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faut point douter, a dit Thomas Corneille, frère cadet de Pierre, que le mérite du fils n'ait beaucoup contribué à faire avoir au père cette glorieuse distinction.

Le jeune Pierre Corneille fit de bonnes études chez les Jésuites de Rouen, pour qui il conserva toujours une vive reconnaissance. Au sortir du collège, il étudia le droit; mais il ne parut au barreau que pour y reconnaître son incapacité. Il y renonça et se voua à la littérature dramatique,

En France, comme en Angleterre, en Espagne, en Italie, le drame naquit dans l'Église. D'abord on prit l'habitude, pour solenniser chaque fête, de mettre en action l'événement dont on célébrait le souvenir. Les prêtres furent les premiers acteurs de ces spectacles édifiants, connus sous le nom de « mystères». On y joignit insensiblement des bouffonneries satiriques et licencieuses, comme la fête de l'âne ou celle des fous. L'autorité ecclésiastique attaqua souvent ces scandaleux abus, sans pouvoir en obtenir l'entière suppression. Au quinzième siècle, les clercs des procureurs du parlement, qu'on appelait clercs de la basoche, se mirent aussi à donner des spectacles, pendant les vacances du palais. Comme il leur était défendu de jouer les « mystères », ils inventèrent une foule de farces, appelées « moralités, soties» ou « sottises », où l'on trouve quelquefois le vrai comique. La plus remarquable est celle de l'Avocat

Patelin », représentant les ruses d'un avocat pauvre et fripon pour se procurer un habit. Patelin se rend chez un drapier, il le flatte, marchande du drap, et l'emporte sans payer. C'est la fable du « Corbeau et du Renard ». Le marchand fait citer le larron et raconte au juge sa mésaventure; il lui parle aussi de son berger qui lui a volé des moutons, et finit par s'embrouiller tellement dans le drap et les bêtes, que le magistrat lui dit:

Sus, revenons à nos moutons.

Ces mots sont devenus un proverbe toujours applicable aux gens qui se laissent aller à des divagations et qui mêlent ensemble les parties distinctes d'un récit. Depuis lors, le nom de patelin est resté à ceux qui jouent dans le monde le même rôle que le héros dans la pièce, et qui cherchent à tromper les autres par des flatteries et de vains discours.

Ce fut vers le milieu du xvIe siècle qu'on vit paraître en France les premiers essais de tragédies et de comédies à la manière des Grecs et des Latins. Jodelle (1532-1573), ami de Ronsard, en eut l'honneur; mais comme il n'avait ni goût ni génie, il fit plutôt dans sa « Cléopâtre » une caricature qu'une imitation du drame. ancien. Cette pièce est pleine d'extravagances, de grossièretés

Cléopâtre, accusée par Séleucus d'avoir caché

une partie de ses trésors, saute aux cheveux de l'accusateur, et l'accable d'injures et de coups. Cependant il se forma, à l'hôtel de Bourgogne, une compagnie de comédiens pour jouer les pièces de Jodelle, et il est généralement regardé comme le fondateur du théâtre français. Garnier (1545-1601), son successeur, prit un ton plus noble, mais ce fut pour tomber dans l'enflure et l'affectation. Après lui, Hardy (1560-1631), auteur de troupe, écrivit six cents tragédies et comédies remplies d'incorrections et de trivialités. Mairet (1604-1686) eut plus de naturel et de correction, et il s'éleva un peu au-dessus de ses contemporains dans sa « Sophonishe», la première de nos tragédies qui offre un plan régulier; mais il ne sut pas éviter le jargon et les froids jeux de mots que les Italiens avaient mis à la mode en France. La comédie et la tragédie étaient donc encore à créer, lorsque Corneille parut.

Corneille débuta au théâtre par des comédies. Après avoir essayé sa plume dans « Mélite (1629), Clitandre (1632), la Veuve (1633), la Galerie du palais (1634), la Suivante (1634), la Place Royale (1635), » il donna la première comédie de caractère dans « le Menteur », pièce en partie traduite, en partie imitée de l'espagnol. Molière avouait qu'il devait beaucoup à cette comédie. « Lorsque

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le Menteur parut, disait-il à Boileau, j'avais bien envie d'écrire, mais j'étais incertain de ce que j'écrirais;

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mes idées étaient confuses cet ouvrage vint les fixer.
Le dialogue me fit voir comment causaient les honnêtes
gens; la grâce et l'esprit de Dorante m'apprirent qu'il
fallait toujours choisir un héros de bon ton ; le sang-froid
;
avec lequel il débite ses faussetés me montra comment
il fallait établir un caractère; la scène où il oublie lui-
même le nom supposé qu'il s'est donné m'éclaira sur la
bonne plaisanterie; et celle où il est obligé de se battre
par suite de ses mensonges me prouva que toutes les
comédies ont besoin d'un but moral. Enfin, sans « le
Menteur », j'aurais sans doute fait quelques pièces d'in-
trigue, « l'Étourdi, le Dépit amoureux » ; mais peut-être
n'aurais-je jamais fait « le Misanthrope ». - Embras-
sez-moi, dit Boileau, voilà un aveu qui vaut la meil-
leure comédie. » Boileau avait raison, mais il devait
sentir combien la modestie de Molière s'exagérait l'im-
portance de sa dette, car notre grand comique faisait un
trop bel éloge de la pièce de Corneille. Quoi qu'il en soit,
Corneille, content d'avoir ouvert la route, tourna tous ses
efforts vers la tragédie, et il la créa telle qu'elle existe
sur la scène française.

« Corneille, dit Boileau, ne chercha point, comme les anciens, à émouvoir la terreur et la pitié, mais à exciter dans l'âme des spectateurs, par la sublimité des pensées et par la beauté des sentiments, un sentiment d'admiration qui élève l'âme, le sentiment du beau, l'amour

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du grand, l'enthousiasme de la vertu. » Voici comment
procède Corneille : il prend une idée abstraite, le senti-
ment du devoir conjugal, par exemple; il personnifie
cette idée dans une femme, qu'il représente luttant contre
une passion profonde, et sortant victorieuse du combat,
grâce au sentiment du devoir et à la force morale qui
la soutiennent. Le spectateur, qui tremblait à chaque
instant de la voir succomber, est transporté d'admi-
ration par son triomphe, et sent ses idées s'élever
à la vue de ce modèle de la piété conjugale. Tel est,
dans la tragédie de « Polyeucte », le caractère de
Pauline, le plus beau caractère de femme qu'il y ait au
théâtre.

Corneille n'entreprit pas de représenter sur la scène
tous les sentiments de l'humanité. Il se proposa seule-
ment de montrer le côté noble, héroïque, de l'âme
humaine, et il peignit l'héroïsme de l'honneur dans « le

Cid",
l'héroïsme de l'amour de la patrie dans « Ho-
race », l'héroïsme de la clémence dans « Cinna »,

l'en

thousiasme de la religion et l'héroïsme de la fidélité
conjugale dans « Polyeucte », l'héroïsme de l'amour
conjugal dans « Pompée », l'héroïsme de l'amour frater-
nel dans « Rodogune etc. L'héroïsme se montre sous
toutes ses formes. De là vient peut-être le ton de gran-
deur quelquefois extraordinaire que Corneille a donné à
la plupart de ses personnages, et qui a fait dire : « Cor-

,

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