Page images
PDF
EPUB

composés, puisque les uns et les autres appartiennent en grand nombre à la même époque. Il n'y a pas de suite entre eux; c'est donc, dans le même siècle, un esprit littéraire opposé.

La forme diffère. Les chansons de gestes sont monorimes et généralement écrites en vers de dix pieds. Les Romans de la Table-Ronde sont composés en vers de huit syllabes, rimant deux à deux. Cette sonorité produit l'harmonie et assure déjà aux œuvres de ce second cycle une première supériorité sur celles du premier.

Le fond ne diffère pas moins, et cette fois encore à l'avantage des Romans de la Table-Ronde. L'idéalisme envoie aux bardes armoricains et gallois ses aspirations généreuses et chevaleresques. Il fait vibrer sous leurs doigts des notes inconnues aux trouvères carlovingiens. De charmantes figures de femmes traversent et embellissent leurs récits : « La belle et fière Genièvre; la tendre Iseult, aux blonds cheveux; la jeune veuve de Brécilien; Enide si bonne, si patiente et si douce; Blanche-Fleur,' fraîche comme son nom, mais qui expose bien son ami Perceval; la fée Viviane, la fée Morgane et ses gentilles suivantes; la fidèle Brangien, la gracieuse et complaisante Lunette. » Ainsi les appelle et les crayonne en quelques traits heureux M. de La Villemarqué, leur ami passionné, leur savant protecteur.

Devant ces enchanteresses les enchanteurs euxmêmes succombent. Merlin ne sait pas résister à la fée Viviane. Loin, bien loin sont partis les quatre fils Aymon qui outrageaient leur mère, et Girbert de Metz avec son cheval Flori. Dans la quête du Saint

Graal, Perceval, à la recherche du bassin magique qui reçut le sang de Jésus-Christ, voit tomber sur la neige une sarcelle tuée par un faucon. Le sang rougit la neige. Ainsi rougit, sous la neige de son teint, la jolie Blanche-Fleur.

La huppe fut navrée au col;
Et saigna trois gouttes de sang
Qui s'espandirent sur le blanc.
Quand Perceval voit défolée

La noif (neige) sur quoi la huppe fût
Et le sang qui encor parut
Et s'appuya dessus sa lance.
Pour regarder cette semblance
Que la noif et le sang ensemble
La fraiche couleur lui ressemble
Qui est en la face s'amie;

Il pense tant qu'il s'oublie :

Autre si (ainsi) était en son vis, (visage)
Le vermeil sur le blanc assis,

Comme les trois gouttes de sang furent
Qui sur la blanche noif parurent.

Non-seulement dans les Romans de la Table-Ronde l'amour pur et désintéressé, la volonté et la joie du sacrifice, la perfection de la créature humaine. occupent la place que la réalité remplit dans les chansons de gestes, mais encore le merveilleux y dresse ses châteaux de cristal et entoure de magiciens et de sorciers la cour du roi Arthur. Ce n'est plus là l'idéal, c'est la féerie. Ce nouvel esprit descendra sur les dernières chansons de gestes, notamment sur Fier-à-Bras et Otinel au XIIIe siècle. Les remaniements de la chanson de Roland, les poëmes connus

sous le nom des Enfances de Charlemagne n'y échapperont pas non plus. Mais le bon sens fera bientôt justice de toutes ces exagérations. Comme il a su repousser le réalisme brutal et grossier des premières chansons de gestes, il écartera les excès d'imagination empruntés par les dernières aux Romans de la Table-Ronde et conservera les généreux élans dont les bardes armoricains lui ont appris le secret. Aidé par l'esprit de critique et de discernement qui est au fond du génie national, le roman français fera sa route entre les exagérations les plus opposées de toutes les écoles et de tous les temps. Se tenant à mi-côte, en quelque sorte, pour ne pas se perdre en haut dans l'idéalisme, en bas dans le réalisme. il cheminera gaiement sous les règles du goût, qui n'est au fond, comme vous l'avez si bien dit en terminant, Monsieur, que le sentiment du beau.

AUFFAY,

PRIEURÉ, BARONS ET BARONNIE,

PAR LE Vte D'ESTAINTOT.

Auffay, joli bourg assis sur les rives de la Scie, eut jadis sa commune, son prieuré et fut le siége d'une importante baronnie.

La baronnie n'est plus, et c'est à peine si le touriste, errant dans les rues tortueuses qui conduisent à ce qu'on appelait le chef-mois du fief, reconnaîtrait l'assiette du donjon dans la maison carrée, aujour d'hui élevée sur l'ancienne motte féodale.

Son prieuré n'existe pas davantage; mais il a laissé de son existence un magnifique témoignage dans cette charmante église, à l'élégante flèche de pierre, qui domine le bourg assis à ses pieds.

C'est le joyau de la commune, tous les habitants en sont fiers; et lorsque, le 4 octobre 1867, le tonnerre foudroya la flèche d'ardoise qui dominait la tour centrale, il y eut un élan général pour la reconstruire en pierre et lui donner plus de hauteur encore. Les habitants d'Auffay veulent que la croix de leur église se voie de loin; et ce n'est pas sans un charme mêlé d'étonnement qu'en descendant vers cette vallée, dont d'épais ombrages couvrent de tous côtés

les pentes adoucies, le voyageur voit émerger de ces verdures luxuriantes la blanche flèche que dominent la croix et le coq liturgiques, symboles de vigilance et de prière.

La description de l'église d'Auffay n'est pas à faire; ce petit bourg possède un enfant du pays, amateur du passé, tout pénétré d'un patriotisme local, trop rare aujourd'hui, qui a recueilli et recueille chaque jour avec un soin vigilant tout ce qui concerne sa ville natale (1).

M. l'abbé Cochet avait d'ailleurs consacré au prieuré d'Auffay, dans le tome premier de ses Eglises de l'arrondissement de Dieppe, publié en 1846, des renseignements précieux et une description archéologique écrite avec toute la chaleur que l'enthousiasme savait communiquer à son style.

Toutefois le hasard de nos recherches nous a mis entre les mains un certain nombre de documents qui complètent les leurs, et nous avons cru qu'on nous excuserait d'avoir songé à les réunir et à les donner au public.

Sans doute c'est là un bien modeste sujet d'étude. Il ne saurait prétendre exciter l'intérêt ni obtenir le succès que méritent les travaux qui touchent à l'histoire générale, mais fallait-il cependant laisser perdre ce qu'à grand' peine nous avions recueilli sur le prieuré, sur la baronnie et sur le passé de l'église, toutes choses dont le souvenir s'efface de jour en jour? On nous pardonnera d'avoir obéi à cette devise des bibliophiles et des archéologues: colligite ne pereant!

(1) M. Isidore Mars a déjà publié : Auffay ou le Vieil-Isnelville. Rouen, Lecointe, 1857, et plusieurs autres brochures.

« PreviousContinue »