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put composer une foule d'ouvrages, entretenir une correspondance volumineuse, écrire plus de deux mille sermons et prendre part aux intérêts de toutes les églises protestantes de France, de Suisse, de Pologne, d'Allemagne, d'Écosse et d'Angleterre.

L'écrivain du XVIe siècle le moins semblable à l'austère apôtre de la Réforme, est Rabelais, dont la vie fut déréglée, bouffonne, licencieuse, cynique, comme l'ouvrage burlesque où il bafoua toutes les institutions de l'époque. François Rabelais, fils d'un aubergiste, naquit en 1488 à Chinon, petite ville de Touraine. Son éducation terminée, il entra dans un couvent de Cordeliers, à Fontenay-leComte, et fut ordonné prêtre. Un crime, ou peut-être quelque bouffonnerie obscène ou impie, le fit condamner à la prison perpétuelle, au pain et à l'eau, dans les souterrains du couvent. L'intervention de quelques amis puissants lui obtint sa délivrance et la permission de se retirer dans une abbaye de Bénédictins. Il n'y resta pas longtemps. Il jeta le froc de Bénédictin, prit l'habit de prêtre séculier et s'attacha à l'évêque de Maillezais, en Poitou, qui réunissait chez lui une société de littérateurs et d'hommes d'esprit. Il se lassa bientôt de cette vie joyeuse, et à l'âge de quarante-deux ans, il alla étudier la médecine à Montpellier, dont l'école était alors la plus célèbre de l'Europe (1525). A peine reçu docteur, il s'établit à Lyon. C'est là qu'il publia la « Chronique gargan

tuine» ou « Histoire du géant Gargantua ». Quoique ce livre ne fût qu'une ébauche de celui que nous avons, « il en fut plus vendu en deux mois, dit-il, qu'il n'est acheté de Bibles en neuf ans ». Ce succès valut à l'auteur une grande célébrité.

Le cardinal du Bellay, homme d'esprit et diplomate habile, le vit en passant à Lyon, et offrit de l'emmener à Rome, où il était nommé ambassadeur (1534). Rabelais accepta. Mais au bout de six mois, il retourna à Lyon et reprit l'exercice de la médecine. Il paraît qu'il cherchait à inspirer à ses malades cette joyeuse humeur qui ne le quittait jamais. « Le rire est le propre de l'homme, dit-il quelque part; rien de plus contraire à la santé que la tristesse et la mélancolie. Minois du médecin chagrin, rébarbatif, sévère, rechigné, contriste le malade; et du médecin, la face joyeuse, sereine, gracieuse, ouverte, plaisante, réjouit le malade.» Rabelais ne se contentait pas de faire rire ses malades; il se permettait maintes railleries contre les hommes et les institutions. Ses liaisons avec Marot, Calvin et d'autres réformés le compromirent, et il jugea prudent de reprendre la route de Rome. Grâce aux amis et aux protecteurs que lui avaient valus son admirable esprit et son prodigieux savoir, il obtint du pape un bref qui le déclarait innocent du crime d'hérésie. Muni de cette sauvegarde, il revêtit de nouveau l'habit de Bénédictin, et alla s'enfermer, avec des livres

et des instruments scientifiques, dans la célèbre abbaye de Saint-Maur-les-Fossés, près de Paris. Le besoin de changement qui le tourmentait le fit bientôt sortir de cette retraite. Il mena quelque temps une vie errante; il allait de ville en ville, de château en château, portant partout son esprit jovial, son goût pour la bonne chère et son humeur bouffonne. En 1551, ce prêtre vagabond fut nommé à la riche cure de Meudon par son protecteur le cardinal du Bellay. Il mourut deux ans après, à l'âge de soixante et dix ans. Ses derniers moments ont été racontés d'une manière bien différente. Suivant les uns, il fit une mort chrétienne; d'autres disent qu'il mourut comme il avait vécu, poussant le rire et la moquerie jusqu'à l'impiété et au cynisme.

Le livre qui a valu à Rabelais la réputation du plus grand bouffon qui ait jamais existé, porte le titre de « Vie de Gargantua et de Pantagruel ». C'est l'histoire de deux géants, père et fils, à qui l'auteur prête toutes les idées qu'il a rassemblées sur les hommes et les choses de son temps. C'est une satire burlesque du xvi° siècle, écrite par un philosophe cynique, s'abandonnant souvent aux plus grossières bouffonneries et se laissant aller, comme un homme ivre, à une parole sans frein; critiquant avec une raison fine et profonde le vice et le ridicule des études de son temps, et exposant un plan d'éducation forte et salutaire à l'esprit comme au corps, qui est un prodige

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pour l'époque. Rabelais ne parle pas seulement d'éducation, il traite tout dans son livre: morale, politique législation, art d'écrire, et sur tous les sujets ses idée. sont plus avancées que celles de ses contemporains.

Il y a dans l'ouvrage de Rabelais, deux sortes de personnages, des hommes et des géants. Les géants Gargantua, Pantagruelet Grangousier, font des choses étonnantes, merveilleuses, et se permettent maintes espiègleries qu'il serait impossible de raconter. Mais, au fond, ce sont de bons et excellents géants. Il n'en est pas de même des hommes. L'auteur leur prête les vices et les ridicules, dont il veut se moquer. Il passe en revue tous les individus de la société, dévoile leurs faiblesses et les raille sans pudeur. Il n'épargne personne, ni los rois, « courant la bague des conquêtes », ni les « évesgaux, vendant les pardons à beaux deniers comptants » ; ni les moines, ses anciens confrères, « qui se disent toujours en jeûnes et en macérations, et qui font bonne chère, ce qu'on peut lire en grosses lettres sur leurs rouges museaux » ; ni les procureurs, « avec leurs paperasses, leurs babouineries, leurs répliques, dupliques, tripliques »; ni les juges ignorants et corrompus, « qui décident les questions judiciaires avec des dés, grands ou petits, selon l'importance des causes »; ni les pédants, « dont le savoir n'est que

1 Éducation de Gargantua », PROSATEURS, p. 29.

bêtise », qui, dans leur fureur d'imitation de l'antiquité, veulent latiniser la langue, et disent, au lieu de Paris, « l'alme et inclite cité qu'on vocite Lutèce; » ni les médecins, à qui l'anatomie est inconnue et qui traitent le corps humain par conjecture, comme les sorciers tirent l'horoscope. Rabelais conseille aux malades d'imiter Gargantua, qui « avale douze grosses pilules, lesquelles renferment des valets avec des lanternes, pour éclairer, sonder et connaître parfaitement ces lieux souterrains, dont la médecine ne s'embarrasse pas ».

Tel est ce livre,« où il y a beaucoup de bien et beaucoup de mal. C'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption: où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire; c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et l'excellent; il peut être le mets des plus délicats. » C'est le jugement qu'en a porté La Bruyère, et il a été adopté par tous les gens de sens et de goût. Ajoutons que ce roman, si extravagant et quelquefois si profond, faisait les délices de Molière et de La Fontaine, qui lui ont emprunté beaucoup de traits.

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Peu d'écrivains ont plus fait pour notre langue que Rabelais il y a introduit une foule de tournures et de mots empruntés au grec, au latin, à l'arabe, à l'anglais, à l'italien et à l'allemand. Son style est souple, riche, abondant, brillant de vivacité, de verve et d'harmonie.

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