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Son style tient à la fois du wallon et du provençal; c'est une espèce de lien entre ces deux langues, qui se séparèrent pour toujours, à partir du XIIIe siècle.

Quoique notre langue eût commencé par la poésie, ce fut par la prose qu'elle se fixa. Joinville en est la première expression; c'est le premier prosateur vraiment français. Villehardouin est très-difficile à comprendre; Joinville se lit couramment, pour peu qu'on ait l'habitude du langage de nos vieux auteurs.

La Champagne nous donna Joinville (1223-1317), comme elle nous avait donné Villehardouin et Thibaut. Notre chroniqueur naquit au château de Joinville sur la Marne. Orphelin de bonne heure, il fut élevé à la cour de Thibaut IV, à Troyes et à Provins; il y puisa l'esprit conteur des troubadours. En 1240, il devint sénéchal de Champagne. Il accompagna plusieurs fois son maître à la cour de Louis IX, qui apprécia bien vite ses aimables qualités, et qui le décida plus tard à entrer à son service. Joinville suivit le saint roi à la croisade, et eut part à ses succès et à ses revers en Egypte et en Syrie. De retour en France, il partagea son temps entre la cour du roi, celle de Thibaut, et les soins qu'il devait à ses vassaux. Le fils de saint Louis, son petit-fils et son arrièrepetit-fils lui montrèrent la même bienveillance. Ce fut à la sollicitation de la femme de Philippe IV, dit « le Bel qu'il écrivit ses « Mémoires sur la vie de saint Louis ».

Homme d'une piété sincère, d'un caractère aimant et dévoué, d'un esprit à la fois candide et fin comme celui d'un enfant, Joinville est un écrivain qu'on relit toujours avec plaisir. Il n'y a rien de si animé, de si naïf, de si franc, de si gracieux, que sa manière de raconter. Il parle d'après ses impressions, et se peint tel qu'il était; il dit ce qu'il fit de bien sans songer à s'en glorifier, et il ne déguise pas non plus ce qui peut lui être défavorable. « Un jour, dit-il, l'un de mes mariniers me dit que, si je ne lui laissois dire aux Sarrazins que j'estois cousin du roy, qu'ilz nous tueroient tous. Et je lui respondy qu'il dist ce qu'il vouldroit. » C'était cependant un mensonge. A peine entre les mains des Sarrasins, « je commençay, dit-il, à trembler des dens, tant de la grant paeur que j'avoie, que aussi de la maladie. » Il crut un moment qu'on allait égorger les prisonniers. « Je m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux, dit-il, lui tendant le cou, et disant ces mots en faisant le signe de la croix : Ainsi mourut sainte Agnès.

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Le bon sénéchal manque de savoir et d'exactitude. Pour lui les émirs arabes sont des « amiraux », le Caire est la ville de Babylone », et le Nil, un fleuve qui prend sa source dans le Paradis terrestre : « Car ces choses faut savoir qui veut entendre ma matière, » dit-il. Joinville voudrait bien nous apprendre la cause de l'inondation du Nil, mais il l'ignore. « On ne sceit dont celle crue

vient, dit-il, fors que la grâce de Dieu. Et si elle n'estoit, il ne viendroit nulz biens au païs d'Egipte, pour les grands chaleurs qui y reignent; pour ce qu'ils sont prés du souleil levant. » Il raconte ainsi comment nous viennent les épices: « Quand celui fleuve entre en Égipte, il y a gens tous expers et accoustumez, qui au soir jettent leurs reyz au fleuve, et ès rivières; et au matin souvent y trouvent les espiceries qu'on vent en ces parties de par déça bien chierement et au pois, comme cannelle, gingembre, rubarbe, girofle, aloes, et plusieurs bonnes chouses. Et dit-on au païs que ces choses-là viennent de Paradis terrestre, et que levent les abat des bonnes arbres qui sont en Paradis terrestre, ainsi comme le vent abat es foretz de ce païs le bois sec. >>

Au XIVe siècle, le meilleur écrivain fut encore un chroniqueur; c'est Froissart, dont les ouvrages offrent autant de charme et plus d'instruction que ceux de Joinville.

Jean Froissart, prêtre et chanoine, historien et poëte, naquit à Valenciennes en 1333; il était fils d'un peintre d'armoiries. Quoique voué de bonne heure à l'état ecclésiastique, il nous dit lui-même que, dès l'âge de douze ans, il n'aimait guère qu'à

Veoir danses et carolles,
Oir ménestrels et parolles.

Dès lors il se proposa de mener joyeuse vie:

Je passerai légèrement

Le temps avenir et présent
Pareillement.

A peine ordonné prêtre, Froissart entra au service de Robert de Namur, qui lui persuada d'écrire l'histoire des guerres du temps. Cette tâche plut au jeune clerc, et il prit le titre d'historien, sous lequel il se présentait partout. Pour réunir les matériaux de son livre, il voyagea en France, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Écosse, recueillant tous les faits qu'il entendait raconter, et qu'il se hâtait de coucher sur le papier. Il se voyait parfaitement reçu dans les cours, où il amusait les dames et les chevaliers par ses récits et par ses vers. En Angleterre, il vécut dans l'intimité du Prince Noir, et fut, pendant trois ou quatre ans, secrétaire de la reine Philippa de Hainaut, sa compatriote. Il suivit Lionel, duc de Clarence, à Milan, où il assista, avec Chaucer et Boccace, aux noces brillantes de ce prince avec la fille de Galéas Visconti. Après cela, nous trouvons Froissart à la cour de Wenceslas, duc de Brabant, prince généreux et poète; à celle du comte de Blois, qui le nomma clerc de sa chapelle; à celle de Gaston « Phœbus » ou le Beau, comte de Foix, le prince le plus aimable et le plus chevaleresque de son temps. Nous le voyons

assister à l'entrée d'Isabeau de Bavière à Paris, à l'entrevue du pape et de Charles VI à Avignon, et à toutes les fêtes qui ont lieu en France, en Flandre et en Hollande; partout regardant, écoutant, interrogeant. Quand il crut avoir rassemblé les matériaux nécessaires, il s'établit en Flandre et se mit à écrire son histoire. Arrivé aux guerres d'Espagne, il s'aperçoit qu'il n'a consulté que des Espagnols et des Gascons; il veut avoir le témoignage des Portugais. On lui dit qu'un chevalier de cette nation était en Zélande. Il partit, trouva son homme, et lui fit raconter, pendant six jours, des histoires et des anecdotes sur le Portugal. Vers 1395, il visita de nouveau l'Angleterre, et fut présenté à Richard II, fils de son ancien protecteur, le Prince Noir. Au bout de quelques mois, il se retira dans son canonicat de Chimay, où il passa les dernières années de sa vie. Il mourut, vers 1410, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

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C'est au milieu de cette vie errante et aventureuse, que Froissart composa sa volumineuse « Chronique de France, d'Angleterre, d'Espagne », etc., qui forme une histoire presque universelle de l'Europe, depuis 1322 jusqu'à la fin du siècle. Conter est tout le génie de Froissart; mais il conte admirablement. Plusieurs de ses récits, comme le siége de Calais, le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre, la bataille de Poitiers, n'ont pas été surpassés. Il décrit avec le même talent les cours, les

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