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Il y a dans ce fragment une fort belle pensée; mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu'elle y est expliquée très-imparfaitement et d'une manière fort obscure, fort courte et fort abrégée; en sorte que, si on ne lui avait souvent ouï dire de bouche la même pensée, il serait difficile de la reconnaître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à peu près en quoi elle consiste :

Il avait fait plusieurs remarques très-particulières sur le style de l'Écriture, et principalement de l'Évangile; et il y trouvait des beautés que peut-être personne n'avait remarquées avant lui. Il admirait entre autres choses la naïveté, la simplicité, et, pour le dire ainsi, la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et les plus relevées, comme sont, par exemple, le royaume de Dieu, la gloire que posséderont les saints dans le ciel, les peines de l'enfer, sans s'y étendre, comme ont fait les Pères et tous ceux qui ont écrit sur ces matières. Et il disait que la véritable cause de cela était que ces choses, qui à la vérité sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l'égard de Jésus-Christ, et qu'ainsi il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration, comme l'on voit, sans comparaison, qu'un général d'armée parle tout simplement et sans s'émouvoir du siége d'une place importante et du gain d'une grande bataille, et qu'un roi parle froidement d'une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleraient qu'avec de grandes exagérations.

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment; et cette considération, jointe à quantité d'autres semblables, pouvait servir assurément, dans l'esprit des personnes raisonnables et qui agissent de bonne foi, de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ.

Je crois que ce seul exemple peut suffire non-seulement pour faire juger quels sont à peu près les autres fragments qu'on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d'application et la négligence, pour ainsi dire, avec laquelle ils

ont presque tous été écrits: ce qui doit bien convaincre de ce que j'ai dit, que M. Pascal ne les avait écrits en effet que pour lui seul, et sans aucune pensée qu'ils dussent jamais paraître en cet état. Et c'est aussi ce qui fait espérer que l'on sera assez porté à excuser les défauts qui s'y pourront rencontrer.

Que s'il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que, pour peu qu'on s'y veuille appliquer, on les comprendra néanmoins très-facilement, et qu'on demeurera d'accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu'on a mieux fait de les donner telles qu'elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n'auraient servi qu'à les rendre traînantes et languissantes, et qui en auraient ôté une des principales beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L'on en peut voir un exemple dans un des fragments du chapitre des Preuves de Jésus-Christ par les prophéties, qui est conçu en ces termes : « Les prophètes sont mêlés de « prophéties particulières, et de celles du Messie; afin que « les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuves, et « que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit'. » Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle les prophètes, qui n'avaient en vue que le Messie, et qui semblaient ne devoir prophétiser que de lui et de ce qui le regardait, ont néanmoins souvent prédit des choses particulières qui paraissaient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c'était afin que, ces événements particuliers s'accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde, en la manière qu'ils les avaient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour prophètes, et qu'ainsi l'on ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu'ils prophétisaient du Messie. De sorte que, par ce moyen, les prophéties du Messie tiraient en quelque façon leurs preuves et leur autorité de ces prophéties particulières vérifiées et accomplies; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n'étaient pas inutiles et in

Ce fragment est ci après, art. X, § v.

fructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n'y a sans doute personne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans ces paroles obscures que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourraient peut-être s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, et de plusieurs autres articles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n'était pas là le dessein de M. Pascal. Il ne prétendait point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature; mais par des preuves morales, qui vont plus au cœur qu'à l'esprit c'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur qu'à convaincre et à persuader l'esprit, parce qu'il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

L'on sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais M. Pascal s'en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment: « Je n'entreprendrai pas ici de prouver par des << raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou << l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses de cette na<< ture; non-seulement parce que je ne me sentirais << fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des << athées endurcis, mais encore parce que cette connaissans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un

<< sance,

Il est ci-après, art. XIV, § 11.

pas assez

<< homme serait persuadé que les proportions des nombres « sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes « d'une première vérité en qui elles subsistent et qu'on ap« pelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour << son salut. »

L'on s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plu-sieurs qui semblent assez éloignées du sujet que M. Pascal avait entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein était bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se bornait pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques-unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avait pour la religion faisait que non-seulement il ne pouvait souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout à fait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompit en la moindre chose. De sorte qu'il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté, c'està-dire non-seulement aux athées, aux infidèles et aux hérétiques qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnaître les vérités qu'elle nous enseigne; mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l'Évangile qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons nous régler et conformer toutes nos actions.

Voilà quel était son dessein, et ce dessein était assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étaient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de M. Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres; parce que l'on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets.

Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l'auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non-seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très-utile pour faire connaître comment M. Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avait pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

L'on a déjà rapporté en abrégé dans la préface des Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de l'air, de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu'il fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géométrie et aux mathématiques; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l'âge de onze ou douze ans; les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois, et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge; l'effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmétique, qu'il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen, où il demeura quelque temps, pendant que M. le président Pascal, son père, y était employé pour le service du roi dans la fonction d'intendant de justice. Ainsi je ne répéterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie, en quoi il n'a pas moins fait paraître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa piété qu'il avait montré auparavant la force, l'étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avait été préservé, pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices où tombent la plupart des jeunes gens; et, ce qui est assez extraordinaire à un esprit. aussi curieux que le sien, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il

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