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Dans une compagnie où souffle cet esprit de travail et de simplicité, vous allez bientôt, Monsieur, avoir autant d'amis que de collègues. Nous ne nous contentons pas, entre nous, des bienséances souvent un peu froides de la confraternité. Dans nos réunions hebdomadaires de la rue Saint-Lô, pendant que l'indulgence écoute, l'amitié préside. C'est la déesse familière du foyer. Fidèle à ses emblêmes séculaires, l'Académie garde sur ses jetons et sur ses cachets la symbolique figure d'un temple à trois portiques par lesquels entrent les sciences, les lettres et les arts. Mais il suffit aux modestes exigences de sa vie quotidienne d'habiter un salon à une seule porte, par lesquelles ces graves personnages entrent sous la forme beaucoup plus familière et plus accessible de nos excellents et aimables collègues, ecclésiastiques, magistrats, médecins, professeurs, avocats, artistes, qui tous vous attendent et Vous souhaitent la plus cordiale bienvenue.

J'oublie, Monsieur, que pour vous la souhaiter en leur nom, l'usage m'oblige à répondre à votre dis

cours.

Est-ce une ironie du sort? Un avocat doit recevoir un mathématicien. Si notre cher vice-président, le docteur de Foville, n'était retenu loin de nous par la mort de son père, l'éminent aliéniste, que l'Académie avait l'honneur de compter parmi ses membres et dont la perte nous afflige si vivement, je l'aurais prié de vous répondre à ma place.

Mon incompétence est flagrante et j'en souffre visiblement. Lisant plus souvent les littérateurs que les

savants, j'entendrais moins mal et j'apprendrais plus vite l'astronomie de Fontenelle que la vôtre. La définition qu'il en donne est déjà encourageante pour un écolier. « L'astronomie est fille de l'oisiveté, << dit-il plaisamment au commencement de ses Entre« tretiens sur la pluralité des Mondes, la géométrie est << fille de l'intérêt, et, s'il était question de la poésie, << nous trouverions apparemment qu'elle est fille de « l'amour. »

Amené à ouvrir devant vous ce joli livre d'un des fondateurs de notre Académie, je vous demande la permission d'y insister un peu et de vous communiquer les réflexions qu'il m'inspire. Il sert de frontière entre les lettres et les sciences. Sur ce terrain presque neutre, je serai moins mal à mon aise et, si je ne me fais illusion, moins dépaysé pour trouver, encore après vous, quelque chose à oser dire, sinon dans le centre', au moins dans les annexes de votre sujet.

Si les Entretiens sur la pluralité des Mondes marquent une époque importante dans l'histoire de l'esprit humain, c'est bien moins à cause de leur système astronomique, résumé des connaissances imparfaites du temps, qu'à raison de leur procédé littéraire. Jusqu'en 1686, date à laquelle ils furent publiés pour la première fois, la science avait cru devoir s'envelopper dans une véritable forteresse, bâtie de mots barbares et maçonnée de raisonnements mystérieux que seuls les initiés pouvaient comprendre et qui en défendaient l'entrée.

Le premier mérite des Entretiens sur la pluralité

des Mondes est donc d'avoir ouvert la route à la vulgarisation des sciences.

Le système ou plutôt l'erreur des tourbillons, car en 1687 Newton publiait la loi des mouvements planétaires par l'attraction universelle, prouve qu'il ne faudrait pas étudier aujourd'hui l'astronomie dans Fontenelle sans lui apporter de nombreuses corrections. Quant à l'auteur il n'a jamais voulu les faire. Les éditions postérieures à 1687, et il y en eut un grand nombre du vivant même de Fontenelle, mort seulement en 1757, n'en contiennent aucune. Loin de là: dans ses dernières années, il proposa à M. de Lalande, qui le raconte, de faire imprimer sur les tourbillons un petit ouvrage qu'il avait composé autrefois. M. de Lalande voulut l'en dissuader. Falconet eut la faiblesse de s'en charger quelques temps après. Cet ouvrage est intitulé: Théorie des tourbillons cartésiens avec des réflexions sur l'attraction, 1752. Mais on n'osa pas y mettre son nom.

