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LETTRES INÉDITES

ADRESSÉES A M. BRIFAUT

Ou écrites par lui,

PAR M. L'ABBÉ JULIEN LOTH,

Deuxième partie (1). "

Ce fut l'honneur de la vie de Brifaut de mériter des amitiés illustres et d'entretenir avec les esprits les plus cultivés, les plus délicats, les plus aimables de son temps, des relations étroites dont sa correspondance inédite, le peu du moins qui nous en reste, nous révèle le charme.

Parmi les lettres qu'il reçut dans sa jeunesse nous trouvons et nous aimons à mentionner celles de la comtesse de Genlis.

Il nous a laissé, dans les récits d'un vieux parrain à son jeune filleul, le portrait de cette femme célèbre

(1) La première partie de ce travail a été publiée dans le Précis de l'Académie, de 1876, page 328.

qu'il ne connut que vers 1810, à l'époque où elle avait 64 ans.

« J'avais, dit-il, depuis quelque temps le désir de lier connaissance avec Mme de Genlis. On me fit dîner avec elle à la Monnaye, chez mon vieil ami M. Sage. Je vis une femme grande, sèche, la figure ridée, l'air noble, l'œil encore vif et perçant; mais rien qui annonçât ce qu'elle était. Quand je l'entendis, le charme commença. Ce n'était pas l'éblouissant monologue de Mme de Staël, avec qui je ne pouvais alors la comparer, faute de connaître sa merveilleuse rivale : c'était une suite de propos agréables, d'anecdotes piquantes, de récits débités avec cette aisance et cette grâce dont la bonne compagnie d'autrefois n'a pas voulu nous laisser la tradition. Mme de Genlis possédait un art tout particulier, celui de vous faire croire à un intérêt qui souvent n'existait pas, de jeter dans votre oreille des paroles d'éloge qu'elle avait bien calculées, mais qui semblaient partir du cœur à son insu, de charmer l'amour-propre, de disposer à une réconnaissance fondée, sur quoi? sur un regard bienveillant, sur un sourire de politesse, sur un banal serrement de main, légères et fragiles preuves d'une affection dont on aimait à se croire assuré. Dès qu'elle le voulait, vous étiez pris. Après une demi-heure d'entretien, il ne tenait qu'à vous de la regarder comme une amie; tout vous y autorisait, sans qu'elle se fût engagée à rien. Comme je ne demandais pas mieux que de m'y tromper, je me laissai doucement aller à ces flatteuses apparences, et je devins un de ses courtisans les plus assidus.

Le commerce de cette femme célèbre ne pouvait

manquer d'être utile à un jeune homme avide de connaître les choses du temps passé, les usages du monde choisi et la législation des salons charmants où elle avait vécu et régné. Personne n'était plus digne qu'elle de donner des leçons de savoir-vivre ; elle aurait pu et dû tenir école. Ceux qui ne l'ont connue que par ses écrits, l'accusent d'un peu de pédantisme; ils trouvent qu'elle a toujours la férule à la main, et peut-être ont-ils raison. Mais Mm de Genlis, femme du monde, avait toutes les qualités dont une partie manquait à Mme de Genlis, auteur. Il faut avoir passé, comme moi, de longues années dans sa société pour comprendre toute la séduction qu'elle exerçait, toutes les magiques ressources de son esprit, ce Protée aux mille formes, tous les dons de plaire qu'elle avait puisés dans une riche et complaisante mémoire, dans une imagination intarissable, dans ce talent d'observation qui lui donnait sur le champ la mesure du faible et du fort de chacun, premier secret pour dominer.

<< Malheureusement, tant de puissantes facultés, tant de moyens de captiver se trouvaient souvent annulés par un défaut qu'elle cachait de son mieux, mais qui perçait tôt ou tard: la mobilité du caractère. Mme de Genlis, qu'on a cru si ambitieuse, si tracassière, si avide d'arriver à tout, ne tenait à rien, qu'à satisfaire son caprice du moment. Lorsque vous étiez en faveur près d'elle, que n'aurait-elle pas fait pour vous? Petits soins, attentions suivies, confidences multipliées, préférences de toute sorte vous étaient prodiguées avec un tel abandon que vous ne doutiez pas de l'éternité de votre crédit. Vous la quittiez enchantée

de vous. Quand vous reveniez, que trouviez-vous ? Une femme froide, distraite, soucieuse, ennuyée ; à d'autres l'empire de son cœur. »

Les billets écrits par Mms de Genlis à M. Brifaut, ceux du moins que je possède, sont assez laconiques. Elle lui écrit en 1810:

Mon ami (il faut bien que vous me permettiez de vous appeler ainsi), donnez-nous de vos nouvelles ; et de celles des amis dont vous partagez l'affection. Ecrivez-moi deux lignes, et envoyez-moi vos délicieux vers que j'attends avec impatience. Quand vous le pourrez venez causer avec celle qui a tant de plaisir à vous voir et à vous entendre. >>

L'année suivante, son intérêt est plus marqué.

Si je pouvais me flatter, mande-t-elle à Brifaut, d'avoir contribué à vous donner la grâce, la politesse et le bon goût qui vous distinguent, je croirais mériter la lettre si obligeante et si aimable que je reçois de vous. Mais vous ne devez ces qualités charmantes qu'à votre esprit, qu'à l'attrayante douceur de votre caractère et à la société que vous avez su apprécier et choisir. Je vous parle aujourd'hui tout à mon aise puisque c'est sans intérêt d'auteur; peu de personnes dans ma vie ont fait sur moi l'impression que vous m'avez laissée. Rendez-moi tout le charme de cette impression en revenant quelquefois causer avec moi. Venez renouveler un souvenir qui m'est cher parmi le très-petit nombre de ceux que je veux conserver. Vous me trouverez tous les jours, excepté le dimanche, entre six et neuf heures du soir.»

En 1812, alors que Brifaut, encore inconnu du public, cherchait le moyen de faire représenter quel

qu'une des tragédies qu'il avait en portefeuille, Me de Genlis redoubla pour lui d'attentions. « J'ai à vous parler à fond, écrit-elle, de vos intérêts; j'ai pensé à plusieurs choses que je crois bonnes. J'en suis trèsnaturellement occupée. Cette influence du Génie est une belle chose. (Elle fait ici allusion à une pièce de vers de Brifaut) Je n'oublierai jamais : (un des vers de cette pièce)

Gardez votre pitié, ce vieillard est Homère.

« Cela est amené admirablement. Vous avez un grand talent, une belle âme, il faut mon ami vous occuper de votre fortune. Venez me voir dimanche, nous causerons à fond là dessus... »

A vrai dire, cette vive sollicitude pour les intérêts du jeune auteur n'était pas tout à fait désintéressée. Brifaut avait rencontré dans les salons de Mme de Genlis, M. Fiévée, rédacteur du Journal des Débats, l'un des conseillers les plus écoutés de l'Empereur, et l'une des puissances occultes mais réelles du moment, On a beaucoup parlé de M. Fiévée, on ne lui a peutêtre pas rendu pleine justice. Il était avec l'Empereur d'une franchise à toute épreuve, et lui donna souvent d'excellents avis. Il lui écrivait un jour : « Votre Majesté ne songe pas à l'avenir, et elle n'aura point d'avenir. Pour en avoir un, il faut le créer. » Et il faisait, dans le temps même de la splendeur de l'épopée impériale, cette prédiction saisissante: «A force de méconnaître les autres et de juger trop bien de soimême, il se précipitera dans le vaste abime de son ambition, abîme où il aura jeté des milliers de vic

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