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clut qu'on doit en laisser le soin aux autres; demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur ces sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que quelque peu que l'on serre la main ils s'échappent entre les doigts et la laissent vide. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fit violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il y gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse et qu'il n'y veut pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soit de véritables maux, ne se fiant pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature, dit-il, parle au contraire. Ainsi, ajoutet-il, je n'ai rien d'extravagant dans ma conduite; j'agis comme les autres; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, je le fais par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareillement de l'un et de l'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui m'entraînent.

<<< Il suit donc les mœurs de son pays, parce que la coutume l'emporte. Il monte sur son cheval, parce que le cheval le souffre, mais sans croire que ce soit le droit, comme ne sachant pas si cet animal n'a pas, au contraire, celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter de certains vices; et même il garde la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres, la règle de ses actions étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des

hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher fantôme, à ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos où elle n'arrive jamais. Sa science est naïve, familière, plaisante, enjouée et pour ainsi dire folâtre : elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons et mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille d'où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même.

« Je ne puis pas vous dissimuler, ajouta M. Pascal, qu'en lisant cet auteur et le comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde infidèle, qui sont les seules, entre celles des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte liées et conséquentes. En effet, que peuton faire sans la révélation, que de suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes? Le premier : Il y a un Dieu, donc c'est lui qui a créé l'homme; il l'a fait pour lui-même; il l'a créé tel qu'il doit être pour être juste et pour devenir heureux. L'homme peut donc connaître la vérité, et il est à portée de s'élever par la sagesse jusqu'à Dieu, qui est son souverain bien. Second système : L'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu; ses inclinations contredisent la loi; il est porté à chercher son bonheur dans les biens visibles et même en ce qu'il y a de plus honteux. Tout paraît donc incertain, et le vrai bien l'est aussi : ce qui semble nous réduire à n'avoir ni règle fixe pour les mœurs, ni certitude dans les sciences. J'ai pris un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres ont aperçu

quelque chose de la vérité qu'ils ont essayé de connaître. Car, s'il est agréable d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l'on en voit quelque caractère, parce qu'ils en sont les images, combien est-il plus juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir à la vérité, même en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égarent, comme j'ai tâché de faire dans cette étude.

« Il est vrai, monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu de besoin que les chrétiens ont de ces lectures philosophiques. Je ne laisserai pas cependant, avec votre permission, de vous en dire encore ma pensée, prêt néanmoins à renoncer à toutes les lumières qui ne viendraient pas de Dieu de qui seul on peut recevoir la vérité avec assurance. Il me semble que la source des erreurs des stoïciens d'une part, et des épicuriens de l'autre, est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l'un, remarquant quelques traces de sa première grandeur et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de l'orgueil; au lieu que l'autre, éprouvant sa misère présente et ignorant sa première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d'arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ces deux états, qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux vices : à l'orgueil ou à la paresse, où sont infailliblement plongés tous les hommes avant la grâce, puisque, s'ils ne sortent point de leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité, et sont toujours esclaves des esprits de

PASCAL.

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malice, à qui, comme le remarque saint Augustin, on sacrifie en bien des manières.

« C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que l'un connaissant l'impuissance et non le devoir, il s'abat dans la lâcheté ; et que l'autre connaissant le devoir sans connaître son impuissance, il s'élève dans son orgueil; d'où il semble que l'on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction générales: car l'un établissant la certitude et l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme et l'autre sa faiblesse, ils ne sauraient se réunir et se concilier. De sorte qu'ils ne peuvent ni subsister seuls, à cause de leurs défauts, ni s'unir, à cause de la contrariété de leurs opinions, et qu'ainsi il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de l'Évangile. C'est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin. Unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qu'il y a de faux, elle enseigne une sagesse véritablement céleste, où s'accordent les principes opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde ont placé les contraires dans un même sujet; car l'un attribuait la force à la nature et l'autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu'il y a d'infirme appartenant à la nature, et tout ce qu'il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l'union étonnante et nouvelle qu'un Dieu seul pouvait enseigner, que lui seul pouvait faire et qui n'est qu'une image et qu'un cffet de l'union ineffable des deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m'emporter ainsi devant vous dans la

théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie. Mais mon sujet m'y a conduit insensiblement; et il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité qu'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes les vérités; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu'elle renferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d'eux pourrait refuser de la suivre. Car s'ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l'homme, qu'en ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Évangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu ? Et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature, leur idée n'égale point celle de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu'ils n'ont désiré; et, ce qui est admirable, ils s'y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s'allier dans un degré infiniment inférieur ! »

M. de Saci ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était surpris comment il savait tourner les choses. Il avoua en même temps que tout le monde n'avait pas le secret comme lui de faire sur ses recherches des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu'il ressemblait à ces médecins habiles qui par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remèdes. Il ajouta que quoiqu'il vît bien par tout ce qu'il venait de lui dire que ces lectures lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire néanmoins qu'elles fussent avantageuses à beaucoup de gens, dont l'esprit n'aurait pas assez d'élévation pour lire ces auteurs et en juger, et pour savoir tirer des perles du milieu du fumier d'où il s'élevait même une noire fumée qui pourrait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C'est pourquoi il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s'exposer légèrement à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir la proie des démons et la pâture des vers, selon le langage de l'Écriture, comme ces philosophes l'ont été.

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