grande attention d'esprit.

Mais demeurons d'accord de ce principe, et supposons que quelqu'un ait l'idée claire et distincte d'un être souverain et souverainement parfait : que prétendez-vous inférer de là ? C'est à savoir que cet être infini existe, et cela si certainement, « que je » dois être au moins aussi assuré de l'existence de Dieu que je » l'ai été jusques ici de la vérité des démonstrations mathémati» ques; en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance de conce» voir un Dieu, c'est-à-dire un être souverainement parfait,

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» auquel manque l'existence, c'est-à-dire auquel manque quelque perfection, que de concevoir une montagne qui n'ait point de » vallée. » C'est ici le noeud de toute la question qui cède à présent, il faut qu'il se confesse vaincu; pour moi, qui ai affaire avec un puissant adversaire, il faut que j'esquive un peu, afin qu'ayant à être vaincu, je diffère au moins pour quelque temps ce que je ne puis éviter.

Et, premièrement, encore que nous n'agissions pas ici par autorité, mais seulement par raison, néanmoins, de peur qu'il ne semble que je me veuille opposer sans sujet à ce grand esprit, écoutez plutôt saint Thomas, qui se fait à soi-même cette objection: Aussitôt qu'on a compris et entendu ce que signifie ce nom, DIEU, on sait que Dieu est; car, par ce nom, on entend une chose telle, que rien de plus grand ne peut être conçu. Or, ce qui est dans l'entendement et en effet est plus grand que ce qui est seulement dans l'entendement; c'est pourquoi, puisque, ce nom Dieu étant entendu, Dieu est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est en effet. Lequel argument je rends ainsi en forme : Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu; mais ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu enferme l'existence: donc Dieu, par son nom ou par son concept, enferme l'existence ; et partant il ne peut être ni être conçu sans existence. Maintenant dites-moi, je vous prie, n'estce pas là le même argument de M. Descartes? Saint Thomas définit Dieu ainsi : ce qui est tel que rien de plus grand ne peut étre conçu; M. Descartes l'appelle un être souverainement parfait ; certes, rien de plus grand que lui ne peut être conçu. Saint Thomas poursuit : ce qui est tel que rien de plus grand ne peut étre conçu enferme l'existence; autrement quelque chose de plus grand que lui pourrait être conçu, à savoir, ce qui est conçu enfermer aussi l'existence. Mais M. Descartes ne semblet-il pas se servir de la même mineure dans son argument: «Dieu » est un être souverainement parfait; or est-il que l'être souve>> rainement parfait enferme l'existence, autrement il ne serait >> pas souverainement parfait. » Saint Thomas infère: Donc, puisque ce nom Dieu étant compris et entendu, il est dans l'entendement, il s'ensuit aussi qu'il est en effet ; c'est-à-dire de ce que, dans le concept ou la notion essentielle d'un étre tel que rien de plus grand ne peut être conçu, l'existence est comprise et enfermée, il s'ensuit que cet étre existe. M. Descartes infère

la même chose. « Mais, dit-il, de cela seul que je ne puis concevoir » Dieu sans existence, il s'ensuit que l'existence est inséparable » de lui, et partant qu'il existe véritablement. » Que maintenant saint Thomas réponde à soi-même et à M. Descartes. Fosé, ditil, que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a été dit, à savoir, ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il ne s'ensuit pas pour cela qu'on entende que la chose qui est signifiée par ce nom soit dans la nature, mais seulement dans l'appréhension de l'entendement. Et on ne peut pas dire qu'elle soit en effet, si on ne demeure d'accord qu'il y a en effet quelque chose tel que rien de plus grand ne peut être conçu; ce que ceux-là nient ouvertement qui disent qu'il n'y a point de Dieu. D'où je réponds aussi en peu de paroles : Encore que l'on demeure d'accord que l'être souverainement parfait par son propre nom emporte l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette même existence soit dans la nature actuellement quelque chose, mais seulement qu'avec le concept ou la notion de l'être souverainement parfait, celle de l'existence est inséparablement conjointe. D'où vous ne pouvez pas inférer que l'existence de Dieu soit actuellement quelque chose, si vous ne supposez que cet être souverainement parfait existe actuellement; car, pour lors, il contiendra actuellement toutes les perfections, et celle aussi d'une existence réelle.

Trouvez bon maintenant qu'après tant de fatigue je délasse un peu mon esprit. Ce composé, un lion existant, enferme essentiellement ces deux parties, à savoir, un lion et l'existence; car si vous ôtez l'une ou l'autre, ce ne sera plus le même composé. Maintenant Dieu n'a-t-il pas de toute éternité connu clairement et distinctement ce composé ? Et l'idée de ce composé, en tant que tel, n'enferme-t-elle pas essentiellement l'une et l'autre de ces parties? c'est-à-dire l'existence n'est-elle pas l'essence de ce composé : un lion existant? Et néanmoins la distincte connaissance que Dieu en a eue de toute éternité ne fait pas nécessairement que l'une ou l'autre partie de ce corps soit, si on ne suppose que tout ce composé est actuellement; car alors il enfermera et contiendra en soi toutes ses perfections essentielles, et partant aussi l'existence actuelle. De même, encore que je connaisse clairement et distinctement l'être souverain, et encore que l'être souverainement parfait dans son concept essentiel enferme l'existence, néanmoins il ne s'ensuit pas que cette existence soit actuellement quelque chose, si

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