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Vous rappelez-vous comment, au commencement du premier soir, Fontenelle donne à la marquise une idée générale de la philosophie : « Toute la philosophie, lui dis-je n'est fondée que sur deux «< choses sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux << mauvais; car si vous aviez les yeux meilleurs <«< que vous ne les avez, vous verriez bien que les << étoiles sont des soleils qui éclairent autant de «< mondes, ou si elles n'en sont pas; et si, d'un autre « côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous sou<< cieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même; << mais on veut savoir plus qu'on ne voit : c'est là la << difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait « bien, ce serait toujours autant de connu; mais on «<le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, les vrais << philosophes passent leur vie à ne point croire ce << qu'ils voient et à tâcher de deviner ce qu'ils ne « voient point; et cette condition n'est pas, ce me «semble, trop à envier. »>

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Le même soir, pour faire comprendre à son élève le mouvement de rotation de la Terre autour de son axe, il se suppose suspendu en l'air et y demeurant sans mouvement, pendant que la Terre tourne sous lui en vingt-quatre heures. « Je vois passer sous mes << yeux tous ces visages différents, les uns blancs, « les autres noirs, les autres basanés, les autres oli« vâtres. D'abord, ce sont des chapeaux, et puis des « turbans, et puis des tètes chevelues; tantôt des << villes à clochers, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à « tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont << que des cabanes; ici, de vastes murs, des déserts

épouvantables; enfin, toute cette variété infinie qui est sur la surface de la terre. » Et plus loin ... « D'abord, il passera par ici des Anglais qui raison« neront peut-être de quelque dessein de politique << avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de <«< notre philosophie; ensuite viendra une grande « mer, et il se pourra trouver en ce lieu-là quelque << vaisseau qui n'y sera pas si à son aise que nous. Après cela paraîtront des Iroquois, en mangeant vif quelque prisonnier de guerre qui fera semblant « de ne s'en pas soucier; des femmes de la terre de

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Iesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à pré«parer le repas de leurs maris, et à se peindre de « bleu les lèvres et les sourcils, pour plaire aux plus vilains hommes du monde; des Tartares qui iront « fort dévotement en pélerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur, où il n'est « éclairé que par des lampes à la lumière desquelles « on l'adore; de petits Tartares, qui iront voler des « femmes pour les Turcs et pour les Persans; enfin, << nous qui débiterons peut-être encore des rêveries.»

A ce joli tour du monde en vingt-cinq lignes, on fit dans les Nouvelles de la République des Lettres, en 1699, une objection presque aussi spirituellement tournée que si Fontenelle l'eût signée. Pour se retrouver, audessus du même point, dans le parc de la marquise, il aurait fallu que la Terre eût tourné seulement autour de son axe. Mais en même temps que son mouvement de rotation sur elle-même, elle accomplit un mouvement de translation autour du Soleil. Fontenelle et sa marquise, au bout de quelques minutes, avaient donc perdu de vue la terre qui se serait enfuie loin d'eux

en tournant toujours. L'objection n'était pas faite pour l'embarrasser. Il répondit que la Terre est entourée d'une atmosphère qui, sans l'abandonner jamais, voyage avec elle. Cette atmosphère suit le mouvement que la Terre a sur son axe, et en même temps elle suit la Terre qui tourne autour du Soleil. Suspendu au milieu d'elle, il aurait, comme elle, suivi la Terre dans son mouvement de translation, sans la suivre dans son mouvement de rotation. Voilà ce qu'il répondit, et à tout hasard il ajouta : « Quand j'ai voulu a raisonner, j'ai tâché d'établir des principes solides; « quand il n'a été question que de badiner, je n'y ai point regardé de si près. »

C'est bien le vrai caractère de ce livre, témoignage intéressant des connaissances scientifiques de son auteur, mais surtout, délicieuse causerie, pleine de verve et de galanterie, conversation spirituelle et charmante comme la marquise aux yeux changeants qui donne la réplique au philosophe. Avec quel plaisir on relit les chapitres dans lesquels, tantôt pleins de hardiesse, tantôt regrettant leur audace, mais toujours maîtres d'eux-mêmes dans leur audace et dans leurs regrets, nos causeurs cherchent le second et le troisième soirs, si la Lune et les autres planètes sont habitées. Ils s'enflamment, ils s'exaltent, ils semblent se livrer. Ce n'est qu'une apparence. Fontenelle ne se livre jamais. Mais l'illusion est complète. Quelle verve pour plaider la cause des S lénites! Quelle finesse pour la plaider, sans se compromettre! Y a-t-il un autre livre plus Français, je dirais presque plus Parisien? Je ne le crois pas. Dans le monument de de notre littérature nationale, c'est une des plus jolies

colonnes qui soutiennent la portion du temple consacré aux grâces de l'esprit et du style. Nos collègues, pèlerins familiers de ce lieu consacré, ne me pardonneraient pas d'avoir prétendu leur en indiquer le chemin. Mais c'est un acte de piété littéraire, surtout en terre Normande, c'est un acte de piété filiale, dans cette Académie, fille de Fontenelle, d'y retour ner parfois célébrer, le moins mal qu'on peut, la gloire du neveu du grand Corneille. Les membres de notre Compagnie m'excuseront d'en avoir saisi l'occasion et vous remercieront comme moi, monsieur, de nous l'avoir fournie.

RAPPORT

SUR LE

CONCOURS POUR LE PRIX BOUCTOT

PAR M. FÉLIX.

MESSIEURS,

Le prix créé par la libéralité de M. Bouctot devait, dès 1877, être décerné à l'auteur d'un conte en vers et l'Académie n'a pas oublié le rapporteur qui, l'an dernier, à cette place qu'il occuperait si bien encore aujourd'hui, justifiait la prorogation du concours dans un langage emprunt d'une verve piquante et d'une spirituelle élégance.

En me chargeant de vous faire connaître après lui le résultat de cet ajournement, votre commission (1) m'a conféré un honneur, dont je n'aurais osé assumer

(1) Elle se composait de MM. H. Frère, De Lérue, Decorde, d'Estaintot, Loth, P. Allard, Félix, rapporteur.

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