La croyance que les planètes sont suspendues au milieu de la matière céleste et emportées par elle, comme un vaisseau par le courant d'une rivière, est une autre erreur que Descartes lui avait léguée.

Erreur encore, la composition de son Tourbillon solaire, qui ne représente, cela va de soi,

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ni toutes les planètes, ni les distances exactes dont l'astronomie moderne doit la découverte et le calcul à des instruments perfectionnés. C'est en 1781 seulement que Herschell nous a donné Uranus, et, en 1846, M. Le Verrier, Neptune. La cosmographie du xvIIe siècle ne mettait à la disposition de notre célèbre compa

triote, indépendamment de la Terre et du Soleil, que Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne.

C'en était bien assez pour fournir à l'ingénieux esprit de Fontenelle la matière des mises en scène les plus variées, des jeux d'imagination les plus déliés et les plus fins. C'est par ce côté littéraire des Entretiens sur la pluralité des Mondes que les lettrés se sentent séduits. Pendant de longues pages, à force de grâce et d'adresse, ce savant, qui était un vrai savant, secrétaire non indigne de l'Académie des Sciences, retient autour de ses sept planètes, l'attention la plus rebelle à l'étude d'un système scientifique. Il les fait rouler, les agite dans ses doigts, comme un gigantesque faiseur de tours, les cache et les découvre, les groupe et les disperse, les jette et les reprend dans un éblouissement perpétuel. C'est un feu d'artifice étonnant, qui défie toute indifférence et tout ennui.

Heureuse la belle marquise avec laquelle ce galant astronome avait ces Entretiens. Elle était son élève, et pendant six soirées, c'est la division du livre, recevait ses leçons. Son parc servait de salle d'études. L'enseignement se donnait à la lueur des étoiles.

Telle est la fiction, dans laquelle il convient de faire une part à la vérité. Il est vrai que Fontenelle allait souvent passer les beaux jours près de Bourgtheroude, au château de la Mesangère, habité par la veuve d'un conseiller au Parlement de Rouen qui en portait le nom. Il est vrai que cette veuve était spirituelle et charmante. Comment ne l'aurait-elle pas été ? C'était la fille de Mme de la Sablière. La Revue de

Normandie contient son histoire (1), que MM. Bouquet et Gosselin ont contribué à écrire, et son portrait (2), qu'un de ses petits-neveux, M. de Jonquières, habitant Copenhague, avait envoyé à Rouen après avoir lu, dans le Magasin pittoresque, les intéressantes études de M.E. Noel: Promenades d'un Rouennais dans sa ville et dans les environs (3). Mais il n'est pas vrai que Fontenelle ait écrit son livre à la Mesangère. L'abbé Trublet, son contemporain et son ami, affirme qu'il l'a composé à Rouen (4), et est allé, un soir, le lire à Mme de la Mesangère, dans la jolie maison en bois et en terre cuite qu'elle habitait rue de la Grosse-Horloge, et dont plusieurs parties ont été transportées au Musée d'antiquités. La surprise de Mme de la Mesangère fut grande. Un peu émue de reconnaître son parc et son portrait dans ceux de la marquise, elle exigea, pour qu'il fût d'une ressemblance moins compromettante, non point que l'auteur l'enlaidit, c'eut été un courage inutile, mas qu'il lui fit les yeux bleus, tandis qu'elle les avait noirs. Cette ruse innocente n'a pas déconcerté les infatigables chercheurs des Archives nor mandes, et vous venez de voir, Monsieur, avec quel succès ils l'ont déjouée. On connaît aujourd'hui la marquise blonde ou brune, et la maison de la rue de la Grosse-Horloge a livré ses secrets à la curiosité des historiens, comme ses murailles au marteau des démolisseurs.

(1) Revue de Normandie, novembre 1868.

(2) Année 1870.

(3) Année 1869.

(4) Mémoires pour servir à l'Histoire de Fontenelle.

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